Les effets pervers de la loi ELAN commencent à être connus et anticipés. Les bailleurs sociaux, les petits surtout, vont les subir de plein fouet avec en conséquence, rapidement, une possible perte de la qualité architecturale ainsi qu’une réduction du volume des opérations. Une loi perdant-perdant ? Explication de texte.
Dominant la vallée de la Seine, c’est un projet de 20 logements sociaux tout au bout d’un chemin quasi-forestier à l’Etang-la-Ville, dans les Yvelines. Au cœur de la forêt domaniale de Marly, à cinq kilomètres de Saint-Germain-en-Laye et 15 de Versailles, la commune, située sur un vallon encaissé, a tous les attributs de la banlieue cossue.
La réflexion de l’agence Po&Po (Bruno Palisson et Jean-Luc Calligaro), pour ce qui concerne le logement dans ces zones périurbaines indéterminées, est depuis longtemps axée autour du concept de logement intermédiaire, c’est-à-dire l’idée de «pousser le plus loin possible les qualités de la maison individuelle dans le logement collectif», dont ce projet est une nouvelle interprétation sensible.
A l’Etang-la-Ville, Po&Po a défini un cadre de vie individuel dans un univers collectif. «L’agence a travaillé les volumes à la dimension et selon la forme de la maison de notre inconscient collectif. Le paysage est le révélateur des qualités du site, de ses qualités de vies. De cette ultime union avec le paysage naissent des logements irradiés de lumières changeantes et variées disposant d’espaces extérieurs privés et publics de grande qualité ; au plaisir de vivre, au bonheur d’habiter», explique Bruno Palisson lors d’une visite de presse début juillet 2018 car c’est ainsi que s’expriment les architectes. Bonheur en tout cas partagé par les premiers habitants rencontrés ce jour-là et qui semblent encore tout étonnés de leur bonne fortune.
Vivre ainsi aux limites de la ville est certes une difficulté, les aménités étant assez loin au bout du chemin et de la route mais les enfants sauront bientôt se rendre à la boulangerie en deux coups de pédale, ils iront dans une bonne école et auront à terme sans doute toutes les raisons de se réjouir d’avoir grandi dans un tel endroit, dans la pente et quasiment dans la forêt, comme en Suisse. L’adresse ? Chemin des Brosses. Comme en Suisse.
Certes l’accès du ‘quartier’ est fermé, pour des raisons réglementaires, mais finalement ni plus ni moins fermé que ne le sont les belles propriétés alentour dont les propriétaires ne virent a priori pas d’un bon œil l’installation de ce projet ‘social’ à leur porte, avant de revenir à de meilleurs sentiments à la vue d’un projet dont chacun, au-delà de ses préférences, reconnaîtra les mérites.
C’est au cours de cette visite que Stéphane Canivet, responsable de la maîtrise d’ouvrage au sein de l’Immobilière du Moulin vert, maître d’ouvrage du projet, indique au détour d’une conversation qu’«avec la future Loi ELAN, nous n’aurions probablement pas pu faire ce projet». Construit en deux ans, y compris les études, ce projet à 2,9 M€ HT est exemplaire en de nombreux point. Il ne pourrait donc plus être réalisé aujourd’hui ?
L’immobilière du Moulin vert est un bailleur social qui gère environ 8 000 logements. Nous avons retrouvé Stéphane Canivet fin août 2018, dans ses bureaux parisiens, avec une question en tête : comment un gouvernement qui professe vouloir aider la construction de logements, notamment sociaux en regard du déficit chronique de l’offre en ce domaine, en Ile-de-France notamment, peut-il avec la loi ELAN faire en sorte qu’un projet tel celui visité début juillet à L’Etang-la-ville ne puisse être désormais exécuté ?
Certes la loi ELAN (qui sera promulguée fin septembre / début octobre après le retour du Sénat) introduit des dispositions favorables aux promoteurs, bailleurs et constructeurs. Citons par exemple les sanctions contre les recours abusifs et l’intention de revoir une somme de détails afin de simplifier les procédures administratives.
