
L’inspecteur Joachino Nutello, dit Dr. Nut, patron du 22, le service parisien des disparitions inquiétantes, est énervé : l’architecte Dubois, tueur en série de blondes aux yeux bleus en vacances au Brésil, fait parler de lui et la presse sent l’odeur du sang. Aïda est désormais seule à sa poursuite. (Cha. VI).
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« Le style est, pour l’œuvre d’art, ce que le sang est pour le corps humain ; il le développe, le nourrit, lui donne la force, la santé, la durée ».
Viollet-le-Duc
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Chapitre VI
Mardi 30 janvier 18h15, dans le bureau de Dr. Nut
Dr. Nut est content, troublé mais content. Heidi Lepelletier, un jeune flic nantais, vient de sortir de son bureau et Dr. Nut, depuis deux semaines qu’il est là, a encore du mal à le cerner. Un beau brun, 26 ans, un grand sourire, la tchatche, qui s’est fait copain avec toute l’équipe en quelques jours. L’inspecteur était étonné de le voir arriver, rares sont les volontaires à choisir son service, le 22, celui des personnes disparues, un puits sans fond d’affaires souvent plus tristes les unes que les autres. Mais lui a insisté pour le rejoindre.
Alors Dr. Nut l’a mis sur l’Ukrainienne nouvelle arrivée à l’agence de Dubois l’architecte, une blonde aux yeux bleus comme les aime Dubois justement. Il n’avait pas mis le nouvel arrivant au courant de la véritable nature de Dubois, se disant que de toute façon il l’apprendra bien assez tôt, il lui avait simplement demandé de tenter d’en savoir plus sur l’Ukrainienne, ce qui permettait de le tester. Le résultat est spectaculaire et c’est ce qui trouble Dr. Nut. En quelques jours, Heidi lui a fait un rapport complet sur Oksana Shevchenko, une jeune architecte de Kharkiv, 25 ans, ayant trouvé refuge en France et du travail à l’agence Dubois. Il a glané tant de détails – date de naissance, nom des parents, elle a un frère médecin sur le front, une sœur infirmière à Kiev – que c’en est perturbant. Comment a-t-il fait si vite, jusqu’à savoir que c’est Dubois qui l’a embauchée avant de partir au Brésil ?
En fait, Heidi a, comme lui, traîné au Petit Balcon, le bistrot juste à côté de l’agence de Dubois et a facilement fait connaissance avec la jolie Oksana un peu esseulée dans la grande ville. Comment a-t-il pris toutes ces photos sans qu’elle s’en rende compte est un autre mystère. Dr. Nut se demande si la formation des flics s’est vraiment améliorée depuis le temps, son temps, ou si ce caractère qui a déboulé dans son service est une anomalie de la nature. Dr. Nut a vite compris que le jeune homme avait engagé la jeune femme, et plus puisqu’affinités apparemment. Et quand Heidi lui a expliqué qu’il pourra ainsi, si la relation avec Oksana devait durer, garder un œil sur Dubois, Dr. Nut comprit alors que le jeune flic avait déjà fait une grande partie du chemin pour comprendre pourquoi cette mission lui était confiée.
Alors, après lui avoir montré les photos sur le mur, certaines déjà jaunies, Dr. Nut a donné une copie du dossier Dubois au jeune homme, l’invitant à le relire attentivement, avec l’espoir qu’il y verrait peut-être quelque chose ayant échappé à l’inspecteur. Songeur, le policier se dit, qu’après Aïda, son équipe et lui-même ont sans doute besoin de sang neuf… Pour autant, il n’est pas sûr de la méthode d’Heidi. Certes, un flic a le droit de sortir avec une architecte mais c’est limite question déontologie puisqu’il a dit à Oksana être étudiant et effectuer des recherches en affaires criminelles, ce qui n’est qu’un demi-mensonge. Mais bon, pour ce qui concerne Dubois, cela fait longtemps que Dr. Nut a franchi toutes les lignes rouges. Il ne peut cependant s’empêcher d’être inquiet. Quelles sont les intentions de Dubois avec la jeune Ukrainienne ? Comment réagira-t-il si, à son retour, il la trouve déjà maquée avec « un étudiant en affaires criminelles » ? Heidi doit comprendre que Dubois est dangereux !
