Selon les calculs de l’inspecteur Nutello, l’architecte Dubois est vraisemblablement l’auteur d’au moins six assassinats, six femmes dont on ne retrouve jamais les corps, ou presque. Mais cette fois, le policier – plus connu sous le sobriquet de Dr. Nut – tient l’assassin.
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« Les coïncidences sont les pires ennemies de la vérité » Gaston Leroux
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Depuis la mésaventure, plus proche de la catastrophe d’ailleurs, de la non interpellation de Madeleine,* la femme de l’architecte, alors soupçonnée d’être la meurtrière en série, l’affaire était officiellement close et, en tout état de cause, Dr. Nut a été DESAISI de l’enquête ! Depuis six mois, il fait donc profil bas au bureau au sujet de l’architecte, n’en parlant à personne sauf à Ethel, la psychanalyste de l’architecte, avec qui il est engagé dans une aventure amoureuse et qui n’a d’ailleurs plus de nouvelles de son patient.
Dr. Nut sait, lui, où est Dubois.
Depuis six mois, il passe son temps libre et tous ses jours de congé à observer l’architecte, allant et venant à sa nouvelle agence de Belleville. C’est d’autant plus facile pour le policier que l’architecte loge, seul, au-dessus de ses bureaux. « C’est moins chic que la Cité de l’ameublement ou la rue Guynemer », ricanait au début le policier qui s’en veut aujourd’hui de rendre grâce à l’architecte : rien dans son comportement ou son attitude ne laisse supposer le criminel – et quel criminel ! – tandis que sa nouvelle agence apparemment se porte bien, ce que l’inspecteur a aisément vérifié et ce qui l’irrite fortement.
Malgré le fracas du divorce avec Madeleine, son ex-associée, et à peine installée en son nom propre, l’agence Dubois & MOI semble bien née, l’équipe de l’architecte apparemment soudée autour de lui. D’ailleurs Dr. Nut doit bien admettre que les travaux menés dans l’atelier – et sans doute dans l’appartement – pendant le confinement ont complètement transformé l’immeuble. L’architecte a même installé une petite terrasse verte dehors où recevoir ! Ils sont quatre à l’agence. Franck Trangin, un architecte expérimenté d’une cinquantaine d’années, Jean-David Abbah, la trentaine, le seul qui a suivi l’architecte de l’ancienne agence, et une stagiaire, Hilda De Jong, tous absolument inconnus des services de police, il a également évidemment vérifié. Il les voit boire des coups ensemble et rigoler sur la terrasse et il enrage.
A force de nuits sans sommeil à surveiller l’architecte – Ethel a fini par s’en inquiéter : « ça tourne à l’obsession », dit-elle – lui-même finissait par douter de ses motivations. Mais à chaque fois qu’il voulait laisser tomber, il se souvenait de son voyage à Petaouchnok. En « vacances », et sur ses propres deniers, il était parti jusqu’en Sibérie afin de rencontrer les collègues qui s’occupaient du meurtre d’une jeune guide touristique que l’architecte était le dernier à avoir vu vivante.
Les collègues en question n’étaient qu’à moitié heureux de le voir débarquer puisqu’ils avaient déjà trouvé le coupable, un vieil ours lubrique qui vivait dans la forêt près de la rivière où avaient été trouvé les restes de Nastassia Filippovna – Nathalie dans les notes d’Ethel Hazel – et qui avait avoué. Du coup le dossier était clos.
Mais bon, comme ils étaient contents de voir un policier français, que Dr. Nut leur semblait bien débonnaire et que le traducteur, un gamin espiègle nommé Kyrill, avait l’art de les faire rigoler en traduisant les paroles de Dr. Nut, ils ont fini par lui faire faire le tour du propriétaire. Ils ont même poussé la bonne volonté – à charge de revanche – à l’emmener là où fut retrouvée la malheureuse, l’occasion d’une balade en 4X4 à travers la toundra qui a laissé l’inspecteur Nutello rêveur. La nature avait repris ses droits et rien ne laissait supposer de ce qui avait pu se passer là.
