Suspecté d’arrogance, Nicolas Michelin, fort de passions multiples, est un guerrier volubile sans plus beaucoup de peur mais avec nombre de reproches qu’il détaille à loisirs, avec une joyeuse férocité, à l’adresse de «bâtiments médiocres» et, en creux, de leurs auteurs, qu’ils soient architectes ou acteurs de l’acte de construire. Il est cependant sensible et léger. Portrait.
La chute du livre est sèche comme un boulet de canon. «En 1525, Jean de Médicis a 28 ans lorsqu’au cours d’une bataille, il reçoit un boulet de canon dans la jambe alors qu’il tentait d’arrêter les lansquenets de Charles Quint en route pour le sac de Rome. Il meurt des suites de sa blessure. C’est la première fois qu’on utilise le canon contre des cavaliers. Jean est tellement beau, aimé et pleuré que l’on décide et jure des deux côtés de ne plus jamais utiliser ce type d’arme dans les combats,» écrit Nicolas Michelin pour les toutes dernières lignes de son ouvrage Alerte*.
Il serait aisé de lire ici la prose désabusée d’un cynique revenu de tout et sans illusion sur le monde et ses congénères qui le peuplent. Sauf que les deux pages précédentes montrent une photo, signée Nicolas Michelin, de l’envergure impressionnante de deux branches d’un arbre au-dessus d’un banc et d’une table dans un parc indéterminé. Commentaire de l’auteur : «L’homme est incapable de construire un pareil ouvrage. Porte-à-faux, élancement, résistance au vent, tout ici est techniquement impossible. Magie des arbres…» De fait, s’il y a quelqu’un qui semble encore positivement émerveillé d’être vivant, puisque pour lui l’extraordinaire est issu de l’ordinaire, c’est bien Nicolas Michelin. Alors que faire de ces deux impressions apparemment contradictoires ?
Quand il reçoit le journaliste dans son agence au huitième et dernier étage d’un immeuble du Xe arrondissement à Paris, Nicolas Michelin enjoint en tout premier lieu son visiteur à le suivre sur la terrasse, puis sur le toit. Malgré le temps maussade et l’horizon noyé dans la brume d’une matinée de janvier, la vue à 360° sur Paris est à couper le souffle tandis qu’on a l’impression de pouvoir toucher du doigt les portes du Sacré Cœur de Montmartre. «Je suis en train de racheter les millièmes de la co-propriété pour aménager le toit en terrasse/belvédère,» explique l’architecte. Il s’y voit déjà. Ici des rambardes, là des plantations. «C’est difficile, il y a des résistances,» soupire-t-il. Sauf que les résistances, ce n’est pas ce qui l’effraie. «J’aime la ville passionnément,» dit-il. Il le redira souvent.
L’agence est vaste, d’autant qu’elle possède également un autre espace au rez-de-chaussée, et organisée en modules – logements, urbanisme, architecture, atelier maquette, etc.- que s’approprient les architectes en fonction de leurs compétences et des besoins du moment. Du coup les murs et cloisons sont couverts de photos, d’images, de plans, de projets sur lesquels Nicolas Michelin s’arrête quasi systématiquement puis commente avec un enthousiasme déconcertant en ce sens qu’il est sans cesse renouvelé, pour chaque projet, et que l’on sent chez lui, à chaque fois, comme une pointe de regret d’en laisser là la présentation pour passer au suivant.
