En 2007, les agences Sophie Thomas (AST) et Artéo architecture livraient, avec un budget de 5,6 M€ HT, un ‘pôle numérique’ dans l’ancienne gare de Jeumont réaménagée et réhabilitée. Qu’en est-il aujourd’hui, dix ans plus tard, de ce lieu culturel ambitieux dont la conception de l’époque avait été célébrée ? Qu’est-ce qui fait la réussite d’un bâtiment ? Retour d’expérience sur un ouvrage architectural d’exception.
La gare de Jeumont, dans le Nord (59) fut à partir de 1855 une gare ferroviaire importante et une porte d’entrée vers les grands ports industriels du nord de l’Europe. Le bâtiment d’environ 4000 m² en pierre du Hainaut et briques accueillait au XIXe siècle des échanges commerciaux et humains sans commune mesure avec ceux des années 2000 quand la gare ne fut plus que le terminus du TER lillois.
En 2000, la Ville de Jeumont lançait un concours ambitieux, espérant transformer les échanges ferroviaires de ce bâtiment acquis en 1996 en échanges culturels ? Qu’on en juge ! Au programme, sur 3.711m² SHON, la transformation de l’ancienne gare de Jeumont en pôle culturel et de haute technologie avec un hall d’exposition / bar, une salle de 200 places, conservatoires de musique et de danse, des ateliers, des studios Son, des studios Image et enfin un plateau de tournage. Ouf !
Dans ce contexte, «la principale difficulté technique à laquelle il a fallu trouver une solution fut de palier les nuisances vibratoires et sonores liées à la présence des voies de chemin de fer», explique Sophie Thomas. La mauvaise qualité des sols a également poussé à l’imagination. La solution a été «d’utiliser le bâtiment comme un parapluie» et de lui ajouter dans ses espaces intérieurs des boîtes correspondant à différents espaces, des pieux plantés à treize mètres dans le sol consolidant la structure. A l’extérieur, l’écriture contemporaine de l’extension contenant le plateau de tournage et une passerelle de liaison rappelle toute la symbolique des d’échanges liée à ce bâtiment. A l’intérieur, les circulations se jouent des espaces entre les volumes insérés et le vide généré avec la façade.
Les deux volumes créent une tension sur la façade de la gare, notamment la nuit, quand ils s’illuminent et éclairent… la vacuité du parvis. En effet, si l’extension abritant le plateau de tournage a bien acquis son rôle de signal, la couleur bleue s’imposant comme le complément logique du rouge de la brique de la façade, rien ne s’est pourtant passé comme prévu.
«Le cahier des charges originel était un peu flou, surtout dans un contexte aussi particulier, puisqu’il fallait, en plein marasme économique, réaliser une réhabilitation de friche industrielle et culturelle en s’insérant dans le plan de relance de la région nord alors dans une spirale de paupérisation à l’échelle régionale», relève Anne Forgia (Arteo architecture). Dit autrement, le projet politique et culturel porté par l’équipe municipale de l’époque était né pour des raisons louables mais largement décontextualisées.
De fait Benjamin Saint-Huile, l’actuel maire de Jeumont, dès 2008** devinait qu’il s’agissait d’une «Ferrari avec un moteur de tondeuse», «une coquille vide». Lors de sa livraison en 2007, l’équipement ambitionnait pourtant de devenir l’un des plus importants de la région. Sauf que bientôt, après avoir perdu en cours de route ses trois principaux partenaires – le Manège à Maubeuge, l’association Art Zoï (Bruxelles) et le Centre régional audiovisuel (CRAV) -, le projet initial à vite perdu de son sens. Finalement, en 2011, la gare passe sous le giron de la Communauté d’Agglomération Maubeuge Val de Sambre qui ne sait trop qu’en faire. Dans une ville socialement meurtrie par les fermetures d’entreprises, occupée seulement par quelques petites associations jeumontoise, la gare a fini par n’être plus qu’un singulier équipement municipal sans vraie fonction.
Le projet du maître d’ouvrage proposait au départ d’associer artistes et habitants et l’architecture offrait des possibilités étonnantes en matière de création, de recherches et d’apprentissage. Programme trop ambitieux ? Trop élitiste ? Trop compliqué ? Toujours est-il qu’il n’a pas trouvé son public. «On souffre peut-être d’un manque de reconnaissance», regrettaient en janvier 2016*, Abdallah Hanoun, directeur général adjoint du pôle vie sociale sportive et culturelle de l’Agglomération, et Bertrand Baudry, coordinateur de l’équipement.
Les Electro Sessions, soirées où se mêlent vidéos, créations artistiques et musiques électroniques, attirent des publics clairsemés, malgré des tarifs très attractifs au regard de la production. «Le dispositif a montré ses limites», concède Bertrand Baudry, qui veut depuis recentrer la structure sur ses missions premières : «un lieu de recherche, de création, de pratique artistique, au service de tous».* Un lieu de sensibilisation aussi, dédié aux nouvelles technologies, à l’image du FabLab qui a ouvert ses portes fin 2015, après un an de fermeture en raison d’un manque d’encadrant. Le matériel est pointu, imprimantes 3D, découpeuses laser, fraiseuse… Les habitants sont cordialement invités.
S’il assure donc être désormais dans une «bonne dynamique», Philippe Dronsart, vice-président de l’agglomération, n’en vient pas moins de créer une commission chargée de réfléchir à une nouvelle formule. En attendant, le pôle n’est ni complètement glacé ni complètement désert. En 2014, la fréquentation était de 20 000 personnes, ce qui n’est pas rien, tandis que tout le potentiel du lieu imaginé et mis en œuvre par les architectes demeure.
Au final, c’est le défaut initial d’un management et d’une programmation cohérents qui s’est révélé rédhibitoire et un gouffre financier pour la commune, pourtant financée par des fonds européens – Fonds européen de développement régional (FEDER) et Fonds social européen (FSE). A une vingtaine de km de la frontière belge et de la ville de Mons (capitale européenne de la culture 2015), il est en effet permis de regretter que la gare numérique de Jeumont n’ait encore su tirer parti ni de sa position géographique au cœur de l’Europe ni des qualités d’un bâtiment qui fut accepté sans encombre par les Jeumontois.
L’échec à ce jour du Pôle Gare Numérique de Jeumont est-il un cas à part dans la politique culturelle des villes ? Est-il révélateur de l’échec de la culture à s’insérer dans des petites villes en proie à des problèmes sociaux croissants ? Ce projet était-il politiquement et socialement trop ambitieux, ou mal organisé ? Les deux ? Ce qui est sûr est que, fut-elle en l’occurrence parfaitement conçue et exécutée, l’architecture ne peut à elle seule remplacer les errements de d’une maîtrise d’ouvrage.
Léa Muller
*La Voie du Nord – 2016, année du renouvellement à la Gare numérique de Jeumont ? Janvier 2016
** La Voie du Nord – Gare numérique à Jeumont: la ‘coquille vide’ se mue en temple de la création, de la recherche et de la bidouille – Novembre 2013