L’assouplissement des normes PMR est également une bonne nouvelle. «Nous ne comptons que 4% de personnes en situation de handicap dans notre parc. Qui plus est, quand une personne très handicapée arrive dans son logement PMR, il nous faut de toute façon tout refaire pour l’adapter», souligne Stéphane Canivet. Autant prévoir en amont en effet. Enfin, même s’il faut encore attendre les détails de la loi, la volonté d’assouplissement des contraintes normatives est bien accueillie, évidemment.
Cela dit, la loi ELAN semble avoir des effets pervers qui pénalisent financièrement les bailleurs sociaux, menacent leur indépendance et affectent la qualité architecturale de leurs futures productions.
Les bailleurs sociaux autofinancent leur structure via les loyers et les Allocations pour le Logement (APL), ces dernières étant en majorité perçues par les bailleurs, notamment les plus sociaux, afin de limiter le casse-tête des impayés. Aussi, quand l’Etat diminue l’APL d’environ 5€, en ligne avec la décision soudaine du président Macron, ce n’est finalement une bonne nouvelle pour personne.
Le bailleur est doublement impacté par cette mesure : «d’une part, nous touchons moins d’APL en direct ; d’autre part, le dispositif de RLS (réduction de loyer de solidarité), auquel nous sommes tenus, nous oblige à réduire les loyers pour compenser la baisse des APL. C’est une double sanction qui affecte l’autofinancement des bailleurs», explique Stéphane Canivet. Des détails ? 5€ par mois multiplié par 6,5 millions de bénéficiaires multiplié par douze mois multiplié par la durée de vie du bâtiment, faites le calcul.
«Cela affecte notre capacité d’autofinancement à la baisse de manière conséquente. Or cet argent sert à l’entretien de nos immeubles, à la réhabilitation et à la construction neuve. Selon les cas, d’autres bailleurs sont encore plus affectés que nous, avec un autofinancement réduit de moitié, voire parfois un autofinancement négatif !», indique-t-il.
L’impact est donc extrêmement fort sur le financement des organismes et pose la question de la pérennité, autant celle de la structure que de son patrimoine. «Il apparaît que les organismes ne peuvent maintenir leurs propres objectifs et, à moyen terme, le parc va se dégrader et c’est une autre donnée importante pour nous», poursuit Stéphane Canivet.
Sans compter que les subventions des villes, des régions et de l’Etat sont elles-mêmes de plus en plus réduites. «Il nous faut donc puiser toujours plus dans nos fonds propres ou alors recourir à l’emprunt bancaire», dit-il. La loi contribuerait-elle au surendettement des organismes ?
Un bonheur ne venant jamais seul, le gouvernement a prévu un deuxième effet ‘kiss cool’ pour les bailleurs sociaux. En effet, dans le cadre du dispositif LASM** (livraison à soi-même), les bailleurs sociaux récupéraient le delta entre la TVA à 20% réglée aux fournisseurs et le taux réduit qui leur avait été accordé. Or la LASM pour le neuf, malgré un échéancier prévu jusqu’en 2020, est passé de 5,5 à 10% pour toutes les opérations dont la livraison s’est faite à partir du 1er janvier 2018. «Or ces opérations ont été montées à l’époque avec un taux de TVA à 5,5%», relève Stéphane Canivet. Ce qui nous ramène à l’opération de Po&Po à L’Etang-la-Ville. Elle était prévue pour livraison fin décembre 2017 mais il est soudain devenu impératif qu’elle le soit effectivement. Heureusement que les architectes et, surtout, l’entreprise générale de travaux n’avaient pas pris de retard.
«Nous ne sommes pas des sociétés à but lucratif, nos périodes d’équilibre sont à 50 ans après le début des opérations. C’était un cercle vertueux. Mais entre la baisse des subventions, les montages difficiles à équilibrer et là soudain, 4,5 points d’un coup…. C’est une perte sèche sur des budgets déjà limités. Qui plus est, quoiqu’il arrive, un taux de 10% va d’autant plus compliquer le montage des opérations même si les règles sont désormais connues», déplore le maître d’ouvrage. Quitte sinon à chercher des équilibres à 55 ans, 60 ans ? N’est-ce pas beaucoup demander ?
