On ne peut pas récupérer le lait renversé aussi le point de cet édito n’est pas de tirer sur l’ambulance – Patrick Berger et Jacques Anziutti sont sans doute aujourd’hui les plus malheureux des architectes – mais plutôt de s’interroger sur les raisons de ce fiasco à 1 MD€. Surtout que d’autres monstruosités du genre, issues du même modèle de pensée pourtant désormais dépassé, sont en cours en 2016.
Si le projet de Berger-Anziutti livré (et encore partiellement) en avril 2016 est si raté, c’est justement qu’il tentait maladroitement de nous faire croire, selon les vœux des maîtres d’ouvrage, que le modèle de consommation et mode de vie qu’il protège et désigne est encore d’actualité, voire innovant. Vraiment, à ce moment de l’histoire, un ouvrage monumental en plein Paris dédié à un centre commercial, enterré qui plus est, que cela nous dit-il de l’avenir radieux ? De fait cette ‘canopée’ – le «plus grand parapluie du monde» ! – est comme une chape destinée à cacher mieux encore petites compromissions et grosses, voire grossières, erreurs d’appréciation prospectives.
Patrick Berger et Jacques Anziutti n’étaient pour rien dans l’existant : le centre commercial – erreur originelle – ils ne l’ont pas inventé. Mais, en ne remettant pas en question le paradigme consumériste du lieu, leur projet, dès sa conception en 2004, ne proposait déjà rien d’innovant, ni d’un point de vue de l’anticipation des modes en vie à la livraison de l’ouvrage ni d’un point de vue technique ; les grandes portées, cela fait quand même un moment que l’on sait faire en moins lourdingue et moins onéreux. Non seulement, les architectes se sont appuyés sans dévier, presque servilement, dans le modèle précédent mais ils lui offrent en plus une nouvelle pérennité en le protégeant d’un grand parapluie propice à l’obscurité. L’architecture traduit le modèle de société dans laquelle elle s’inscrit. En l’occurrence, cette canopée semble avoir la jaunisse, comme ces forêts victimes de champignons parasites, et témoigne encore s’il était besoin de la course folle engagée pour transformer en consommateurs citoyens et usagers de l’espace public.
L’exemple de la dernière réfection de la gare St Lazare en témoigne à sa façon : peu importe que les circulations et les flux soient inconfortables au possible aussi longtemps que les voyageurs passent devant les boutiques, autant de «pièges à rat», pour citer un critique d’architecture parlant des bâtiments de l’architecte américain Victor Gruen, inventeur du centre commercial dans les années 50. Quand la ville est à ce point mitée par des intérêts autres que ceux de l’intérêt général (loi de 77) et de celui particulier et légitime des habitants et usagers, il ne faut pas s’étonner que son architecture donne naissance à des bâtiments cyniques par nature, le vertige de la technologie servant de cache-sexe à une réflexion purement mercantile.
Et ce n’est pas fini si l’on en juge par les nouveaux grands projets français en ce domaine, ces «nouvelles enseignes des loisirs et du bien-être» qui veulent nous faire prendre pour du panache ce qui ne participe que d’une logique surannée et d’une fuite en avant désespérée. Europacity ? Les études ne sont pas terminées mais compter déjà 230 000 m² de galeries commerçantes, un complexe hôtelier, un parc d’attractions, un parc aquatique et une piste de ski artificielle. Une piste de ski artificielle ? C’est ce que l’on faisait au Qatar il y a 25 ans déjà ! Et les parcs aquatiques, depuis 50 ans à Orlando ! Ce projet est financé par le groupe Auchan au travers de ses filiales. Auchan, souvenez-vous, les supermarchés justement ! C’est vrai que cela ne nous rajeunit pas. Mais bon Europacity, ça sonne mieux que ‘Europe ville’, même si ça ne veut strictement rien dire. Pourquoi pas Varsovie pour la rime ? Bonjour l’audace ! A moins de 20 km de Paris, sur les terres agricoles parmi les plus fertiles de la région Ile-de-France, l’imagination au pouvoir.
Au triangle de Gonesse justement : Aéroville dont le maître-mot est «l’évasion» (je cite, ce n’est pas moi qui invente. Nda). Installé en fanfare à Tremblay-en-France entre croisées d’autoroutes et pistes aéroportuaires, le centre commercial peine déjà, deux ans après son ouverture, à tirer son épingle du jeu. C’est la même clientèle que vise Europacity. Note aux familles de la grandes distribution : à tout prendre, soyez audacieuses et faites au moins comme ils le font aujourd’hui au Qatar et vous aurez trente ans d’avance. Après la piste de ski dans le désert, ils font quoi en ce moment ?
Avec de tels modèles économiques en tête, pas étonnant donc que poussent encore en 2016 ces bâtiments déjà essoufflés avant même d’être construits. Sans même parler de développement durable, d’économie des ressources de la planète ou de cycles courts, etc. Au moins s’agit-il ici d’investisseurs privés, pas d’argent public.
Ce qui nous ramène à cette canopée parisienne brumeuse et qui suinte, littéralement, la tristesse. Les références récentes au «parapluie»* indiquent peut-être que, pour ceux qui de près ou de loin voient leur responsabilité engagée, il n’est jamais trop tard pour l’ouvrir grand : quelqu’un a entendu Bertrand Delanoë dernièrement à ce sujet ?
De toute façon, la référence au parapluie arrive un peu tard puisque nous avions compris qu’il s’agissait d’une canopée. C’était poétique une canopée, c’est le dessus de la cime des arbres une canopée, là où personne ne va, sauf quelques scientifiques passionnés. Mais, en architecture, qu’est-ce qu’une canopée ? D’ailleurs, sur la cime de cet ouvrage, qu’y a-t-il ? Rien, absolument rien, et ne s’y rendront que les quelques hommes chargés de nettoyer sans passion un toit sur lequel rien ne poussera jamais. Lequel, soit dit en passant, vaut vue d’oiseau sur cinquième façade pour les voisins.
Du coup, le risque est grand que le fiasco ne soit imputé dans l’histoire qu’aux seuls Berger-Anziutti, lampions de la farce puisqu’ils aiment la poésie, et ce n’est pas un espace de hip-hop bientôt sécurisé comme une fan zone – le commissariat n’est pas loin – qui nous fera penser le contraire.
En attendant, les centres commerciaux à la française et le modèle de société qu’ils sous-tendent ont encore de beaux jours devant eux. La preuve, cette question à 1 MD€ : combien de temps avant qu’un maire ne se lance à refaire les Halles à Paris ?
Christophe Leray
* Ce parapluie est enfin une référence à l’histoire quand Napoléon III dit à Baltard : «je veux des grands parapluies», ce qui, au XIXe siècle, permettait sans doute de se protéger de la pluie et de la boue ! Autre référence au passé censée sans doute montrer que rien n’est oublié : le restaurant ‘Champeaux’, signé Ducasse qui sera spécialisé dans les soufflés. ‘Les Champeaux’, du nom du lieu où fut créé au XIIe siècle le marché qui allait donner naissance aux Halles. Voilà pour l’esprit du lieu et le contexte.