Dubois, l’architecte, met en ordre son agence et ses passions. Ethel Hazel, sa psychanalyste, n’est pas loin d’être emportée par la passion. Dr. Nut et Aïda, les policiers qui passionnément traquent Dubois le tueur en série, resserrent la nasse.
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« Ce qui m’attire, c’est la courbe libre et sensuelle, la courbe que je rencontre dans les montagnes de mon pays, dans le cours sinueux de ses fleuves, dans la vague de la mer, dans le corps de la femme préférée. De courbe est fait tout l’univers, l’univers courbe d’Einstein ».
Oscar Niemeyer
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Ethel Hazel, depuis que l’idée lui est venue de demander à Dubois d’aller « visiter » son « mausolée », là où il garde ses victimes, ne peut s’empêcher d’y penser. Après ce qu’ils ont vécu ensemble, avec ce qu’elle sait déjà, son cerveau s’affole : « pourquoi pas ? », lui raconte une voix qui vient de son ventre profond. Pour le coup, elle le sait, ce serait le point d’orgue de son article scientifique sur le syndrome de la Belle au bois dormant et une fois celui-là écrit – un livre ? un film à Hollywood ? « J’ai couché avec un tueur en série, deux fois, et j’ai survécu », elle a déjà le titre et ça non plus, elle ne peut pas s’empêcher d’y penser – une fois donc son article écrit, elle arrêterait ce métier qui n’en est pas un et dont elle-même n’aura plus besoin. Filer avec Dubois aussi loin que possible ? Elle est à peine surprise de se poser la question. Changer de vie au Brésil ou dans un pays exotique pour en finir avec tout cet environnement parisien gris, triste et toxique ? Renaître là où personne ne vous connaît, débarrassé de ses tabous et d’une histoire pesante ? Avec Dubois ? Devenir une tueuse ? Tuer ensemble ? Pourrait-elle choisir la victime de temps en temps ? Rien que d’y penser elle éclate de rire : « Au moins avec cette histoire, Dubois te fait rêver, délirer sans doute, et rien que ça, ça fait du bien », se dit-elle en tentant de repousser ce que lui raconte son ventre profond. Bref, se découvrant forte de plus d’imagination qu’elle ne le croyait, elle est d’excellente humeur en attendant Dubois.
Ding Dong
Dubois rentre dans le bureau sans son sourire habituel. Sans un mot, sauf Bonjour, il s’installe.
Ethel Hazel (surprise et immédiatement soucieuse) – Quelque chose ne va pas ?
L’architecte – Non, pas particulièrement mais j’ai, depuis peu, malgré moi, un sentiment de malheur imminent.
E.H. (alarmée : « et dire qu’il y a cinq minutes, je me voyais partir avec lui et là il va peut-être m’annoncer ma mort prochaine… ») – Que voulez-vous dire ?
L’architecte (qui réfléchit) – Ne trouvez-vous pas qu’il y a en ce moment, surtout avec cette grisaille digne de Blade Runner, comme une impression de fin de siècle ? Je le sens bien à l’agence. Les choses n’ont pas redémarré exactement comme avant le Covid. Surtout elles sont devenues plus imprévisibles tout en étant moins spontanées, les gens moins gais. La guerre ici, la guerre là, les prix des matériaux et les salaires qui s’envolent, les banques qui ferment l’accès au crédit… Savez-vous par exemple qu’une Major du BTP a annoncé des milliers de départ dans le cadre d’un plan social ? Si ce n’est pas un signe que le bâtiment ne va pas… Et quand il ne va pas… Bref, il n’y a pas de nouveaux projets à venir parce que les gens n’ont plus les moyens d’acheter des logements, donc des chantiers ne sont pas lancés, voire pas envisagés du tout, et comme je suis architecte…
E.H. – Vous disiez pourtant être heureux dans votre agence…
L’architecte – Mais je le suis !!! Cependant, je vois bien que nous finissons de livrer deux beaux projets – celui en Bretagne et les logements à Montmartre, ce n’est pas pour me vanter mais c’est plutôt bien – et que, à part un petit centre culturel en Alsace pour lequel nous commençons les études et un concours pour un centre de tri pour lequel nous sommes retenus, il n’y a rien d’autre immédiatement à venir. Il devient, savez-vous, de plus en plus difficile d’être retenu sur les concours quand il y a de moins en moins de concours… D’ailleurs, ça fait longtemps que je n’ai recruté personne maintenant que j’y pense… Pour autant, je connais des agences qui marchent du feu de Dieu, comme s’il n’y avait pas de demain ! Rien de neuf vraiment, il suffit de faire partie du cercle des puissants ; les rois avaient un bouffon, nos présidents ont un architecte… Et ainsi jusqu’au fin fond des départements. De fait, c’est rarement une bonne idée dans ce pays, partout dans le monde en réalité, d’être un original, de n’appartenir à aucune clique, aucun clan, aucune coterie, aucune école. L’iconoclaste, quand il arrive en prison, il n’a aucun gang d’athées pour le défendre et il aura de la chance de pas tomber enceinte ! Bref, je sens bien que ça ne rigole pas trop chez les architectes en ce moment mais bon…
E.H. (Etonnée, Dubois n’a pas l’habitude de se plaindre. Ironique) – Vous m’avez expliqué vous accommoder de la frugalité de votre nouveau mode de vie, vous voilà exaucé !
