Quel modèle de financement ? Quels modèles à l’étranger ? Quels sont en France les freins au développement de l’hôpital digital ? Thierry Courbis a exercé durant plus de 20 ans en France et à l’étranger dans tous les métiers de Direction de grands hôpitaux. Il est aujourd’hui Directeur Général de Leader Health, une société de conseil et d’assistance stratégique à Maîtrise d’Ouvrage spécialisée notamment dans la transformation digitale.*
Chroniques : Le modèle de l’hôpital central où sont concentrées les fonctions est-il condamné ?
Thierry Courbis : L’économie classique de concentration peut encore fonctionner, selon son histoire et sa localisation, mais elle est de toute façon affectée par le nouveau modèle numérique. Par exemple, l’hôpital du Mount Sinaï à New York regroupe sept hôpitaux mais si, auparavant, les liens entre eux étaient physiques et se traduisaient dans l’espace, aujourd’hui, avec l’ajout de réseaux coordonnés avec nombre d’hôpitaux affiliés, Mount Sinaï fonctionne désormais comme un hub. Il en est de même pour Cleveland Clinic, autre référence internationale. Ce nouveau modèle est donc celui de la coordination de l’intelligence collective. Seules les technologies numériques peuvent permettre la constitution opérationnelle de ce réseau.
Prenons en compte un facteur important qui peut se traduire en coût du m². Pour soigner, le m² le moins cher est celui du logement, puis celui de la structure intermédiaire, puis celui de l’hôpital. Or la chirurgie est de moins en moins sanglante, de moins en moins invasive, le succès du robot de chirurgie mini-invasive Da Vinci, utilisé par une cinquantaine d’établissements en France depuis 2008, en témoigne. Cet outil permet de réaliser des interventions lourdes tout en n’effectuant que de petites incisions avec en corollaire des bénéfices réels pour le patient. Pour les opérations de la prostate par exemple, le robot fait montre, logiquement, d’une dextérité inégalée, d’autres machines proposent des protocoles opératoires innovants : en gynécologie, en neurochirurgie. La technologie devient non seulement moins invasive, mais aussi se délocalise. On peut opérer à distance. Aujourd’hui, à l’IHU de Strasbourg, des équipes de pointe travaillent sur des technologies mini invasives guidées par l’image pour permettre des incisions de plus en plus faibles (voire des passages par voies naturelles) et des coupes de plus en plus fine. Ces équipes ont déjà réalisé des interventions à distance. Nul doute que demain, elles pourraient offrir un service au domicile, dans un logement préparé pour cela.
L’économie des projets et la fonction de production de l’hôpital et des cliniques se trouvent transformées par la révolution digitale. D’une part, la médecine devient hybride, associant l’art de médecine à l’art de l’ingénieur. Chaque spécialiste peut voir son champ d’intervention élargie. Quelle révolution lorsque la technologie a permis à un radiologue d’être désormais capable de faire des interventions chirurgicales ! Aujourd’hui on va plus loin, plus vite, on utilise des réalités augmentées. A la lumière des derniers grands projets français, c’est-à-dire les futurs CHU de Nantes et Caen et les deux nouveaux hôpitaux d’Epinal – Golbey et de Lens, il est nécessaire de lancer un débat en France afin de dégager les grands axes de réflexion qui permettront de définir un hôpital digital dès la phase de conception. Ce débat est indispensable pour faire évolue les paradigmes.
Le mot Révolution est souvent utilisé pour décrire les évolutions conceptuelles en cours dans le domaine hospitalier. Ce mot est-il judicieux ?
Sinon à une révolution, les maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre doivent se préparer à une transformation radicale. Travaillant sur le nouveau projet du bâtiment des urgences des Hôpitaux Universitaires de Genève, nous avons relaté la révolution digitale des urgences dans certaines HMO américaines où les consultations non programmées réalisées à distance représentent d’ores et déjà 18% du marché et sont facturées deux fois moins chères.
