Le vendredi 21 mars 2008, Raphaël Labrunye, architecte et 39ème sur la liste de Pierre-Christophe Baguet, élu quelques jours plus tôt à la mairie de Boulogne-Billancourt, a retiré le recours qu’il avait déposé contre les projets en cours sur l’île Seguin. Preuve s’il en est que la campagne des municipales était bien terminée et que le principe de réalité reprenait ses droits.
Les projets architecturaux et d’urbanisme sont souvent l’enjeu des campagnes municipales et, en cas d’alternance, en font régulièrement les frais, quelle que soit la couleur politique des élus. Mais à Boulogne-Billancourt, la situation était différente tant parce qu’il s’agissait, en l’occurrence, de deux élus du même bord (UMP), que parce que c’est de l’île Seguin, lieu emblématique, qu’il était question et que certains missiles arrivaient directement de l’Elysée pour se ficher directement dans le jardin de Jean-Pierre Fourcade, ancien maire désormais et jusqu’alors président de la SAEM Val de Seine en charge du développement des 74 hectares de l’opération Ile Seguin-Rives de Seine. L’enjeu local a donc connu un retentissement national.
Rappel des faits et des enjeux : Friche industrielle des terrains Renault, vendue en 2000 à DBS*, un groupement de promoteurs, le site doit d’ici 2015 accueillir 842.000 m² de logements, équipements, bureaux et commerces ; 12.500 habitants et 12.000 emplois y sont attendus. DBS possède les droits ‘théoriques’ de construire. La SAEM est créée en 2003 et sa direction générale est confiée à Jean-Louis Subileau, grand prix d’urbanisme en 2001 et par ailleurs ancien directeur de la SAEM Euralille. C’est elle qui doit superviser et coordonner les aménagements. Si sur le trapèze, la SAEM n’est propriétaire, pour un euro symbolique, que des emprises destinées aux espaces publics, elle est propriétaire du foncier sur l’île Seguin (achetée 43 millions d’euros à Renault).
En 1995, c’est à l’instigation de Pierre-Christophe Baguet que Jean-Pierre Fourcade, ex-ministre des Finances de Valéry Giscard d’Estaing (le dernier à avoir fait voter, en 1975, un budget en équilibre, note Libération du 29 janvier 2008), est élu maire. Pierre-Christophe Baguet devient son premier-adjoint. Les deux hommes auraient, selon ce dernier, convenu d’une transmission de la mairie à l’issue de la mandature. Mais leurs relations se tendent à l’approche de l’échéance et, en 2001, Jean-Pierre Fourcade est largement réélu. Pierre-Christophe Baguet, député et vice-président du Conseil général des Hauts-de-Seine s’installe en embuscade. Bref, les deux hommes cultivent désormais une solide inimitié.
Les mains libres, dès 2001, Jean-Pierre Fourcade fait avancer les dossiers tandis que la SAEM signe une convention avec DBS afin qu’il y ait une consultation systématique avec les architectes non seulement pour chaque lot du site, mais également pour chaque bâtiment au sein de ces îlots. Une volonté de qualité architecturale dont on peut désormais mesurer la portée puisque ce sont aujourd’hui 48 équipes d’architectes qui travaillent sur le site, chacune ayant gagné sur concours. C’est ainsi que se côtoient (se côtoieront, se côtoieraient) sur un tout petit périmètre des architectes tels Norman Foster et Jean Nouvel pour citer les Pritzker, mais aussi Jean-Paul Viguier, Ibos&Vitard, Rudy Riccotti, Reichen&Robert pour en citer d’autres ainsi que de jeunes agences (impossible de citer tout le monde – hélas). Si l’on ajoute les agences ayant participé aux consultations, il est permis de penser que, en quelques années à peine, sur un site où chacun est à portée de grue des autres, c’est à Boulogne que cette réunion de talents a produit l’un des plus impressionnants bouillon de culture architecturale en France depuis longtemps.