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Jeudi 1er février, 8h15, dans le bureau de Dr. Nut
Dr. Nut est énervé. Il a commencé la journée de bonne heure dans le bureau du chef pour faire le point après les appels de la presse du Brésil et de l’Italie. Pour l’instant les journalistes ne savent presque rien de Dubois, encore moins qu’il est un tueur en série. Alors ils ont décidé que la totale discrétion de Dubois pouvait ici les servir et, en conséquence, de faire profil bas. Non, nous ne savons rien de ces meurtres au Brésil, non nous ne savons rien de Gina Rossi en Italie, non, nous ne savons rien de Dubois et il n’est suspect en rien dans nos papiers. Dr. Nut a fait passer le message à son équipe mais il sait que ce n’est qu’une question de temps que la presse sente l’odeur du sang. Il a vu qu’un magazine italien à scandale avait déjà fait le portrait de Gina en extraterrestre ! Pour vendre du papier, les journalistes se posent là.
S’il n’y avait qu’eux, pense-t-il amèrement. Son équipe est au taquet, c’est ce qu’il a dit au chef ce matin, pas seulement parce que les disparitions ne cessent jamais mais parce qu’aujourd’hui il faut travailler non seulement sous la pression des familles criant au scandale, d’autant plus fort que c’est là que nous cherchons en premier, mais aussi désormais sous la pression des réseaux sociaux – hier encore, Jean, un gars expérimenté de son équipe, calme et à l’aise à l’oral, a dû répondre en conférence de presse à une journaliste d’un magazine people à la question de savoir pourquoi nous n’avons pas de sourcier dans l’équipe… – et c’est sans compter les charlatans, Jean expliquant à la même conférence que non, la famille n’a pas demandé de cagnotte et si vous ne voulez pas voir vos dons transférés dans un pays exotique, faites un don à une association d’orphelins. Et puis encore les enquêteurs amateurs qui vous saoulent d’informations qu’il vous faut vérifier, parmi eux, de fameux sourciers et des rois mages et tout ce que la terre porte de tarés. Pas étonnant que le baveux à sensation italien vende des milliers d’exemplaires. Évidemment que Gina est une extraterrestre ! Non, c’est Dubois qui est un extraterrestre, se dit Dr. Nut, énervé.
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Jeudi 1er février, 8h09 (heure de São Paulo), 13h09 (heure de Paris)
Aïda patiente au milieu de la file de touristes qui attend avec elle sur le quai en pierre du port de Paraty. Autour d’elle le village est déjà bien réveillé et les pêcheurs tentent d’accoster les touristes pour leur proposer des ballades à la découverte des plus belles merveilles de la région à bord de leurs bateaux plus colorées les uns que les autres.
Elle a quitté Thiago il y a quelques minutes et elle ne va pas tarder à monter à bord d’une navette, direction Ilha Grande. Elle regarde sa montre, elle a juste le temps de passer un coup de fil à Dr. Nut.
– Allo Patron, vous m’entendez ?
– Oui, bonjour Aïda, je vous entends, vous allez bien ?
– Oui, je vous appelle rapidement pour vous tenir au courant, je suis sur un embarcadère, j’ai un speedboat qui part dans dix minutes direction Ilha Grande. Il semblerait que Dubois et Gloria y sont depuis hier soir. C’est une île au large de l’État de Rio, à une soixantaine de km d’ici.
– Ok, il y a du nouveau donc !
– Oui ! Beaucoup ! On a passé presque une semaine à Paraty. Un peu trop longtemps d’ailleurs ! Je vous l’expliquais, on a eu aucun souci cette fois pour surveiller Dubois et Gloria puisqu’ils ont passé toutes leurs soirées au fameux restaurant gastronomique réhabilité et décoré par Gloria. C’était en quelque sorte leur cantine pour leur séjour à Paraty. Une aubaine pour nous, qui, comme je vous l’ai dit dans mon email, avions une visibilité permanente sur leurs soirées depuis le balcon de l’auberge. Nous sommes même allés y déjeuner. C’est bon et pas très cher considérant le décor.