Ce ne sont pas les seuls axes de recherche. En Norvège, les décideurs calculent désormais l’amortissement non pas en considérant l’hôpital comme un bâtiment avec une mission mais comme un «bien public» réutilisable. Après son cycle de vie, l’hôpital sera délocalisé, mais le bâtiment servira de cité universitaire ou de logement social. Ailleurs, suivant le modèle des «layers» on va prendre en compte les différentes durées de vie des bâtiments selon leurs fonctions, 15 ans pour un laboratoire, 50 ans pour une chambre, etc. Et on va adapter les techniques de construction à ces cycles différents. Cela permet de reconstruire régulièrement les sous-ensembles fonctionnels et donc d’être plus flexible. Toutes ces considérations affectent la conception architecturale des ouvrages, mais avant cela c’est à la maitrise d’ouvrage d’innover, et de voir loin.
Un autre exemple connu, à Groningen, aux Pays-Bas où les opérateurs ont mis au point un cycle de construction permanent, un hôpital phénix, jamais fini mais réinventé en permanence en fonction des besoins ou des évolutions technologiques. Dans ce cas encore il faut envisager une nouvelle façon de concevoir l’hôpital.
Q : Quels sont, en France, les freins à cette transformation ?
En France, l’une des difficultés vient de la phase de programmation. La recherche du programmiste est guidée suivant un cahier des charges souvent très traditionnel. J’ai en tête un grand projet de reconstruction d’un CHU parisien où la demande exprimée pour le volet «digital» tenait en moins d’une page (et encore il était présent !) alors que les besoins pour la cuisine ou les laboratoires étaient hypertrophiés. Est-ce que cela traduit un moindre intérêt ? Non bien sûr, cela témoigne simplement que les maitrises d’ouvrage savent depuis longtemps exprimer leurs besoins de base mais ont des difficultés à se projeter vers l’innovation. Dès lors le programmiste va proposer ses services en se calant sur la demande du maitre d’ouvrage et … son programme sera au final la traduction de cet état de fait. Comme le programme est la base du futur cahier des charges de construction, il ne faut pas s’étonner que les approches françaises restent frileuses et peu innovantes, à l’exception de maitres d’ouvrage éclairés, ayant la conviction et le leadership nécessaire pour faire passer leur vision modernistes avant d’autres considération.
Par ailleurs, une autre difficulté tient également au fait de l’instabilité du management français. Trop souvent, chaque changement de direction donne lieu à une nouvelle version du projet, jusqu’à quatre parfois, ce qui tend à paralyser les projets.
Enfin, le modèle de financement français me semble peu adapté. On se souvient par exemple que dans un premier temps, le paiement était à la journée et à l’acte, ce qui a entraîné des dérives, l’intérêt étant alors de garder le malade et de multiplier les actes. Ce qui explique que dans un deuxième temps fut mis en place un système de dotation globale qui s’est révélé bientôt une rente de situation déliée de l’activité ; les hôpitaux qui voyaient une augmentation de leur activité étaient pénalisés. D’où ensuite le forfait à la pathologie (par cas traité) la fameuse «T2A» inspirée des modèles américains des paiements par DRG. Ces modalités de financement ont encouragé la spécialisation et le productivisme tandis que l’excellence et l’innovation se retrouvaient à nouveau pénalisées, les tarifs des interventions rares étant peu représentatifs des coûts réels.
Pour le coup, les actes difficiles et innovants sont les plus mal rémunérés. Dans le modèle français de la T2A par exemple, le financement des activités de télémédecine est bloqué. Des expériences ont lieu, mais nous sommes loin d’incitateurs économiques pour innover. La T2A pousse l’hôpital à «tourner vite» mais elle lui interdit de ne pas «tourner». Il faut alimenter la machine. La prévention, l’innovation, la coordination d’un réseau, les soins à domicile sont autant de secteurs mal financés.
Il est permis d’imaginer qu’à l’avenir, puisque l’hôpital va se retrouver au cœur d’un réseau de coordination, son financement soit lié à ce réseau, ce qui permettrait de traiter quiconque n’importe où pour un coût moindre que si l’intervention devait avoir lieu au sein même de l’hôpital. Qui plus est, le principe d’un partage des données en réseau (big data, équipes pluridisciplinaires) permet également au citoyen de devenir un acteur de ce collectif, ne serait-ce qu’en encourageant l’efficience d’une économie collective. La conception elle-même de l’hôpital du futur dépend de ces compétences partagées.
Propos recueillis par Christophe Leray
*Thierry Courbis a par ailleurs préfacé l’ouvrage de Louis Omnès Concevoir et Construire un hôpital numérique. Avril 2016 Editions Eyrolles.
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