Les entreprises de construction sont au taquet. Les bureaux d’études sont au taquet. Les investisseurs et promoteurs sont au taquet. Les agences d’architecture calibrées (il y a peu d’élues) sont au taquet. Et maintenant 280 000m² pour les Jeux Olympiques (village + médias) dont les consultations ont été lancées le 12 mars 2019 au MIPIM. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça coince. Explications.
Faisons le constat suivant. En mars 2019, les entreprises de construction, de la major à la PME, tournent à plein régime tant les carnets de commandes sont pleins. La meilleure preuve en est sans doute, selon la loi de l’offre et de la demande, l’augmentation des devis de travaux que d’aucuns, concernés, auront bien notée. En conséquence, les bureaux d’études, qui n’ont pas besoin de communiquer tant il y a à faire, sont aussi au taquet et vont bientôt devoir ‘prioriser’ les clients faute de personnel.
Il y a déjà à ce jour pléthore de chantiers en cours et de projets lancés. Mentionnons cependant en premier lieu le tout-venant de la construction ordinaire car il faut quand même pour les années à venir construire entre 400 et 500 000 logements par an (472.000 logements ont été autorisés en France en 2018), sinon à quoi aurait servi la loi Elan ? Et construire des écoles, des hôpitaux, des EPHAD, etc. Et rien que ça est désormais de plus en plus compliqué, au point qu’il faille aujourd’hui intégrer dans les équipes des assistants à maîtrise d’usages (AMU) aux fonctions encore floues mais rémunératrices sans doute.
A ce nombre incompressible de m², ajoutons donc, notamment en Ile-de-France mais pas seulement, tous les m² des divers projets Réinventer, Paris I et II, la Métropole, la Seine de Paris au Havre, les sous-sols, etc. Si tous ces bâtiments projets ne sortiront pas de terre, les premiers – certes encore rares – seront bientôt livrés. En tout état de cause, nombre de ces projets sont engagés et mobilisent moyens humains, financiers et techniques.
Ajoutons encore, plus particulièrement pour la métropole parisienne cette fois, tous les chantiers du Grand Paris Express. Il ne s’agit de rien moins que du plus grand chantier européen. 68 gares ! En soi, c’est déjà un projet colossal pour des entreprises et investisseurs en surchauffe et pressés par le temps.
Certes les travaux n’avancent guère. De fait, une partie des contrats des gares en loi MOP sont en train d’être renégociés en conception-réalisation. Dommage pour les architectes qui devront retenter leur chance. Bref, sous prétexte d’économie, on ajoute de la confusion à l’administration kafkaïenne. Ce qui prend du temps. Et je n’évoque même pas le problème des remblais…
Question gouvernance, voyons encore le CDG express. Il se trouve qu’Anne Hidalgo, maire PS de Paris depuis 2014, et Valérie Pécresse, présidente LR de la Région Île-de-France depuis 2015, se sont soudain inquiétées, en décembre 2018, des désagréments occasionnés par les futurs travaux aux usagers habituels de la ligne B du RER, qui jusqu’à cette date nageaient dans le bonheur. Il est temps de s’en apercevoir !
Du coup, nul ne sait plus quand cette nouvelle ligne/navette nouvelle génération entre l’aéroport et la gare de l’Est sera mise en œuvre ni à quel prix. Mais cette nouvelle mobilité douce – sauf pour le porte-monnaie des contribuables et usagers – sera sans doute aussi appelée à témoigner du savoir-faire français en la matière.
Bref, le temps que les nouveaux contrats des gares en conception-réalisation soient signés, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts de la Seine. En attendant, ce sont énormément de moyens humains, financiers et techniques qui sont mobilisés.
Et voilà que, même si c’était anticipé, sont lancées le 12 mars 2019 les consultations pour la construction du village olympique et du village des médias, soit 280 000 m² (148 000 m², village olympique à Saint-Ouen – 132 000 m², village des médias au Bourget). Il s’agit en l’occurrence de petites villes de 8 000 habitants, à construire en cinq ans. Une paille ! Comme celle qui brise le dos du chameau ? Sans même parler des autres travaux liés au JO.
Comment vont faire les entreprises ?