N’ayant rien d’autre à faire, les trois soirs où il était là, Dr. Nut a traîné au bar de l’hôtel avec ses nouveaux amis, dont Kyrill qui ne le lâchait pas d’une semelle. Il a raconté des histoires de Paris – « voulez-vous coucher avec moi ce soir », c’est tout ce qu’ils savaient de français – et écouté leurs histoires de chasse à l’ours ou au loup. Surtout, il a bu avec eux jusqu’à pas d’heure, comme de coutume apparemment, Dr. Nut remerciant plusieurs fois sa solide constitution pour tenir sans flancher jusqu’à ce que ses hôtes pleurent enfin. Lesquels ont apprécié la sollicitude et la solidité du Français, d’autant plus que les distractions sont rares à Petaouchnok.
Ses amis finirent par raconter, sous le sceau d’une promesse d’ivrogne, que dès qu’ils ont remonté la piste de l’architecte, ils ont senti un malaise. « Après le coup de fil qu’on vous a passé à Paris, ça a été la panique dans les bureaux, une vraie tannée », dirent-ils. « Idem pour moi après votre coup de fil », se dit Dr. Nut. Ils expliquèrent alors que, pour les chefs, deux ploucs de flics qui dans un trou perdu soupçonnent de meurtre un célèbre architecte français – « célèbre ? », se demanda Dr. Nut – invité de marque de la municipalité, et cela SANS PREUVES… En fait, ont expliqué les collègues, personne en haut lieu n’avait envie de s’emmerder avec un possible incident diplomatique. Et comme il fallait bien résoudre l’affaire, on leur a fourni un pauvre vieux fou qui n’a rien compris à son procès en comparution immédiate sinon qu’il allait finir sa vie au chaud mais loin de sa forêt. Et voilà, fin de l’histoire, dirent-ils à Dr. Nut.
C’était le dernier soir et Vladimir, son homologue à Petaouchnok, lui fit signe. Puis le regardant droit dans les yeux, Vladimir lui dit : « Maintenant… », commença-t-il. « C’est complètement en off », précisa Kyrill en insistant bien auprès de l’inspecteur qui acquiesça d’un signe de tête. « Maintenant », repris Vladimir, « gardez un œil sur votre architecte, parce que s’il n’y avait eu que nous, Ivan, Kyrill et moi, on allait jusqu’à Paris lui donner des nouvelles de Nastassia à votre client. Ici tout l’accable mais je n’ai pas l’âme d’un Don Quichotte ».
Après force embrassades – et un dernier verre pour la route – l’inspecteur français est donc reparti sans preuves mais avec une conviction.
De retour à faire le poireau dans sa voiture, pensant à Nathalie – dont il avait vu la photo, une belle blonde aux yeux bleus – Dr. Nut savait donc qu’il n’était pas guidé par la rancœur. Et ne serait-ce que pour elle, il passait ses soirées ou ses matinées à épier l’architecte.
Durant l’été, il vit ses collaborateurs disparaître – en vacances sans doute – l’architecte semblant ne pas avoir de projet sinon, une fois, de s’éclipser quelques jours – l’inspecteur ne savait pas où – avant de reprendre son train-train habituel. C’est pourquoi ce matin-là, Dr. Nut fut surpris de voir Dubois arriver à son agence de l’extérieur car il ne l’avait pas vu sortir. Il le savait, l’appartement de l’architecte est au-dessus de son agence et, il en était sûr, même s’il s’était assoupi, il ne l’avait pas vu sortir.
Il y aurait donc une autre sortie à l’immeuble ? Le policier avait pourtant à plusieurs reprises fait le tour du pâté de maison et n’avait rien remarqué. C’est aux archives des permis de construire, derrière la Porte des Lilas, qu’il retrouva les plans des différentes évolutions de l’immeuble où habitait l’architecte et découvrit qu’un passage à travers les caves permettait, à travers les anciennes carrières de plâtre, de ressortir dans le jardin des immeubles sociaux, à plus de 300 mètres derrière l’atelier.
