Le projet de la gare d’Auteuil, dans le chic XVIe arrondissement de Paris, est à bien des égards une réussite exceptionnelle. Intellectuellement, rien n’empêche que son processus de fabrication, qui ne nuit en rien à la richesse de l’écriture architecturale, ne soit reproduit ailleurs. Il n’en sera pourtant vraisemblablement rien. Explications.
«Est-ce reproductible ?» La question fait penser, pour ceux qui ont lu le livre ou se souviennent du film, à celle qui taraude le méchant nazi dans Marathon Man : «Is it safe ?», «Is it safe», «Est-ce sans danger ?».
Le 6 juin 2019, la Cité de l’architecture, dans le cadre de sa Plateforme de la création architecturale, proposait une table ronde autour du thème de ‘La mutualisation, une nouvelle méthode de construction ?’, un évènement en lien avec l’exposition ‘Le Laboratoire du logement – Éloge de la méthode’ qui se tient actuellement à la Cité jusqu’au 15 septembre 2019.
Etaient présents les architectes Anne Démians et Francis Soler, Pierre-Olivier Ravoire, directeur d’exploitation chez Léon Grosse, Hélène Schwoerer, directrice adjointe de Paris Habitat et Marie-Catherine Chazeaux, directrice du pôle produit chez Cogedim, le débat étant animé par Francis Rambert*.
L’exposition Éloge de la méthode met en perspective la démarche spécifique de l’opération de la Gare d’Auteuil réalisée par un «collectif d’auteurs» constitué de quatre architectes et un paysagiste : Anne Démians, Francis Soler, Rudy Ricciotti, Finn Geipel et Louis Benech.
Le principe en est, pour résumer : quatre architectes, deux maîtres d’ouvrage (un public et un privé même si l’opération est d’abord portée par Paris Habitat), 400 logements (dont la moitié de sociaux), une crèche, une seule entreprise. Le tout dans le XVIe arrondissement avec vue sur la très exclusive Villa Montmorency !
Pour connaître les détails de ce projet et du processus mis en place, lire notre article Les grands ensembles au secours du XVIe arrondissement de Paris (publié en juin 2016 !) qui en expliquait déjà tous les ressorts.
Aujourd’hui que le projet est livré dans sa totalité, y compris la crèche non prévue à l’origine, le bilan semble inespéré. L’insertion dans le site, sur une parcelle étroite dans le prolongement de la coulée verte de l’ancienne petite ceinture, et la qualité des logements ne font pas débat, plus personne dans le quartier ne protestant encore à propos de ces nouveaux bâtiments et de leurs occupants.
Qui plus est, la démonstration est désormais faite que le pari financier a été tenu : 1 700€ le m² coût de livraison, sans la crèche, les 170 places de parking supplémentaires demandées en sus par le maître d’ouvrage et le jardin de 1,5 hectares. En regard des prestations offertes quel que soit le statut de l’habitant, tous les acteurs de cette opération présents autour de la table pouvaient s’en réjouir à bon droit.
En effet, quand il s’agit de commander d’un coup 12 000 menuiseries pour quatre bâtiments, quatre architectes unis peuvent exiger de la qualité ! «Le premier vrai projet communiste de l’architecture», a remarqué Francis Soler, citant Rudy Ricciotti. De fait, les bâtiments sont construits exactement de la même manière, la mixité sociale étant dans le projet lui-même et Hélène Schwoerer, de Paris Habitat, de rappeler sans ironie que le XVIe arrondissement a toujours été un territoire d’expérimentation architecturale.
Bref l’opération est un succès exceptionnel. Il convenait donc ce soir-là pour un quidam de l’assistance de poser la question : «Est-ce reproductible ?». Ce qui nous ramène à Marathon Man et ses questions lancinantes : «cette mutualisation des méthodes de construction est-elle reproductible ?» «Is it safe ?»
En 2008, la ville de Paris, propriétaire de la parcelle, avait lancé un concours avec pour slogan : ‘trois jeunes architectes et une star’. Francis Soler, Rudy Ricciotti et Finn Geipel, pour concourir, avaient retourné le concept : ‘trois stars et un jeune architecte’. Ce sera Anne Démians, finalement mandataire du groupe lauréat.