Une parenthèse. Début mai 2005, François Pinault annonçait son intention d’abandonner le site de l’Ile Seguin pour la création de sa fondation d’art contemporain. Un «traumatisme» pour Jean-Pierre Fourcade, dont la diplomatie n’était certes pas le point fort mais qui avait fait avancer le dossier. Le pont Renault (signé Marc Barani) avait été expressément réalisé dans l’optique du chantier de la fondation, la ville avait effectuée la révision partielle du POS et approuvé le permis de construire. François Pinault avait argué à l’époque «ne plus avoir la patience de persévérer» mais force est de constater que la fondation n’est toujours pas construite. Des frais de fonctionnement élevés seraient-ils une excuse plausible à ce désengagement ?
Début 2007, soucieux de sa succession, Jean-Pierre Fourcade cède son fauteuil à son premier adjoint, Pierre-Mathieu Duhamel. Mais c’est Pierre-Christophe Baguet qui obtient l’investiture de l’UMP. Et dès mai 2007, la campagne commence sous la forme d’un recours contre l’arrêté du 2 mars 2007 par lequel le Maire de Boulogne-Billancourt délivre un permis de construire concernant l’hôtel 4* prévu sur l’île Seguin (Opéra Architectes). Le deuxième étage de la fusée atterrit dans les colonnes du quotidien Libération quand le 23 janvier 2007 le conseiller culturel de l’Elysée, Georges-Marc Benamou, annonce que Nicolas Sarkozy, président de la République, souhaite transformer l’île en «vaste jardin des sculptures», décrit comme l’un des «grands projets» de son quinquennat. Le 15 février suivant, Le Figaro publie le «projet alternatif» pour l’Ile Seguin et, surprise, annonce que François Pinault pourrait «prêter ses trésors».
L’origine de ce projet reste floue. Raphaël Labrunye évoque une «nouvelle programmation d’obédience élyséenne» – curieux mot, obédience – et un projet sur «lequel on travaille depuis de longs mois» sans précision de qui est ‘on’. Pour un projet de cette importance, tant urbaine que symbolique, la précision serait pourtant utile. Pierre-Christophe Baguet évoque également un prolongement de la ligne 9 du métro, dont la faisabilité reste à déterminer, au mieux. Toujours est-il que Jean-Pierre Fourcade, pour défendre son projet, se lance une nouvelle fois dans la bataille des municipales, que le scrutin local, devenu plébiscite pour ou contre le «jardin des sculptures», devient national et que c’est Pierre-Christophe Baguet qui emporte la mise. La victoire acquise, reste les arguments de la campagne et leurs raccourcis – c’est de bonne guerre sans doute – et le principe de réalité. En clair, et maintenant ?
Nous avons tenté de joindre Pierre-Christophe Baguet pour un entretien quant à ses «intentions, options et projets sur l’Ile Seguin et le Trapèze». Il a répondu par la voix de son service de presse qu’il «n’avait pas d’éléments suffisants à ce jour pour répondre aux journalistes puisqu’il ne serait élu président de la SAEM que le 22 avril prochain».
Pourtant, lors de son intronisation, le 21 mars dernier, il a cependant expliqué aux nouveaux élus du Conseil municipal que «nos grands projets porteurs d’avenir seront étudiés avec minutie ; la prolongation du métro au sud de la ville, l’aménagement de l’île Seguin en un ensemble culturel et de loisirs international, l’enfouissement des avenues du Général-Leclerc et Edouard-Vaillant, le réaménagement de la route de la Reine», le tout, sans «dérive financière» (Le Parisien 22 mars 2008).
Bref, tandis que sur le trapèze les premiers habitants sont attendus dès début 2009 et les premiers locataires de bureaux dès cet été pour l’immeuble de Foster et fin 2008 pour l’immeuble de Jean-Paul Viguier, l’avenir de l’Ile Seguin, en friche depuis 16 ans, et alors même que les travaux étaient engagés pour les premiers bâtiments, reste toujours aussi incertain.