L’un des problèmes de fond est qu’elles peinent à recruter, autre façon de dire que tous les acteurs tout au long de la chaîne de la construction souffrent d’un manque chronique de main-d’œuvre. Et il n’est pas question ici de manœuvres ou d’ouvriers non qualifiés, c’est de compagnons expérimentés dont elles ont besoin. Ceux-là sont rares et cela fait longtemps que les entreprises ne les cherchent plus à Pôle emploi. Situation paradoxale : au moment même où les entreprises semblent être enfin les maîtres du jeu, puisque sans elles, rien ne se fera, elles sont elles-mêmes dans l’impossibilité de répondre à la demande, au risque que tout ne se fasse pas.
Comment faire baisser la pression ? La formation ? Il est grand temps de s’y mettre, mais dans un pays où les métiers manuels sont dévalorisés, ce n’est pas gagné. De toute façon, un apprenti qui commencerait aujourd’hui en balayant la cour ne sera pas opérationnel avant cinq ans, trop tard pour résoudre le problème présent. Alors quoi, ouvrir grand les portes de l’émigration qualifiée aux plombiers polonais ? Bonjour le dilemme politique à l’heure des nationalismes triomphants !
Sinon quoi ?
Dit autrement, avec cette accumulation de travail, le risque est grand que ça coince quelque part !
Comment gagner du temps ?
Même si le décret instaurant le permis d’innover a été opportunément publié au journal officiel le 12 mars 2019, jour de l’annonce du lancement des consultations pour le village olympique, les contours de ce permis sont encore flous. Démonstration en une phrase (prendre sa respiration) : «tout maître d’ouvrage est autorisé, en application de l’ordonnance n° 2018-937 du 30 octobre 2018 visant à faciliter la réalisation de projets de construction et à favoriser l’innovation, à déroger à certaines règles de construction et à mettre en œuvre une solution d’effet équivalent, sous réserve qu’il apporte la preuve que cette solution parvient à des résultats équivalents à ceux découlant de l’application des règles de droit commun et que les moyens mis en œuvre présentent un caractère innovant».
C’est beau comme l’antique mais, et le législateur devrait pourtant le savoir, le droit français, avec son riche lot de lois, normes et règlements, est parfaitement retors et sujet à recours diaboliques. Bonne chance aux explorateurs du permis d’innover !
En attendant, en France, le permis de construire (PC) demande une déclaration catégorique des typologies et de la destination de l’ouvrage. Par exemple, pour une petite ville de 8 000 habitants, il faut dès le PC le nombre précis, et immuable, de T1, de T2, de T3, etc. pour les logements. Pour chaque projet, il faut ensuite une adéquation exacte du nombre de parkings (ou d’emplacements de trottinettes) en fonction du nombre de tel type de logements ou de bureaux et de la fiscalité ad hoc. Pour le permis de construire, le permis d’innover va devoir se montrer créatif. A moins bien sûr que nécessité olympique ne fasse loi.
Comme il appartient à la préfecture de veiller au respect de la conformité des logements aux textes en vigueur, pour le Village Olympique, les fonctionnaires vont devoir se montrer zélés… Dépôt des permis de construire : début 2020.
COP 21 – JO 2024
Ce n’est pas tout. Déjà que le temps manque, ne surtout pas sous-estimer les nouveaux enjeux contemporains. «Il s’agit de faire une place aux matériaux biosourcés. […] La Filière Bois française que nous accompagnons ne sera plus l’exception mais la norme», a martelé Jean-Louis Missika lors du raout au MIPIM. Selon l’adjoint à l’urbanisme de Paris, l’objectif est : «100 % bois en dessous de R+8 et de solutions mixtes en filière sèche au-delà de R+8 !» Whaow ! Les compagnons charpentiers vont avoir du travail, il va falloir recruter spécifiquement dans la filière. Heureusement le bassin de main-d’œuvre qualifiée, comme celui de la ressource, est inépuisable.
Jean-Louis Missika précise de plus que «l’accent sera mis sur les circuits courts et le recyclage». D’ailleurs, dans la présentation de l’architecte Dominique Perrault (DPA), auteur du plan guide du village olympique, il nous semble bien avoir vu passer le concept de «conception frugale». Comme quoi personne n’est oublié.