La première fois qu’elle les a vus arriver de l’angle de la rue marchant main dans la main en direction du restaurant, Aïda a eu du mal à ne pas crier sa joie. C’est la première fois qu’elle était si proche de Dubois. Elle les regarda avec une vraie curiosité bien qu’elle s’en veuille immédiatement de cette curiosité. Il lui fallait rester concentrée. Gloria portait une robe fluide aux imprimés colorés, une paire de boucles d’oreilles dorées démesurées et de jolies tongs assorties. Aïda fut surprise par son pas assuré et son allure chic faussement décontractée. Son look était travaillé. Même à cette distance Aïda n’avait pas de doute : c’était une très belle femme qui savait de surcroît se mettre en valeur. Dubois à côté était plus sobre, un short en jean et une chemise bleu ciel, il paraissait bien discret à côté d’elle mais plus bel homme que Aïda ne l’imaginait. Ensemble, ils formaient presque un beau couple, se dit-elle.
– C’est donc avec beaucoup de facilité en les observant tous les jours qu’on a réussi à les loger et observer leur quotidien. (Piscine de leur hôtel, bateau, plage, restau – la belle vie pensait Aïda en les regardant.) En parallèle, j’ai continué mes recherches sur Gloria, ses projets et son agence. Et j’ai fait une nouvelle découverte bien intéressante ! Elle publie sur le compte Instagram de l’agence un peu de sa vie privée : des photos d’elle posant dans son restaurant avec le chef, des photos en maillot de bain dans la piscine du rooftop de l’Arpoador à São Paulo, bref elle publie sa vie privée façon « architecte-influenceuse ». Si vous voulez vous dépayser un peu je vous conseille d’y faire un tour : c’est luxe et opulence.
– C’est peut-être comme ça que l’a trouvée Dubois, souligne Dr. Nut.
– C’est possible, parce qu’elle ne se cache pas. Elle poste de temps en temps des stories, ce qui nous permet d’ailleurs de deviner leur programme. Bref, on les a donc observés de près et de loin toute la semaine ! Mais ça, c’est la seule bonne nouvelle…
– Ah…, soupire Dr. Nut.
– Oui le problème, c’est que Paraty est un tout petit village. Son centre historique est composé d’à peine quelques rues pavées et de jolies maisons blanches aux portes et fenêtres colorées. Mais les activités autres que le farniente y restent très limitées : quelques restaurants, quelques boutiques, un petit port de pêche. On a très vite tourné en rond ! Alors forcément nous avons fini par les croiser, une fois, totalement par hasard. Et j’ai bien peur que nous ne soyons pas passés inaperçus.
– C’est-à-dire ? demande Dr. Nut, aussitôt inquiet.
– Eh bien Thiago n’est pas le plus discret ! 1,95 m, crâne rasé, ses bras débordent de son T-Shirt, bref le genre de gars que tout le monde regarde du coin de l’œil quand il passe dans la rue. Entre un flic en civil ou un bodybuilder, le cœur des passants hésite, alors pourquoi pas celui de Dubois ? Et puis ni lui ni moi n’avons le look d’un couple de touristes en vacances alors comment expliquer notre présence dans ce village, qui n’est autre que le lieu de villégiature des Paulistas et des Cariocas ? Je ne sais si Dubois a des doutes sur notre vraie nature mais, en tout cas, une chose est sûre : si on les recroise ailleurs ils nous reconnaîtront, ils reconnaîtront Thiago au moins !
– Merde ! s’exclame Dr. Nut pensif ; il était à la fois rassuré que Aïda soit en sécurité auprès de Thiago et contrarié de la situation.
– Je ne vous le fais pas dire ! Quant à moi j’avais les cheveux tirés et de grandes lunettes de soleil, rien qui attire le regard parmi toutes ces Brésiliennes et j’ai évité de croiser leur regard en tombant sur eux. Mais bon, Thiago… On va devoir être stratèges et redoubler d’effort pour être encore plus discret. On a donc décidé que je parte toute seule à Ilha Grande.
– Pardon ? s’écrie Dr Nut.