Lors de la table ronde, les architectes Soler et Démians ont insisté sur le fait de «s’être choisis», ce qui a leur permis de mettre en place une boîte à outils véritablement commune. Une façon d’indiquer en creux la fragilité des mariages forcés à la mode, l’architecture de ces unions non consenties finissant d’ailleurs par donner le ton d’une cohabitation imposée et d’une mitoyenneté plutôt que d’une pensée partagée et enrichie. Bref, pour la reproductibilité d’une telle réalisation, faut-il encore que les architectes puissent «se choisir», si tant est qu’ils en aient la volonté.
Un projet reproductible ? Il faut en tout cas calculer le temps nécessaire à une opération de ce type, douze ans pour faire 400 logements ! Ce n’est en effet qu’après huit ans de procédure, en avril 2016, que la justice autorisait enfin que le projet soit mené à terme. Il fut livré fin 2018. Hélène Schwoerer semble accepter cette contrainte avec philosophie. «Nous travaillons à l’échelle du temps de la ville et quelques années ne font pas de différence, il suffit de tenir bon pour que le projet se fasse», explique-t-elle en substance.
Elle doit reconnaître cependant avoir brusqué l’affaire et commencé la construction des 200 logements sociaux avant la fin des recours. Pour ce qui concerne les logements privés, Cogedim a dû attendre que ceux-là soient tous purgés avant de commencer les travaux des deux derniers ouvrages. Ce décalage s’est d’ailleurs révélé une aubaine pour l’entreprise générale qui, en regard de l’expérience acquise avec les deux premiers bâtiments, a pu optimiser son processus de pose sur les deux derniers et amortir ses efforts sur quatre ouvrages. Comme quoi…
Il n’empêche que tout le monde à l‘évidence a trouvé le temps long. Hélène Schwoerer indique de plus que ces recours, auparavant localisés dans quelques arrondissements, sont désormais en augmentation «partout, sur tous les projets». «Défendre un projet à Paris est un parcours du combattant», concourt Anne Démians. Voilà qui n’augure rien de bon.
Ce temps long peut se révéler un poison insidieux quant à la réussite ou non d’un projet. Quand celui de la Gare d’Auteuil fut imaginé, il n’y avait pas de plan climat, pas de contraintes sur les matériaux. Aujourd’hui, si les bâtiments d’Auteuil sont passifs, ce n’est donc pas parce qu’ils sont à la mode. Surtout, le dessin de l’époque n’a pas pris une ride au moment de la livraison. Quand il faut 12 ou 13 ans pour édifier un bâtiment, il faut souvent prier pour qu’il ne soit pas obsolète à sa livraison. Alors reproductible un tel projet ? Il faut peut-être attendre la Saint Glinglin pour le savoir.
Dernière contrainte, et non la moindre, pour pouvoir espérer reproduire le principe utilisé à Auteuil, encore faut-il une masse critique pour que les effets de levier financier fonctionnent. Le principe d’économie garantissant la qualité fonctionne avec 12 000 fenêtres, pas avec 300, encore moins avec 50. Les acteurs réunis autour de la table ronde semblaient tous d’accord pour estimer que le nombre de 200 logements est un minimum pour envisager la mise en œuvre d’un processus similaire sur une autre opération. Même si la tendance semble aujourd’hui à la reprise de projets plus conséquents, les opérations de cette taille, surtout dans Paris Intra-muros, sont rares et de toute façon difficiles à mettre en branle.
Le processus est-il donc reproductible ? Hélène Schwoerer en est convaincue, Marie-Catherine Chazeaux de Cogedim également, Pierre-Olivier Ravoire n’y voit pas d’opposition de principe et tous se disent partant pour renouveler l’expérience.
Chacun convient cependant que l’opération Gare d’Auteuil serait, dans le cadre de la loi Elan, désormais difficile, sinon impossible, à réaliser. «Nous avons pu travailler en amont avec l’entreprise car nous avions la mission chantier et, quand on sait construire, l’entreprise devient un partenaire», relève Francis Soler. Il est vrai que c’est désormais l’inverse, ce sont les entreprises qui choisissent les architectes.
C’était la fin de la table ronde, la question de la reproductibilité se posait donc.
Christophe Leray
* Directeur de la création architecturale à la Cité de l’architecture et du patrimoine