Nicolas Michelin note un nouvel arrivant dont c’est le premier jour à l’agence et s’assure qu’il a du travail. «Oui,» répond le jeune homme, pointant un épais dossier au droit de son poste de travail. «J’ai près de cinquante employés, cela m’angoisse,» dit Nicolas Michelin sans préciser ce qui, dans cette proposition, l’angoisse. Mais c’est l’occasion pour lui d’esquisser son système de pensée. «Un étudiant ne comprenait pas que l’on ne parte pas d’une ‘idée forte’ (des ‘containers’) pour gagner un concours. Mais les gens dans leur séjour ne veulent pas d’un container. L’architecture ce n’est pas une œuvre d’art mais des édifices dans lesquels on se sent bien,» dit-il. Passionné également de photographie, il collectionne d’ailleurs «ces images sur la ville ordinaire que les gens aiment sans la regarder». Il est intarissable sur le thème de l’ordinaire – extraordinaire
«Tu vas voir, c’est un bon architecte mais il est un peu raide,» nous avait-on prévenu. Quand on lui rapporte le propos, Nicolas Michelin ne cille pas. Raide, prétentieux, arrogant… Il sait les épithètes murmurés dans son dos qui, s’ils le «heurtent», ne l’étonnent qu’à peine. «Peut-être réagit-on à des idées de façon négative car je ne suis pas les courants, je ne fais pas la cour et je donne mon avis,» offre-t-il en guise d’explication. «Ce n’est pas de la prétention mais ça m’agace quand les idées ne sont pas profondes et manquent de réflexion. Je critique certains bâtiments qui sont EUX prétentieux et non les confrères. Je déteste le bâtiment sculpture. Je n’aime pas par exemple les bâtiments de Gehry, j’ai le droit de le dire et je veux bien en discuter. Ce n’est pas sérieux de faire des bâtiments comme ça, énergivores, très chers, plein de matériaux, des bâtiments qui massacrent un site. Mais pourquoi le font-ils ?»
Si encore ce genre d’assertion était murmuré en petit comité amical. Mais Nicolas Michelin est «dans l’écriture» – il est prolixe – et en écrivant, «on affirme». Haut et fort. Et sans qu’ils soient toujours nommés, puisque ce sont les bâtiments qui font l’objet de ses «observations» et autres «histoires vraies», ils sont quand même plusieurs Jean de Médicis à se reconnaitre et recevoir, après des tirs précis puisque l’artilleur est un sachant, les boulets de canon dans les jambes. «Moi je dis ‘il ne faut pas que ça se voit’. Faire un bâtiment extraordinaire pour être extraordinaire, c’est facile,» insiste Nicolas Michelin. «Faire un bâtiment ordinaire sur plein d’aspects pour qu’il en devienne extraordinaire, c’est difficile». Le succès actuel de son agence avec ses bâtiments «ordinaires» doit finir d’en exaspérer quelques-uns.
Qu’on en juge (CV officiel) : Nicolas Michelin a livré la rénovation de la Halle aux Farines pour l’université Paris VII ainsi que des logements sur l’île de Nantes, le siège de l’Agence de l’eau à Rouen, la passerelle de Rueil-Malmaison et le Théâtre de la Piscine de Châtenay-Malabry. Il a plusieurs opérations en chantier – l’esplanade Charles-de-Gaulle à Rennes, des logements à Tours et le quartier du Grand Large à Dunkerque – et des études urbaines en cours à Lille, Mulhouse, Metz, Reims, Angers et Tournai en Belgique. (Et encore il en manque) Il a été nommé au Grand Prix de l’Urbanisme en 2005, 2007 et 2008. En 2006, il a gagné le concours pour le pôle d’enseignement supérieur ARTEM à Nancy et la réhabilitation de la bibliothèque universitaire de Strasbourg. En 2003, le gymnase de Grenoble a été distingué par une mention à l’Equerre d’Argent. Parallèlement à son activité d’architecte, Nicolas Michelin a dirigé l’Ecole d’art de Rueil-Malmaison de 1985 à 2000 et le Centre d’art contemporain. Il est directeur de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Versailles depuis 2000 où il a installé le Centre d’art La Maréchalerie. Et il a été commissaire général de l’édition 2008 d’Agora – biennale d’architecture, d’urbanisme et de design de Bordeaux. Rageant !
