«Au terme des différentes phases du dialogue compétitif», selon les termes consacrés, le ministère de la Défense a choisi, le 17 février 2011, le groupement conduit par Bouygues comme attributaire pressenti pour la réalisation du ‘projet Balard’, plus connu sous le sobriquet de «Pentagone à la française». Soit.
«Le projet retenu réunit les avantages de l’offre financière la plus basse, d’une bonne adéquation fonctionnelle et technique et la meilleure qualité architecturale», explique le ministère.
Pour la qualité architecturale, qu’en sait-il le ministère ? Peut-être quelque chose puisque dans le jury, dont le nombre des membres n’est pas précisé, parmi les six représentants du ministère de la Défense, trois étaient architectes. Il est permis par ailleurs d’espérer que l’«adéquation fonctionnelle et technique» de ce futur bâtiment militaire soit plus performante que celle du porte-avion ‘à la française’ Charles de Gaulle. Soit.
Le contrat du siècle – OK, le plus grand à Paris depuis la BNF – correspond à la construction et rénovation «de 467.000m² de bureaux qui accueilleront 9.300 salariés aujourd’hui dispatchés sur quinze sites en région parisienne. Au total, cela fait un contrat qui dépasse trois milliards d’euros», précise le Figaro*.
S’il s’agissait de faire des économies, tel que le suggère le ministère, pourquoi alors choisir la formule du Partenariat Public Privé (PPP) ?
Voyons. (Par souci de clarté nous utilisons des nombres arrondis).
500.000m² mis en oeuvre à 2.000€/m² (le prix moyen du marché en 2011) font les coûts de construction à 1 milliard d’euros. Auquel il faut ajouter des équipements sophistiqués – allez, pour ne rien oublier, encore un demi milliard . Bref, pour 1,5€ milliards, le ministère de la Défense à un ‘Projet Balard’ nickel et tip top.
Maintenant, nous apprend le Figaro dans l’article cité, «concrètement», Bouygues touchera chaque année «un loyer compris entre 125 et 130 millions d’euros payé par l’Etat pendant la durée de ce partenariat-public privé, soit 26 ans».
26 x 130= 3,380€ milliards.
La facture passe du simple à plus du double ! Sympa la culbute. Nombreux sont les entrepreneurs à rêver de telles marges et d’une telle collaboration avec leur banquier.
Quant à ceux qui finiront de payer la facture, dans 26 ans – une génération -, ils auront été bénis mille fois.
A ce prix-là, autant emprunter au prix du marché et, à la fin, le contribuable aura peu ou prou économisé 1 milliard €, soit un tiers de la facture.
Bref, au final, les économies de bout de chandelle autour du projet, apparemment déterminantes dans le choix du ministère, sont non avenues.
Surtout, sempiternel !, que voit-on, sinon les mêmes trois groupes de construction sur les mêmes concours ?
Prenons le Tribunal de Grande instance (TGI) de Paris par exemple. Bouygues, qui vient d’emporter le nouveau navire amiral de la Défense française, peut-il dans la foulée gagner encore l’autre projet emblématique de la capitale ?
Ni le président de la République ni son ‘Frère’ Martin Bouygues ne sauraient être soupçonnés d’intelligence. C’est possible pourtant. Le Figaro, encore, note ainsi benoîtement que «pour le groupe de Martin Bouygues, ce succès [Projet Balard] tombe à point nommé : en 2010, il n’avait gagné aucun des contrats à plusieurs milliards, pour des lignes ferroviaires à grande vitesse, tombés dans l’escarcelle de Vinci et d’Eiffage».
Si demain c’est Vinci qui va mal, on fait quoi ? Mais c’est un autre sujet.
Bref, du coup, puisqu’Eiffage est hors course au TGI, Vinci devrait logiquement être récompensé. Ce qui fera chaud au coeur des agences Marc Mimram / Loci Anima (Françoise Raynaud) ; OMA (Rem Koolhaas) / AUC (Djamel Klouche) ; Atelier Christian de Portzamparc / Agence Anne Demians.
Renzo Piano, Valode & Pistre et Architecture Studio, qui concourent avec Bouygues, doivent retenir leur respiration.
Au fait, qu’en pense donc Jean-Pierre Weiss, directeur général de l’Etablissement Public du Palais de Justice de Paris (EPP JP) ? Le projet qui a sa préférence, pour son «adéquation fonctionnelle et technique et la meilleure qualité architecturale», est-il chez Vinci ?
Et les justiciables, ils en prennent pour 26 ans aussi ?
Le plus drôle serait qu’un justiciable, justement, s’interroge sur la sincérité de cette concurrence entre les trois majors incontournables, semble-t-il, du secteur. Ainsi, quand il n’y en a plus que deux, comme pour le TGI, est-ce encore de la concurrence en droit français ? En droit européen ? Mondial ?
Qu’en pense le FMI ?
«Le choix final repose sur une analyse multi-critères approfondie», souligne le ministère de la Défense.
Encore heureux.
Christophe Leray
* Article daté du 17 février 2011 et signé Jean-Yves Guérin
Cet article est paru en première publication sur Le Courrier de l’Architecte le 2 mars 2011