
Habiter c’est constituer et se mouvoir à travers des enveloppes intriquées. « La maison est une petite ville. La ville est une grande maison » (1) écrivait déjà Léon Alberti au XVe siècle. Dans le monde physique, l’architecture, créatrice de topos, produit ces enveloppes, délimitant des lieux qui se replient et/ou se dépl(o)ient, parfois simultanément. Elle agence et organise les relations qui en découlent.
Architecturer la matérialité et l’immatérialité
Notre habit@ est contenu dans une de ces multiples enveloppes, une peau multi-dimensionnelle (architecturée et architecturable), divisible, extensible, plus ou moins épaisse, riche, complexe, fixe ou malléable, continue ou morcelée.
Son architecture comprend la production et l’organisation des matières solides et fluides : des murs mais aussi de l’air, de l’électricité, des données. Ces matières s’expriment à travers leurs matérialités (propriété de l’objet ou du matériau), leur immatérialité (propriété de l’information qui voyage ou pas) et pour l’une comme l’autre à travers leurs résonances (propriété de la manière dont informations, matières et effets circulent) dans d’une part le monde extérieur – les environnements physiques et numériques (2) – et d’autre part nos sentiments intérieurs.
D’infini paramètres définissent chaque lieu : les couleurs, les textures, les rebonds de lumière, leur intensité, les courants, l’ambiance sonore par absorption, diffusion ou amplification des bruits, les odeurs ; les reflets, l’humidité, la préservation, la disparition ou la persistance d’un phénomène, sa rémanence, l’ordonnancement des souvenirs, les relations à l’autour, les vues, la connexion au world wide web, l’existence d’un local thick web (3), les connexions possibles avec d’autres lieux, le stockage d’informations, la mesure d’informations, le traitement spécifiques de ces informations et les réactions physiques et virtuelles qui en résultent, etc. Ces propriétés se combinent. Leurs expressions ou leurs effacements, les multiples agencements qui en découlent, varient dans l’espace et dans le temps.
L’organisation ou la partition du « vide » peut ainsi produire une infinité d’atmosphères, passant de l’une à l’autre par des limites soudaines ou graduelles, hermétiques ou poreuses, statiques ou dynamiques, courtes ou longues, initiant différents types de passages, des liaisons spatio-temporelles vers d’autres lieux physiques ou virtuels.
Architecturer l’habitat : de l’amont à l’aval
Malgré cette complexité croissante induisant des possibilités d’actions accrues ; dans la production du logement de masse, le rôle de l’architecte se réduit. Les plans normés et stéréotypés uniformisent l’habitat. Ils seront bientôt réalisés et optimisés par les IA, en « algorithmant » le cadre peu adapté qui les définit : dénomination figée des pièces (chambres, salle de bains, cuisine), surface et propriété associées. Au lieu de se renforcer pour accroître la diversité ; les nuances s’effacent, disparaissent.
Comment, dans ces cas majoritaires, réintroduire de la singularité ? de l’architecture ? Dans le domaine de l’habitat, la fonction d’architecturer se déplace d’un rôle amont à un rôle aval. Considérant que l’architecte n’intervient plus avant l’émergence du construit (4) (où le travail réalisé provient d’une recette standardisée), il importe qu’il intervienne après ; sur un bâti que l’on n’espère pas trop récent, les possibilités d’actions seront plus nombreuses.
Ainsi, côté habitat, la profession d’architecte devrait s’adapter, le type de mission se diversifier, la consultation se démocratiser et fonctionner sous forme de prescriptions, comme un médecin (5), en fonction des dysfonctionnements, du site, de problèmes relationnels, de mal-être. Emménager, pourrait demander 5 ou 10 séances. Un changement de vie, 2 ou 3 séances. Une forme d’offre à la carte pour être accessible au plus grand nombre.
Prendre conscience de son environnement
Cependant, pour fonctionner, cela suppose que l’habitant ait conscience que son environnement agit sur lui, que des actions sur son habitat sont possibles et qu’elles pourraient améliorer son quotidien. Cela demande d’être capable de poser un diagnostique. Or il manque une éducation à l’environnement et à ses incidences sur nos relations et actions. Il est donc d’abord nécessaire de comprendre l’environnement et comprendre son environnement, sa relation à son habitat (6).