«La végétation associée au fleuve sera omniprésente pour le rafraîchissement des athlètes», poursuit Jean-Louis Missika avec enthousiasme. Pourtant, pour ce qui concerne les ‘Espaces dédiés à l’agriculture urbaine’, les bâtiments livrés quelques mois à peine avant les jeux, n’en déplaise aux communicants, les athlètes et leurs suites du monde entier n’y verront rien, sauf à présenter pour les photographes des fac-similés à l’échelle 1, comme le font les Chinois.
C’est vrai quoi, pourquoi s’embêter avec les tomates et petits pois sur le toit puisqu’il faudra de toute façon tout démonter pour transformer ensuite le village d’athlète en village tout court ? Mais si l’image des jardins partagés avec une athlète biélorusse mangeant des fraises survitaminées sur un toit parisien pouvait faire la Une de Sports Illustrated…
Bref chacun des bâtiments du village olympique devra être paré de toutes les vertus environnementales. Et pour le rafraîchissement des athlètes, peut-être les architectes sélectionnés pourront-ils faire appel à Sou Fujimoto, le spécialiste des mille arbres.
Très bien mais l’exemplarité bio-diverse mobilise des moyens humains, techniques et financiers importants. Il faut s’en souvenir au moment de calculer en amont du prix de vente du m² de logement à Saint-Ouen quand il faudra vendre la piscine olympique avec l’eau du grand bain.
«Un quartier exemplaire à l’horizon 2025»
C’est le vœu exprimé par Dominique Perrault, à la manœuvre pour la maîtrise d’œuvre du village olympique. Mais l’homme de l’art est loin de contrôler tous les éléments qui font d’un quartier qu’il est exemplaire. Les transports en commun par exemple, il n’y est pour rien.
«Le Village Olympique permettra de rejoindre le centre de Paris, par les lignes 14, 15, 16, 17 du Grand Paris Express, ou la ligne 13 du métro», indique la brochure. Sauf qu’au vu des nombreux reniements et à la vitesse de construction du Grand Paris Express, les organisateurs doivent prier pour que, à la date de l’évènement, la ligne 13 déjà ‘surbondée’ ne soit pas encore la seule en service ! Déjà que le trajet est aujourd’hui difficile pour les valides, pour les fans et accompagnateurs des jeux paralympiques, il tiendrait alors du chemin de croix.
Dans le meilleur des mondes
Reprenons. Si tout se passe bien dans le meilleur des mondes, ces prochaines années, grâce à la loi ELAN, le gouvernement atteindra ses objectifs de construction de logements, les projets Réinventer, sortant tous de terre en même temps, seront un succès phénoménal qui fera regretter Anne Hidalgo, les chantiers des 68 gares avanceront rapidement dans la sérénité avec même des économies sur le budget prévu et le village olympique sera prêt dans les délais, en avance même, et resplendissant comme une potiche.
En revanche, si tout ne se passe pas comme dans le meilleur des mondes, des choix et des arbitrages s’annoncent douloureux tout au long de la chaîne de production de tous les engagements pris. Il y aura des perdants, d’autant que, dans ce contexte, les prix ne vont pas baisser !
Au pire, ça coince – le fameux grain de sable dans l’engrenage – et le pays, réduit à l’immobilité, assiste impuissant au désastre.
Certes, pour ce qui le concerne, le village olympique sera de toute façon construit – on ne va pas loger les athlètes étrangers dans des tentes sous le périph – mais comment les projets seront-ils rognés ? Où seront les compromis les plus difficiles et les plus douteux ?
Et, foin de végétalisation urbaine, quand il faudra à la fin construire vite pour combler le retard en faisant des économies parce que le budget aura explosé, quel projet sera in fine construit ? Une cité-dortoir ?
C’est en tout cas ce que semble craindre Dominique Perrault lorsqu’il indique, en conclusion de l’avant-propos de son projet, vouloir «[éviter] à tout prix de générer un effet cité-dortoir». Le danger est donc si prégnant ?
Il est vrai que la morphologie en plots du Village Olympique, l’histoire l’a montré, plutôt que «d’accueillir une grande diversité de programmes», se prête tout à fait bien à cette unicité de fonction.
A moins bien sûr, en ces temps sécuritaires, que les autorités, à l’instar de leurs homologues des JO de Salt Lake City, ne transforment finalement le village olympique en prison, pour le coup végétalisée. Ce qui leur donnerait quitus de la réversibilité.
Christophe Leray