A la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu à Paris, la douce ambiance un peu désuète qui règne dans les salles depuis la venue d’Antonin Carême a été ces dernières années sévèrement chahutée. Les fantômes de Robert de Cotte, Labrouste, Pascal et Roux-Spitz sont sur le qui vive. Toutes les interrogations et les débats autour de la destruction de l’escalier d’honneur les ont réveillés. Qu’importe. Le vestibule d’honneur sera bien modifié et la montée transformée.
Les choix fonctionnel et de cohérence ont été privilégiés, à la déception des historiens, peut-être pas des Prix de Rome. Il s’agit de créer, selon Virginie Bregal, architecte en chef du projet, un hall d’accueil à la hauteur de l’institution, lequel doit permettre de requalifier l’espace Vivienne et de redonner vie à une rivière asséchée. Il donnera accès à la salle Labrouste comme à la salle Ovale, dont l’entrée est aujourd’hui complètement obscurcie et obturée, ainsi qu’à un grand nombre de salles d’expositions.
L’intervention de Bruno Gaudin architectes permet d’apporter une réponse à un espace difficile à mettre en œuvre. Tout est question de fonctionnalité, de circulation, là où, lors de son édification, la mise en scène théâtrale de l’exposition des globes de Coronelli était davantage à l’ordre du jour, expliquant le caractère labyrinthique et incohérent du lieu, et parfois même contradictoire.
D’aucuns se sont insurgés avec véhémence contre cette étape du projet actuel, pourtant accepté jusque dans les plus hautes sphère de l’Etat, arguant qu’on ne pouvait décemment pas détruire un escalier construit au tournant du XXe siècle par l’architecte Pascal et inscrit depuis 1983 à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. C’est pourtant faire preuve d’une mémoire sélective. Ce n’est ni un escalier Labrouste, ni un escalier Pascal.
De fait, bien des architectes se sont cassés les dents dans cet espace difficilement aménageable, à commencer par Robert de Cotte. Dès 1859, Labrouste chercha une solution, dessina plusieurs plans, le tourna, le déplaça, l’inversa. Mais, à sa mort, seules les trois premières marches de la volée basse avaient vu le jour et ce fut au tour de son élève, Jean-Louis Pascal de se confronter à la situation d’un vaste espace oblong dont l’orientation est/ouest contraste avec l’orientation sud/nord générale de l’îlot.
Finalement, s’appuyant sur l’emmarchement de Labrouste, la montée reprend le dessin originel de Robert de Cotte, dans un espace allongé depuis l’acquisition des dernières maisons de la parcelle. Pascal s’installait dans une filiation avec le maître mais également avec ses prédécesseurs.
Gaudin propose donc une solution qui permet de mettre en valeur la cohérence du travail de Labrouste dans le hall (la conception générale à arcatures de l’espace) et de Pascal (l’escalier reconstruit se trouvera au même endroit) mais apportant quelques ajustements correctifs pour se positionner dans une logique davantage fonctionnelle.
L’escalier catalyse à lui seul toutes les difficultés et les problématiques de cette vaste opération. Mais la réhabilitation du Carré Richelieu ne s’y limite pas.
Il aura fallu une grosse semaine à l’équipe en charge du projet pour inventorier chaque pièce de ce site fort mal connu et qui s’est révélé, selon Virginie Bregal, «très complexe et hétérogène». En réalité, la réhabilitation de la Bibliothèque nationale n’est pas tant de proposer un projet global dans un îlot obsolète mais de chercher à comprendre un édifice compliqué, historiquement stratifié et sans ordonnancement clair. Dans un sens, il y a autant de projets à la Bibliothèque qu’elle ne compte de pièces (plusieurs centaines…).
Le projet actuel entend s’inscrire dans l’évolution historique du bâtiment, opérée dans une dialectique constante de permanence et de changement, évoluant en fonction des modes et des courants de pensée, mais respectant sans cesse le lieu et ce qui avait été réalisé en amont. Ce qui n’empêcha pas d’ailleurs Labrouste de détruire sans vergogne la seule aile construite par l’architecte Visconti avant lui. Aujourd’hui, l’âme de ces architectes plane dans la lumière, dans chaque matériau, dans chaque pièce.
Le Quadrilatère Richelieu a été propice aux évolutions et aux changements, en pensées (quelques dessins révolutionnaires mais utopiques de Boullée sont connus) comme en actes, mais chacun a sa manière a dû mettre en place une conversation variée avec les éléments existants.
L’ouverture du site est l’idée directrice et fondamentale du projet de Gaudin qui propose donc la mise en place de parcours architecturaux pour donner à voir les espaces magnifiques de l’îlot jusque-là cachés. Il anticipe sur la venue d’un public plus large et varié, aux attitudes différentes de celles des chercheurs, mais à la curiosité intacte. Pour l’homme de l’art, c’est aussi le moyen de mettre en scène le souvenir des anciens, des classiques et des baroques, autant que la modernité avant-gardiste de Labrouste au XIXe siècle ou la finesse de Michel Roux-Spitz plus tard.
En réalité, l’évolution fonctionnelle du site a pour ambition de donner un futur et une pérennité à un site en perte de fréquentation depuis l’exil des Imprimés dans les tours de Dominique Perrault.
Dans cet optique d’ouverture, le hall d’Honneur deviendra le centre névralgique de la nouvelle composition, mais également un obstacle visuel fort, dans un espace fédérateur, une sorte de salle des pas-perdus, une vaste nef commune regroupant toutes les synergies fonctionnelles, un contre-point animé à l’ambiance studieuse des salles de lectures et de recherches, un espace de transition, intermédiaire, permettant progressivement un retour au réel, au dehors.
Le débat concernant l’intervention contemporaine à la bibliothèque reflète des problématiques actuelles bien française mais n’est-ce pas Paul Chemetov qui scandait, à propos de la Grande Galerie de l’évolution, «Conserver, c’est transformer» ? La question de l’intervention interroge l’apport d’une œuvre à une autre. S’agit-il de magnifier, révéler ou d’apporter une valeur ajoutée ?
Peut-être est-il aussi question de notre rapport au changement. La démolition révèle que la nature de l’espace du vestibule a changé. Au «monument intentionnel» décrit par Aloïs Riegl au tournant du XXe et au «monument symptôme» conceptualisés par Alexis de Tocqueville au XIXe, s’ajoute désormais le monument qui crée l’événement, s’échappant de sa condition patrimoniale et faisant entrer l’espace dans la dimension du produit. L’architecture est entrée dans le marché culturel et c’est peut-être davantage ce qui gêne les détracteurs du projet.
Bien plus que la difficile problématique de la démolition d’un élément inscrit, mais qui avait déjà subit des modifications, l’opération de réhabilitation menée actuellement aura eu le grand mérite de faire redécouvrir un lieu unique, lieu de savoirs à l’atmosphère un peu compassée mais encore intacte. Elle rappelle également toute la complexité de faire évoluer un bâtiment à la charge patrimoniale forte, surtout quand il est occupé par une institution vivante.
Si l’escalier devient la métaphore de la fonction fédératrice et symbole de la réhabilitation, le réaménagement du futur vestibule assurera le rôle majeur d’instaurer, par la transparence, un dialogue avec ses illustres prédécesseurs.
Léa Muller
* Antonin Carême (1784 – 1833) est un pâtissier et un chef reconnu comme « le roi des chefs et le chef des rois » qui, s’inspirant de Vignole ou Palladio, considérait l’art culinaire comme une branche de l’architecture.