« Le fils de pute », pensa l’inspecteur. « Ainsi », se dit-il, « ce n’est peut-être pas du tout par hasard qu’il a trouvé son agence actuelle, comme il l‘a pourtant expliqué à Ethel Hazel** – « il était si heureux de l’avoir trouvée ! », disait-elle. « Mon œil ! Tout était déjà prévu, y compris une base de repli ». Excité autant que fou de rage, il se rendit dans le jardin des immeubles pour se retrouver face à une porte blindée, sans serrure apparente, fermée de l’intérieur. Si cette porte débouchait dans l’atelier de l’architecte, il ne pourrait jamais en l’état actuel des choses obtenir un certificat de perquisition. Il voit déjà la tête du chef : « Mais enfin Dr. Nut, que vous arrive-t-il ? Que vous a-t-il fait cet homme ? ». Quant à tenter de la forcer, en plein milieu de la cité, il n’en était pas question, en deux minutes les dealers du coin auraient appelé la police…
Mais la visite aux archives lui avait donné une autre idée. Avec l’aide d’une charmante archiviste qui s’est prise au jeu – il avait expliqué travailler sur un ‘cold case’ – l’inspecteur s’est penché, rue par rue, immeuble par immeuble, tout autour de l’agence, pour vérifier si l’architecte n’était pas déjà intervenu quelque part. Il avait fini par trouver. Il y a près de 30 ans – « 30 ans », se dit l’inspecteur avec effroi, « trente ans qu’il prévoit son coup ! » – l’architecte avait réalisé pour la ville, au service d’une agence d’architecture aujourd’hui disparue, une restructuration lourde dans un immeuble insalubre finalement voisin de sa nouvelle agence. Et sur les vieux plans, Bingo !, le policier avait découvert que ses caves, profondément dans le sous-sol, pouvaient être connectées avec celles de son agence actuelle, même si le document n’indiquait pas que de tels travaux de connexion avaient été réalisés.
C’est pour en avoir le cœur net qu’il se rendit à l’adresse, rue Julien Lacroix. Au deuxième code, il se fit passer pour un agent d’EDF et une vieille dame lui ouvrit la porte bien gentiment. Il ne lui fallut que quelques secondes pour trouver l’escalier menant aux caves. Là, au dernier niveau de sous-sol, il trouva un couloir en pierres moussues sur lequel s’ouvraient des portes déglinguées ouvrant sur des caves taillées à même la roche, inoccupées ou remplies de débris. Tout au bout, un coude cachait un prolongement du couloir. D’autres caves, dans lesquelles il jetait prudemment un coup d’œil, puis encore un coude et un autre couloir. Il traversa alors une vaste carrière pour trouver un nouveau passage. Il arriva à une patte d’oie : sur la droite, un couloir et des caves à nouveau, en aussi mauvais état que les autres, et sur la gauche, dans un renfoncement, une porte de service – c’est ce qui était marqué dessus en lettres rouges – ouverte sur un long et sombre corridor au bout duquel l’inspecteur apercevait de la lumière et d’où lui parvenaient des effluves de musique.
Après avoir, par prudence, sorti son arme de son étui, les sens en alerte, en quelques secondes Dr. Nut franchit le corridor. A sa grande surprise, il débouche dans ce qui ressemble à un appartement. D’un regard, il embrasse à gauche un vaste salon – il voit la radio allumée – et à droite la cuisine, qui sent le café frais – il voit la machine à expresso. Il comprend que l’espace est organisé autour d’un noyau central. Sans bruit, arme au poing, l’inspecteur entreprend d’en faire le tour à travers la cuisine et parvient ainsi à la porte entrouverte d’une chambre – il voit le bord du lit.
Il pousse la porte en silence pour s’assurer que la pièce est vide quand il s’arrête soudain, stupéfait. Accroché au mur, il reconnaît la reproduction du Cri, d’Edward Munch, exactement la même que celle dans la chambre d’Ethel. Et, au-dessus de la table de nuit, cette phrase encadrée : « Cette nuit j’ai rêvé que j’étais un papillon. Mais suis-je un homme qui a rêvé être un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est un homme ? ». C’est la même phrase qui est encadrée dans le cabinet d’Ethel. D’un coup, le poil du policier s’est hérissé : « un piège ! », comprend-il en un flash.
Le temps qu’il revienne de sa surprise et l’inspecteur se précipite vers l’entrée mais un ‘swoosh’, léger et presque inaudible, lui indique que c’est trop tard. En effet, par là d’où il est venu n’est plus qu’un mur et une porte parfaitement scellée curieusement dotée d’une sorte de chatière. « Je suis fait, je suis fait comme un rat », comprend-il alors.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
* Voir l’épisode Pour le Dr. Nut, une violente descente de police
** Voir l’épisode Le tram 33, Madeleine elle aime bien ça
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