Il est rare de prendre le temps nécessaire à cette compréhension. De décider, durant un moment (une semaine, un mois), de focaliser son attention sur son habitat et d’en faire son sujet premier, personnel ou familial. Intégrer dans sa pensée des systèmes d’alerte pour mettre en place une vigilance régulière sur son lieu de vie : tous les jours, ou tous les mois selon les périodes. Prendre soin de son enveloppe étendue, comme de son corps, comme faire du sport, comme se nourrir.
L’habitant est aussi un architecte
Ensuite, s’il n’y a pas d’architecte ou de consultation d’architecte, ce rôle peut incomber exclusivement à l’habitant. Il doit alors apprendre à déceler le fonctionnement de son environnement de vie, pour mieux agir, l’agencer ou le ré-agencer (7). Le plus simple est de commencer par essayer, en acceptant l’expérimentation, c’est-à-dire en agissant, en testant et en considérant ces actions comme réversibles. Une nouvelle forme d’architecture intérieure (8) se construit de manière plus ou moins accessible et saisissable par tous. Inutile d’être grand bricoleur.
Chacun peut apprendre et agir librement, transformer l’environnement qui l’entoure, détourner ou compléter l’architecture quand elle existe. Rendre le lieu plus subtil et plus personnel.
Propriétaire ou locataire, s’approprier son habitat est un premier pas vers le mieux être : activer ou améliorer la présence, l’ensemble, le rêve, le plaisir. Ce sont des relations qui se bonifient, une vie qui s’ouvre, qui s’élève, s’interroge et prend son envol.
Pour ne plus vivre dans un environnement subi et incompris mais pour explorer et peut-être modeler, écrire, dessiner, composer, enrichir, produire son habit@, il suffit pour commencer de suivre quelques protocoles simples : une manière, d’apprendre à architecturer.
Faire son habitat, comme on fait sa cuisine
Refuser et transformer les junkhome (9) asceptisés qui ont infectés, depuis quelques décennies, la majorité des catalogues de vendeurs de maisons individuelle, des bailleurs ou des promoteurs. Ce n’est pas parce qu’il vous est servi un plat même hygiénique sans goût que vous n’êtes pas libre de le re-cuisiner, l’assaisonner, de réactiver les ingrédients, les saveurs. Casser, déconstruire pour se réapproprier, déployer. Expérimenter des mélanges. Inventer sa recette personnelle. Reprendre son habitat en main. Redevenir un acteur de/dans son environnement de vie.
Et ce livre (10) donnera des exemples, des outils, des ingrédients et actions en errant – de manière arbitraire et fragmentaire -, en distillant les éléments d’une Méthode pour apprendre à architecturer son Habit@ comme on apprend à cuisiner.
1/ Observer : dans un premier temps, affûter son regard. Chaque construction commence par la nécessité de comprendre les lieux que nous parcourons, ce qu’ils produisent en nous, de comprendre pourquoi nous les apprécions ou les rejetons.
2/ Analyser : il est utile de se constituer des outils conceptuels d’analyse et d’actions, un vocabulaire pour écrire.
3/ Ecrire, orienter, ouvrir de nouveaux champs d’actions et de possibles pour construire un environnement de vie qui nous correspond.
In fine, et au delà de l’amélioration de son habit@, apprendre à architecturer à un large public, renforcera la sensibilité architecturale de tous, apprendra à porter un regard nouveau sur les lieux, les bâtiments, les villes et valorisera cette discipline millénaire de plus en plus oublié.
Eric Cassar
Retrouvez toutes les Chroniques Habit@
(1) De l’art de bâtir, Léon Battista Alberti
(2) Nous avons vu précédemment que les deux environnements ne possédaient pas les mêmes règles et natures physiques : HABIT@.05 : Physiques des lieux
(3) Voir Chronique des n-spaces La Trace – Du World Wide Web au Local Thick Web… des hôpitaux dans les musées
(4) Je ne parle ici que de l’intervention de l’architecte au niveau de l’habitat à proprement parler et pas au niveau du choix des matériaux, du dessin de la façade ou de l’implantation du bâtiment dans le site.
(5) Et peut-être un jour être remboursé par une sécurité environnementale ?
(6) C’est un des objets de ces livres, qui devrait se déployer davantage dans le débat public et pourquoi pas en enseignement populaire.
(7) Cet agencement n’impliquant pas nécessairement des travaux.
(8) Il ne s’agit pas de décoration, ni d’architecture d’intérieur
(9) En référence aux Junkspaces de Rem Koolhaas (lui même en référence à la Junkfood)
(10) Livre 2 d’Habit@ : COMMENT, méthode, outils & concepts (de transformation ou constitution de son habitat)