Surtout que l’homme ne cultive, apparemment, aucun rêve de grandeur. Sinon peut-être la tentation d’aboutir à un corpus intellectuel qui fera date. Il n’en devient pas moins facilement péremptoire. «Je suis peut-être casse-pied mais je tiens bon quand je pense avoir raison,» dit-il. Quelques-uns de ses ouvrages s’intitulent par exemple Avis, Alerte. Il semble partager avec Rudy Ricciotti et quelques autres une virulence de fond qu’il exprime en flèches assassines. Pas étonnant que d’aucun dise de lui «Mais enfin, pour qui il se prend celui-là ?» Aussi longtemps que cela «crée la discussion», Nicolas Michelin promet de continuer à tirer joyeusement. «Comme je suis calme, je peux paraître austère ; ça me va puisque je suis plutôt un gai luron,» explique-t-il. Heureusement, il n’est jamais méchant.
«J’ai toujours voulu être architecte mais j’ai dû choisir entre musique et architecture,» dit-il. Père parisien et architecte, mère marseillaise, famille nombreuse (4 garçons, 4 filles), de quoi se forger une capacité à se faire entendre. «Quand on essaye de canaliser, on se trompe».
Il en veut pour exemple la rénovation du Boulevard Magenta à Paris. «On a essayé d’ordonner les cyclistes, les voitures, les piétons, c’est une erreur. Ce boulevard était simple, avec de grands trottoirs». «L’architecture doit être vue dans le quartier, dans son ensemble urbain. Ce qui est formidable dans la ville, c’est le désordre, le raté, les confrontations. Je connais des urbanistes qui cherchent la ZAC parfaite, le cahier des charges parfait. La ZAC est entièrement dessinée mais complètement aseptisée, maîtrisée».
Cette vision hygiénique de l’humanité et de son cadre de vie le heurte également, plus encore peut-être que les piques à son encontre. Oui, il admet faire des plans masse «hyper dessinés pour gagner les concours» mais il s’agit de plans «fictifs qui permettent les évolutions». Après avoir fixé les ‘invariants’ (points haut et bas, routes, existant, etc.), «nous commençons à créer le désordre, la surprise des points de vue, des regards inconscients». La rigueur intellectuelle d’accord mais le meilleur des mondes, très peu pour lui.
Pour expliquer sa pensée, il prend l’exemple d’un gamin sur le chemin de l’école qui se repère avec le clocher, la maison jaune, une grille ou une clôture. «Les références de ce gamin sont un désordre construit sur plusieurs générations et aujourd’hui on nous demande un quartier de mille logements quasi parfait,» dit-il, sincèrement abasourdi par une telle proposition. «Notre travail est de créer cette tension du regard née de la disparité des volumes, d’accepter l’erreur et de créer du désordre, même si les politiques n’aiment pas le mot désordre, et de créer de l’ordre… de temps en temps,» dit-il. Notamment au niveau des façades sur rue dont il semble aimer les continuités historiques, même si sans équivoque aucune le traitement est contemporain. Voir par exemple le Pôle Universitaire de Nancy ou les logements de Dunkerque ou son «observation» d’un petit immeuble à Versailles. «Ce qui m’intéresse est l’îlot sans parcelle, je crois à l’îlot et à la rue,» dit-il.
S’il dit aimer la «solitude et les promenades en forêt», c’est en ville qu’il voyage et nourrit son imagination. Quel autre architecte s’est retrouvé en prison à Shanghai soupçonné d’espionnage parce que ses relevés et plans de quartier étaient un peu trop inhabituels et pointus ? Il a gagné quatre concours (jamais réalisés) en Chine. Il est également par exemple capable d’analyser et d’intégrer à ses recherches la conception des unités d’habitation de Copenhague. Bref, sa curiosité est immense et la passion plus intense aujourd’hui qu’hier.