– Oui, et on n’a pas le choix. On a retrouvé hier soir une femme pendue dans son magasin de souvenirs. On n’a pas eu besoin d’être alertés par la police locale, ça a fait un tel ramdam dans le village, on ne pouvait pas passer à côté. La nuit a été courte pour tout le monde, les habitants sont choqués, tous la connaissaient. Maria Aparecida Silva, c’est son nom, 64 ans. Les cheveux blancs mais ils ont dû être blonds. Certains pensent que c’est un suicide, il paraîtrait qu’elle avait perdu l’année dernière son mari et que depuis elle n’avait plus trop goût à la vie. Sauf que pour le moment on n’a pas plus d’explications et toujours Dubois dans les parages, ce qui commence à énerver Thiago d’ailleurs. Il a depuis surnommé Dubois Landru !
– Il connaît Landru ? s’étonne le policier.
– Oui, toute la semaine il s’est passionné pour les tueurs en série français. Landru, Guy Georges, Fourniret, Gilles de Rais, toute la bande.
– Bon, mais vous me dites que Dubois, et Gloria je présume, sont sur une île à soixante bornes au milieu de la mer depuis hier soir, c’est ça ?
– Oui, on a à chaque fois quelques heures de décalage, j’ai l’impression que c’est la même histoire qui se répète ! Une femme meurt et Dubois, comme par hasard, n’est déjà plus là. Cela ne peut pas être qu’une succession de coïncidences… Il y a forcément quelque chose qui nous échappe. C’est pourquoi Thiago retourne à Piscinas naturais do Cachadaço, là où nous étions il y a quelques jours, pour essayer de déceler ce qui nous aurait échappé dans le décès d’Isabella da Rocinha, le féminicide dont je vous ai parlé mais qui se retrouve lui aussi comme par hasard dans le sillage de Dubois. Quant à moi je pars dans quelques minutes vers Ilha Grande.
– Compris. Quelque chose m’échappe : comment savez-vous qu’ils sont partis sur cette île ? Vous êtes sûre qu’il n’est pas encore dans le village ?
– Grâce aux stories instagram de Gloria ! Une photo postée hier soir avec un coucher de soleil vue d’un voilier avec comme légende « en direction d’Ilha Grande ». Elle nous facilite la tâche.
– Justement, un peu trop peut-être, répond Dr. Nut avec une pointe d’inquiétude dans la voix. Après tout elle peut aussi vous lancer dans une chasse au dahu. Poste-t-elle des photos de Dubois ?
– Non jamais. Tiens, vous avez raison, je n’avais pas fait gaffe, du coup on ne sait pas si elle est seule ou avec lui…
– En tout état de cause, la méfiance est de rigueur. Vous pensez que Gloria pourrait être sa complice ?
– Écoutez…, hésite Aïda, confuse. Elle m’a l’air OK : elle a son agence, son hobby instagram, de l’argent, du respect, elle est belle femme, pourquoi s’embarquerait-elle en pleine conscience dans une aventure criminelle pareille ?
– Oui pourquoi en effet ? soupire le policier sans préciser qu’il connaît une femme, Ethel Hazel, qui a déjà plongé pour ce type.
– Bon patron, je dois vous laisser, on embarque.
– Ok Aïda, mais vous me faites signe régulièrement, je ne suis vraiment pas tranquille à l’idée de vous savoir seule sur la piste de Dubois. On ne vous a pas formée pour ça dans votre laboratoire textile.
– Non certes, dit Aïda en riant trop fort, l’évocation de son laboratoire évoquant des souvenirs qui n’ont plus rien à voir avec sa vie actuelle. Je dois y aller. Ça va le faire mais je voulais quand même vous prévenir.
– Merci Aïda, prenez soin de vous. Au fait, avant de raccrocher : avez-vous vu la presse tourner autour de Dubois ou Gloria ?
– Non, pas encore. Je fais attention, aucun journaliste sur sa piste, pour l’instant. Ils ne m’auraient pas échappé à Paraty. Pas de flic non plus à part Thiago et moi.
– Ok, merci, à bientôt Aïda.
– À bientôt patron.
Clic.
(À suivre)
Secrétariat du 22
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