«L’Etang-la-Ville fut un projet compliqué à équilibrer. Si nous devions remonter cette opération aujourd’hui, il est certain que nous n’aurions pas produit des espaces aussi qualitatifs tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, nous aurions fait les vingt logements mais nous serions partis avec quelque chose de plus compact, moins beau mais plus économique», constate Stéphane Canivet.
Il le concède, c’est probablement l’architecture qui dans un premier temps va subir les effets de la loi ELAN et, dans un second temps, c’est le volume des opérations qui va être réduit. «Les terrains sont de plus en plus chers, nous ne pouvons pas sous-payer les architectes et bureaux d’études qui sont au cœur du projet, la source d’économie est donc de réduire la voilure en termes de qualité architecturale», dit-il. CQFD.
Les contraintes imposées aux bailleurs sociaux ne s’arrêtent pas là. Le gouvernement entend imposer le regroupement*** des organismes, l’idée étant de faire ainsi des économies d’échelle. Mais la brutalité de la mesure pose questions. D’une part, ces regroupements se faisaient déjà de manière naturelle, c’est le cas par exemple de l’Immobilière du Moulin Vert au sein du groupe Habitat En Région. D’autre part, de tels bailleurs sociaux agissent auprès d’une population fragilisée pour qui la proximité est une donnée importante.
«Il est permis de craindre que la création de grosses structures de gestion se fasse au détriment de la proximité avec le terrain et les locataires. Nous raisonnons en termes de social et d’humain et, eu égard au respect de nos locataires, nous pouvons craindre certains effets pervers», indique Stéphane Canivet. Dit autrement, les problèmes sociaux et de pauvreté ne sont pas juste un chiffre ‘tant par logement’, c’est aussi la raison pour laquelle les frais de gestions de ces organismes sont variables, ceci quelle que soit leur taille ne nombre de logements.
«Pour les résoudre et maintenir ses objectifs de production, l’ensemble de ces futurs grands groupes va produire un produit logement type et les particularités des structures à taille moyenne risquent de se fondre dans la masse. Il s’agit là d’une perte de la biodiversité, si l’on peut dire, qui n’est pas seulement liée à l’architecture mais aussi aux règles de gestion, aux différentes façons de monter des projets : les originalités vont disparaître», craint-il.
«Si l’on reprend l’exemple de l’Etang-la-Ville, c’est un projet dont nous sommes très fiers mais le risque pour nous est de bientôt ne pouvoir que faire du logement standard, ce qui est un autre paradoxe sachant que ce sont nous, les bailleurs sociaux, qui avons toujours joué le jeu de l’innovation, qu’il s’agisse de performances énergétiques ou d’écologie. Nos standards sont souvent plus élevés que dans le privé. Nous étions le moteur de l’innovation mais, avec moins de financement, les bailleurs seront plus timides à l’avenir», anticipe Stéphane Canivet.
Réaction de cause à effet, un projet de moins bonne qualité sur 50 ans coûtera plus cher en gestion, peut-être plus d’ailleurs que les économies réalisées lors de la construction. Dernier paradoxe, les économies d’échelles liées aux regroupements seront, il ne faut pas se leurrer, la plupart du temps liées à des réductions d’effectifs, ce qui va bien entendu à l’encontre même de l’objectif du gouvernement de réduire le nombre de chômeurs.
La loi ELAN est décidément pleine de qualités…
Christophe Leray
* Le décret du 27 février 2018 relatif à la baisse de l’aide personnalisée au logement dans le cadre du dispositif de réduction de loyer de solidarité fixe la réduction de l’APL appliquée consécutivement à la mise en œuvre de la RLS. Le montant mensuel de l’APL sera diminué d’un montant égal à 98 % de la RLS dont bénéficient les locataires.
** Une livraison à soi-même (LASM) désigne, en matière de TVA, l’opération par laquelle une personne obtient, seule ou avec le concours d’un tiers, un bien meuble ou immeuble ou une prestation de services à partir de biens, d’éléments ou de moyens lui appartenant.
***Tous les organismes (sauf exception dans les DOM) de moins de 15 000 logements doivent se regrouper pour atteindre une masse critique de 50 000 logements.