Ce qui invite à quelques remarques d’ordres différents.
La première est une interrogation. Lors de la campagne, il ne fut jamais question de modifier quoique ce soit à l’aménagement du Trapèze. Or c’est exactement la même équipe qui a supervisé l’aménagement du Trapèze et celui de l’Ile Seguin. Elle serait sans reproche ici mais indigente là ?
Ensuite, qui pour la remplacer, et avec quel projet ? Raphaël Labrunye, inscrit à l’Ordre (CNOA) depuis décembre 2004, est aujourd’hui administrateur de la SAEM. Sans bâtiment construit à son actif. Il est décrit par le nouveau maire comme «acteur du projet». C’est lui qui écrit : «[la concertation de] M. Fourcade consistaient donc uniquement à avaliser les options prises par les aménageurs ; hormis la couleur des volets peut-être, comme pour les maisons Bouygues». La centaine d’architectes qui ont pris part aux consultations – dont pour rappel Foster et Nouvel – apprécieront. Parle-t-il au nom du maire ?
Puis, si Pierre-Christophe Baguet va au bout de ses propos de campagne et transforme radicalement l’aménagement de l’île tel que le prévoit le projet alternatif – qui n’est déjà plus un «jardin des sculptures» – diffusé dans la presse, entre les contentieux avec les promoteurs qui ont déjà leur permis de construire et commencé les travaux – il ne s’agit rien moins que d’un hôtel 4 étoiles, de l’université américaine et d’une résidence pour chercheurs -, les nouvelles consultations qui devront avoir lieu, les phases études des lauréats et les dépôts de permis de construire, les grenouilles ne sont pas prêtes à s’installer dans l’étang prévu au milieu de l’île.
Et encore. Puisque le nouveau projet est «d’obédience élyséenne», que Patrick Devedjian, désormais patron du département des Hauts-de-Seine et par ailleurs président de l’EPAD, est désormais inscrit au Conseil d’administration, quelle marge de manœuvre pour le maire ? Le voilà désormais responsable de la moindre erreur susceptible d’embarrasser le président. La grande majorité des maires de villes de plus de 100.000 habitants ne lui envie sans doute pas le privilège. Sans compter que Georges-Marc Benamou n’est plus à l’Elysée.
Enfin, puisque toute politique est faite de compromis, il apparaît plus aisé d’agir là où les financements sont publics plutôt que privés. Il semble en effet difficile de remettre en cause les nombreux équipements prévus sur le Trapèze – dont un nombre impressionnant consacrés à l’éducation, de la crèche au collège. Reste sur l’Ile Seguin la fameuse «galerie» de Matthieu Poitevin, Stéphane Maupin et Jérôme Sans mais elle est déjà insérée, dans le cadre d’un financement mixte, dans les permis de construire des ouvrages cités plus haut. Et la Scène de musiques actuelles (SMAC), financée par la ville, de Rudy Ricciotti ? Lequel n’a pas mâché ses mots dans l’Express (25 février 2008). Et lequel a par ailleurs gagné le concours de la rénovation du Stade Jean Bouin, à Paris mais aux portes de Boulogne, dont Pierre-Christophe Baguet n’a pas fait mystère de son désaccord, craignant des nuisances pour sa ville.
Dans cette dernière hypothèse, alors que la SAEM Val de Seine s’est fait un point d’honneur à promouvoir, de façon totalement transparente, la qualité architecturale, le premier à subir les conséquences de ce revirement sur l’Ile Seguin serait le seul équipement culturel prévu conçu qui plus est par un grand prix de l’architecture, le même architecte qui faisait partie des invités de Nicolas Sarkozy avant son discours remarqué sur le thème de la création architecturale justement. L’ironie vaudrait son pesant de mètres cube en béton.
Christophe Leray
* DBS : Développement Boulogne Seguin. Groupement composé de Hines, Nexity, Vinci Immobilier et Icade Capri.
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 16 avril 2008