Loci Anima, l’agence milléniale fondée par Françoise Raynaud, possède plus d’une tour dans son sac à surprises d’où émergent aussi, ici et ailleurs, des cinémas, un hippodrome, une médiathèque, etc. Autant de réalisations anthropomorphes douées d’une âme et auxquelles ne manque que la parole. Portrait d’une architecte sentimentale.
Nous l’avions rencontrée il y a dix ans dans l’ancien entrepôt reconverti qui faisait son agence au fond d’une cour du IXe arrondissement de Paris. Nous la retrouvons aujourd’hui, à la fin de l’été 2018, dans une grande agence, lumineuse, au dernier étage d’un immeuble donnant sur la place de Clichy. Ils n’étaient alors que quelques-uns, ils sont aujourd’hui une trentaine. L’agence est située juste à côté du cinéma Wepler, en cours de réhabilitation, un chantier confié à Loci Anima.
Lors du précédent portrait, en regard de ses ambitions et de sa volonté de construire, Françoise Raynaud, fondatrice de l’agence Loci Anima (l’âme des lieux) expliquait qu’«une fois désinhibée, il n’y a plus grand-chose qui te résiste». A en juger par l’agence telle qu’elle est aujourd’hui et la vingtaine de projets en cours, pas grand-chose ne semble lui avoir résisté. Illusion d’optique ? «Il y a dix ans, nous travaillions déjà sur des sujets aussi importants et compliqués et ambitieux que ceux d’aujourd’hui», dit-elle.
Nous ? C’est également Jonathan Thornhill, son compagnon et architecte anglais qui assure la direction technique des projets – et qui assiste, débonnaire, à l’entretien – et Alexandra du Couëdic, diplômée de l’EDHEC, dans un rôle de management, de gestion financière et juridique, tous deux associés de la première heure.
L’appréhension est ailleurs. «Il est terrible de refaire des choses que l’on a déjà faites, c’est pourquoi nous nous mettons dans des zones de risques. Toujours se remettre en question peut être pénible mais au moins nous ne connaissons pas la routine», dit-elle, mi-figue mi-raisin. Cette méthode est sans doute une nécessité tant il lui semble important que le nom de l’agence ne soit pas catalogué ‘tours et cinémas’.
Des tours, elle en a toujours construit, ici et ailleurs, ce qui est la moindre des choses pour une architecte qui a commencé sa carrière chez Jean Nouvel avec la Tour sans fin. De la tour à New York actuellement en construction aux tours d’Issy-les-Moulineaux livrées en mars 2018, en passant par Strasbourg et Saint-Malo, ses tours de logements, dont elle manipule les maquettes avec affection, sont au cœur des problématiques de densité actuelles. «C’est difficile, je ne peux pas dire : ‘non, je ne sais pas faire des tours’». Comment ne pas être cataloguée ?
Des cinémas alors. Pour les plus récents, citons le cinéma Gaumont les Fauvettes – où l’on peut assister à la séance avec un verre de vin ou de champagne, comme pour une projection privée – ou la boutique éphémère Weston sur les Champs Elysées, installée dans l’ancien cinéma Ambassade et témoignage étonnant de la capacité de l’agence à réinterpréter l’espace pour créer un univers décalé.
L’agence n’est à ce titre pas peu fière d’avoir gagné la rénovation de La Pagode, célèbre salle parisienne parfaitement insolite. La façon dont l’agence emporte ce marché vaut explication. La Pagode est passée sous pavillon américain en septembre 2017. Jonathan Thornhill est à New York quand il apprend l’info. Il cherche à rencontrer le nouveau propriétaire qui le reçoit. L’associé de Loci Anima fait alors la connaissance d’un homme francophile et francophone, passionné de cinéma et premier importateur de films français aux Etats-Unis, qui lui rappelle que Thornhill est le nom de Gary Grant dans le film La Mort aux trousses (North by Northwest). Il n’y a pas de hasard. Comme quoi il n‘y a pas que les lieux à avoir une âme et Françoise Raynaud ne peut pas dire : «‘non, je ne sais pas faire des cinémas’». Surtout pour un endroit mythique tel La Pagode.