Ce qui le conduit d’ailleurs à varier ses cibles d’artilleur avec des gants de plus en plus élimés. «L’ennemi numéro 1 est le bureau de contrôle ; l’ennemi numéro 2 est le mauvais ingénieur. Quant aux gros bureaux d’études, ils s’en foutent, ils font du chiffre. Ici on ne se laisse pas faire,» dit-il panache au clair. «Calculer la thermique d’une paroi, ce n’est rien». Il a perdu beaucoup de concours à s’entêter à proposer des coursives. «C’est quoi le problème ?» fait-il mine de s’interroger, avant d’envoyer une volée de gros sel aux maîtres d’ouvrage. «Notre travail est de dire : ‘c’est possible’, mais l’ambition politique est nécessaire».
Selon lui le développement durable est le «cheval de Troie» de l’architecture en ce sens qu’il «oblige à faire différemment». Il se réjouit que le thème commence à être un argument de vente. Au désarroi parfois de ses maîtres d’ouvrage, lui pousse les limites des projets aussi loin que possible, sans toujours gagner la manche. A la surenchère de règles et normes pour que les gens «soient confortables», il oppose le mot ‘isolation’. «Isolation, isolement, ce sont des mots affreux,» dit-il. Il suggère de «mettre un pull» et propose que l’isolation acoustique soit traitée de façon un peu plus «subtile».
Au fil de l’entretien, il finit quand même par, au détour d’une phrase, parler de lui. «J’adore la bagarre : on est des guerriers,» dit-il. C’est énoncé avec le sourire et la légèreté de celui qui sait qu’il peut tenir la distance parce que sa personnalité est enfin en adéquation avec sa pratique. Associé, sous le nom de LABFAC, avec Finn Geipel pendant dix ans, de 1990 à 2000, il se souvient qu’ils donnaient tous deux «une image d’austérité et de rigueur» dans leur travail qui n’était pas représentative de leurs caractères (Finn Geipel est, de fait, un autre ‘gai luron’. NdA).
Ce n’est qu’en 2000, à la création d’ANMA avec Michel Delplace et Cyril Trétout que Nicolas Michelin est «sorti de cette architecture austère, rigoureuse, raide». C’est alors qu’il s’est intéressé à nouveau à l’urbanisme et qu’il s’est ouvert de nouveaux champs d’exploration (de bataille ?). «J’y consacre aujourd’hui 60% de mon énergie. Je me déplace en personne pour chaque projet et cet autre travail me fait faire, ainsi qu’à toute l’agence, beaucoup de progrès,» dit-il. Son architecture y a gagné en légèreté, en capacité d’ouverture à l’autre, au monde. Il y a lui gagné en modestie, laquelle paradoxalement ne fait que renforcer sa détermination. Ce qui le ramène illico à son premier questionnement : «Comment en est-on arrivé à cette médiocrité et pourquoi ne fait-on pas autrement ?»
La réponse à cette question restera sans doute à jamais élusive et demeurera pour lui une source d’étonnement, sinon d’irritation. Au risque évidemment de hérisser quelques confrères, dont «les rois de la mise en scène» dans son champ de mire. Lucide il sait parfaitement qu’aucune armée n’a jamais renoncé à l’usage du canon. Et que la médiocrité n’est jamais que la peur du moindre risque et le goût du confort. Aussi, en accord avec lui-même, avec ses propres armes, il a décidé d’engager tous les débats qui lui paraissent justes tout en ne renonçant pas à sa capacité d’émerveillement.
En dernière page de son livre Avis, il y avait déjà un arbre, «cet ouvrage qu’aucun homme ne saura jamais construire».
Christophe Leray
* Alerte – Et si l’on pensait un peu plus à elle ?, de Nicolas Michelin ; Editeur : Archibooks + Sautereau éditeur ; Format : 12×18 ; 118 pages ; Quadrichromie ; Broché ; Prix : 18 euros.
** Avis : propos sur l’architecture, la ville, l’environnement. Editions Archibooks ; Format : 12 x 18cm ; 120 pages ; Intérieur : Noir et Blanc. Prix : 18,00 euros.
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 28 janvier 2009