En cette période trouble que nous traversons, presque postpandémie et avec l’apparition d’un conflit armé à nos portes, l’Europe semble redécouvrir les vertus de la production industrielle et énergétique locale.
Les écologistes s’en félicitent, la population attend les faits car si en cette période électorale les promesses vont bon train, les actes… Néanmoins, la population est demandeuse, et elle n’a pas attendu ces catastrophes pour s’élever contre les délocalisations dans les années 80 et 90. Mais, à l’époque, les politiques expliquaient que c’était inéluctable compte tenu des coûts de production très faibles dans les pays lointains et que, au nom du libre-échange et de l’amélioration du pouvoir d’achat, il n’était pas question d’appliquer des pénalités aux importations.
Il faut surtout reconnaître que, pour le politique, il est plus valorisant et moins compliqué de gérer un pays de « cols blancs » que de « cols bleus ». En effet, les premiers aux revenus plus importants sont généralement moins enclins à se mettre en grève, surtout dans une « start-up nation ». Et, de toute façon, s’ils se mettent en grève, le pouvoir de nuisance est quasi nul sur la communauté, donc, tout va pour le mieux…
A première vue, le domaine de la construction, du BTP en général, n’a été que peu touché par ces phénomènes. En effet, construire un bâtiment ou une route nécessite encore d’être présent sur place ; peu de risque de délocalisation de la production, hormis pour les produits manufacturés à mettre en œuvre, qui, eux, n’ont pas échappé à la règle.
Du coup, pour faire baisser les prix, l’Europe a inventé le phénomène du « plombier polonais » qui, plus qu’une réelle déferlante, a surtout servi à maintenir la pression sur les coûts de construction. L’organisation de la construction en France est telle que la plupart des ouvriers sont des sous-traitants ; la menace de faire réaliser le travail par des entreprises venues des autres pays européens a permis aux majors de la construction de s’assurer que les sous-traitants continuent de travailler à bas coût.
Si les crises que nous subissons permettent de mettre enfin un terme à ce fonctionnement erratique basé sur une mise sous pression des ouvriers, au motif qu’ailleurs dans le monde quelqu’un, dans des conditions économiques totalement différentes, peut le faire pour moins cher, et en partant du principe que les déplacements n’ont aucune valeur, alors nous aurons progressé, et, a fortiori, l’écologie aussi devrait progresser si l’on prend enfin en compte le coût du transport !
S’il est clair que dans les mois à venir les coûts de construction ne vont pas aller dans le sens de la baisse, pour la maîtrise d’ouvrage la tentation de trouver un angle d’attaque pour réduire les coûts risque de se porter sur la partie invisible de l’acte de bâtir : la prestation intellectuelle, la maîtrise d’œuvre.
En effet, jusqu’à présent les prestations intellectuelles n’étaient pas touchées par les phénomènes de délocalisation ; « conçu en France, fabriqué en Chine », la conception a besoin de connaître les contraintes locales et, surtout, d’une interaction rapide avec les différents spécialistes. C’est d’ailleurs pour cela que les villes se sont développées pour accueillir les équipes tertiaires des entreprises. Mais le COVID a ouvert la voie au télétravail…
Nombre d’articles traitent du sujet, expliquant que les cadres et professions intellectuelles, jusqu’à présent contraints à la vie chère des centres urbains, sont en train de migrer vers les villes petites et moyennes, jusque-là délaissées, et tout cela grâce au télétravail. Mais, quitte à utiliser le télétravail, l’idée de monter des filiales à l’étranger et de délocaliser pour faire tout ou partie de la conception devient tentante…
Il est donc évident que la maîtrise d’œuvre va être mise sous pression dans les mois et années à venir, pas tant par une demande explicite de la maîtrise d’ouvrage, mais par le recours aux procédures de marchés publics « simplifiées », offres financières essentiellement basées sur le montant des honoraires qui, mécaniquement, entraîne un dumping des maîtres d’œuvre entre eux, et, par conséquent, entraînera ce qui s’est produit il y a quelques années dans l’industrie.
Dans ce domaine, force est de constater que, déjà, hors période de crise, les maîtrises d’ouvrage, avec la complaisance de certaines maîtrises d’œuvre, ont déjà largement entamé la décote des prestations ; aujourd’hui la crise du COVID démontre que le travail à distance de conception est une chose tout à fait aisée à réaliser.
Alors, pourquoi payer cher un architecte ou un ingénieur en France quand vous pouvez pour le même prix en avoir dix qui travaillent au moins autant d’heures à l’autre bout du monde ? D’autant que, contrairement à la délocalisation industrielle qui restait pénalisée par le fait de devoir rapporter sa production en France à coups de porte-conteneurs ou d’avions, donc maîtriser une logistique complexe, la prestation intellectuelle se contente d’un cloud partagé, pas de logistique, pas de délais et point d’affichage écologique désastreux !
La relation avec la maîtrise d’ouvrage ? la visio est aujourd’hui parfaitement maîtrisée, et nombre d’agences étrangères cherchant à s’afficher comme françaises ont déjà résolu le problème : un staff minimum à Paris, un commercial, un ou deux chefs de projets capables de tenir des réunions et le tour est joué ! La production, elle, est envoyée très loin où les coûts salariaux sont plus faibles. Les maîtres d’ouvrage, notamment publics, se déplacent rarement pour voir les bureaux de leur maître d’œuvre ! Quant au suivi de chantier, il est alors sous-traité à un maître d’œuvre d’exécution.
Il serait dommage que la RE2020, qui impose une maîtrise parfaite des questions d’empreinte carbone en incitant à une production de bâtiments en circuit court, se traduise par une conception, elle, en circuit long… Mais comment une maîtrise d’ouvrage peut-elle aujourd’hui s’assurer que son projet sera conçu par des architectes et des ingénieurs basés en France ? Malgré l’épaisseur des dossiers de candidature, rien ne lui permet de connaître l’exacte organisation des structures qu’elle retient…
L’Etat a organisé pour les industriels, depuis quelques années maintenant, des labélisations indépendantes qui garantissent à l’acheteur l’origine de ce qu’il acquiert, le fameux « made in France » ; les petits producteurs locaux ont les « AOC/AOP », les restaurateurs le label de « Maître Restaurateur » lorsqu’ils cuisinent eux-mêmes sans avoir recours à des plats industriels, et j’en passe…
Peut-être serait-il temps de faire de même pour les prestations intellectuelles ? Simplement pour garantir au maître d’ouvrage que son futur bâtiment sera élaboré et mis au point par des équipes basées en France, qui respectent les conditions sociales qui s’imposent à nous, et que le coût de conception sera réinvesti dans l’économie locale. Cela permettrait une mise en concurrence plus équitable ou, en tous cas, que la maîtrise d’ouvrage puisse faire un choix éclairé.
Il faut reconnaître qu’à ce jour, si les BET se font labelliser – ISO et OPQIBI, qui apportent aux maîtres d’ouvrage un niveau de garantie sur la compétence technique et organisationnelle des structures qu’ils sollicitent – les agences d’architecture, elles, n’ont pas particulièrement de certification. Il y a bien la possibilité d’une labélisation ISO mais elle n’est que très peu répandue. En tout état de cause, ces labels garantissent une qualité de livrables, ils n’interviennent en rien sur l’origine de la production et le respect des réglementations sociales françaises.
Alors à quand une AOC… maîtrise d’œuvre ?
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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