Sauf que cette femme de l’art trouve «insupportable» l’idée même de spécialisation. «L’agence n’est pas organisée par secteurs, nous voulons conserver l’enthousiasme de la recherche», explique-t-elle. Elle entend que l’agence développe un savoir-faire horizontal même si elle comprend que passer du centre commercial à la tour ou l’inverse demande des efforts. «On me demande souvent pourquoi je ne valorise pas les savoir-faire acquis mais je crois que pour inventer, il faut commencer par désapprendre». Alors pourquoi pas un hippodrome en lévitation au-dessus de la forêt en Corée ?
A Issy, explique-t-elle par exemple, la difficulté n’est pas de faire une tour (trois en l’occurrence) mais de faire en sorte que le logement social soit au même niveau que le logement en accession. «Il est très difficile de ne pas passer à la moulinette des commercialisateurs», souligne-t-elle. Ici, la masse critique de son projet (190 logements) lui permis de résister et chacun serait bien en peine de trouver les 46 logements sociaux. «En France, on a plutôt tendance à mettre trois architectes sur un petit bâtiment de logement», remarque-t-elle, à peine amusée.
Elle regrette cependant qu’il ait fallu dix ans pour construire ce projet. Elle rappelle d’ailleurs que, lors du concours, il n’était même pas encore question de tours à Paris, tours dont elle ironise de la définition floue. «Une tour de 50 m sur un grand espace, ce n’est pas une tour, c’est un gros bâtiment. La définition du Larousse pour une tour est un bâtiment dont la hauteur est supérieure à la largeur mais cela est subjectif. Beaubourg est un IGH (immeuble de grande hauteur) mais ce n’est pas une tour», souligne-t-elle.*
Le Tribunal de Grande Instance (TGI) de Renzo Piano, visible à travers les fenêtres de l’agence, a du mal également à passer pour une tour. Loci Anima était en finale, associé à Vinci pour ce TGI en PPP. Son projet proposait une tour fine comme une lame pour l’administration tandis qu’un ‘palais’ rendait toute sa solennité et sa symbolique à la justice. Elle se souvient avoir assisté à des réunions de financement avec des banquiers. «Au début nous ne comprenions rien mais cela nous a permis d’appréhender un certain nombre d’éléments dans le montage du projet dont nous ne savions rien de prime abord», dit-elle. C’est toujours bon à savoir même si les PPP se font rares.
Si perdre des concours fait partie de la vie d’un architecte, pour Françoise Raynaud, aucun revers n’est plus douloureux qu’un autre. Elle met d’ailleurs sur le même plan le TGI et les tours de logement de Strasbourg. «Le plus difficile est quand tu perds pour de mauvaises raisons», dit-elle.
Mais, foin de nostalgie, l’agence a créé une ville virtuelle, Loci city, composée de tous les projets perdus. Chacun d’eux y trouve sa place. Ainsi la recherche et le travail effectué sur ces bâtiments virtuels perdurent au fur et à mesure que cette ville prend forme au fil du temps. Au moins cette cité virtuelle compte d’ores et déjà parmi ses équipements un TGI et un hippodrome tandis que la tour Tipi a trouvé sa place au bord de la mer. «Chaque projet à une histoire», souligne Françoise Raynaud. «Je fais un peu d’anthropomorphisme avec mes bâtiments, j’ai un rapport à l’objet qui n’est pas dénué de sentiments», ajoute-elle. Une promenade dans Loci City, même en touriste, en témoigne abondamment.
En attendant, l’agence vient de se voir confier, avec Matthieu Poitevin (Caractère Spécial §), le réaménagement de la bibliothèque de la Cité des sciences et de l’industrie à Paris. L’occasion d’explorer la transformation du rapport au public au sein des bibliothèques liée à l’impact du numérique.
«Il y a des endroits qui sont chargés ; c’est comme les hommes, on ne comprend jamais la complexité d’un être humain», aime à répéter Françoise Raynaud. Sans doute que ses bâtiments en parlent entre eux.
Christophe Leray
Voir à ce sujet notre article La hauteur des tours à la hauteur du débat