L’architecte – Ne vous méprenez pas, ce n’est pas seulement de moi qu’il s’agit. Vous n’êtes pas sans connaître les désordres liés au climat ? Les désordres liés à la politique telle qu’elle est menée en France et en Europe et dans le monde ? Les désordres imbéciles parce que la voisine nourrit des chats ou des pigeons ? Pour demain, il y a quand même de gros enjeux architecturaux, des « enjeux forts » comme on dirait aujourd’hui. Pourtant, et ça vaut pour mes projets, j’ai l’impression que tout ce que nous faisons ressort finalement de l’habitude et n’est pas à la hauteur de ces enjeux. C’est difficile à expliquer. Aujourd’hui chaque bâtiment est livré avec toute une série d’étiquettes bienfaisantes, une liste de plus en plus longue au fil du temps. Je me souviens qu’au début, j’étais vachement fier de faire mes premiers bâtiment d’abord développement durable puis HQE – il y avait à l’époque 14 cibles à atteindre (E.H. n’aime pas ce mot cible) – puis bioclimatiques. Mais très vite, tout le monde a su le faire puisque, si l’on excepte les parangons de l’architecture internationale de verre et d’acier, le bio climatisme comme on dit tombe sous le sens de tout architecte, normalement … Puis il y eut la mode du Vorarlberg et c’est devenu chez nous la mode du bois, tendance entérinée avec force nouvelles injonctions et nouvelles normes. Et les façades végétalisées et la récupération des eaux de pluies et la récupération des déchets organiques, etc. Les architectes s’adaptent et chacun de leur bâtiment est médaille d’or (ou a minima d’argent ou de bronze) dans au moins dix catégories bien-pensantes et c’est ce qui est censé impressionner le maître d’ouvrage et le bon peuple. Justement, depuis 30 ans que je me plie aux injonctions et normes en tout genre pour bâtir des bâtiments supposés plus respectueux de la planète, j’ai bien du mal au fond à voir la différence. Certes, les bâtiments d’aujourd’hui consomment moins d’énergie que ceux construits dans les années ‘60 avec le pétrole quasi gratuit mais la justification n’est nullement écologique, seulement économique. C’est dans la nature de l’homme de tenter de construire quelque chose pareil que le voisin mais moins cher. C’est la gloire du capitalisme…
E.H. (curieuse) – Et c’est ce qui vous donne ce « sentiment de malheur imminent »…
L’architecte – Pas seulement mais ça en fait partie. Quand je vois le désastre des inondations dans le Pas-de-Calais – je suis sûr que vous suivez un peu les infos – l’architecte en moi se dit qu’il faut changer de paradigme dans notre façon de construire, surtout avec l’élévation du niveau de la mer. Et l’architecte en moi pense déjà à des solutions innovantes, marrantes, poétiques : rendre le sol à la nature et aux animaux et élever hameaux et villages littéralement au-dessus des flots en fonction de cette nouvelle géographie. Il y a des populations en Afrique et en Asie qui vivent très bien les crues récurrentes, elles ont fait la richesse de l’Égypte et ce n’est pas en continuant à construire des pavillons derrières des digues qu’on y arrivera. Souvenez-vous de la catastrophe de la Faute-sur-Mer.
E.H. – La catastrophe de la Faute-sur-Mer…
L’architecte – Du nom d’un village en Vendée, au nom prédestiné peut-être. En effet, il y a quelques années, durant une tempête, une digue a cédé et il y eut plus d’une vingtaine de morts, retrouvés noyés au plafond de leur pavillon. Puisque ces inondations sont inéluctables et amenées à se reproduire régulièrement, nombreux sont les architectes qui seraient capable d’apporter des solutions intelligentes pour prendre de la hauteur, dans tous les sens du terme. En dix ans, nombre de ces villages seraient transformés et leurs habitants apprendraient à vivre avec ce nouvel environnement pour les prochains cent ou deux cents ans et pourraient alors regarder l’avenir avec confiance. Mais plutôt que de les préparer à l’inévitable, il y a dix ans à peine, on leur vendait encore la société des loisirs…
E.H. (un peu rassurée. Bienveillante) – C’est donc le sort de l’humanité qui vous attriste ?
L’architecte – Je ne crains rien pour l’humanité, si tous n’y survivront pas, une partie sera encore là pour en parler dans deux cents ans même si nous vivons alors comme dans le livre Dune, de Frank Herbert… Vous imaginez vivre dans des villes souterraines, là où il ne fera jamais ni trop chaud ni trop froid ? Non, je n’ai pas d’inquiétude pour l’humanité. Mais il est attristant de se dire que d’autres milliers de morts – dizaines ? centaines de milliers ? – sont plus sûrement à craindre de l’avidité et de la folie des hommes que des éléments déchaînés parce que, vraiment, il ne faudrait pas tant d’efforts que ça pour parvenir à s’en protéger. Demandez aux architectes ! Pour autant, il y aura toujours des survivants. Donc voyez que je suis optimiste.
E.H. – vous vous voyez en tant que survivant ?
L’architecte (qui se détend au fil de la conversation) – Qui sait… Je ne sais plus si je vous en ai déjà parlé mais depuis mon premier stage d’étudiant j’ai compris tout le potentiel, aujourd’hui et futur, des multiples souterrains et carrières disséminés sous Paris. Je me suis pris de passion pour ces lieux singuliers et discrets et pour tout dire, j’en suis presque malgré moi devenu spécialiste. Alors s’il faut s’enterrer comme une taupe en attendant que la poussière retombe, je devrais pouvoir m’en sortir. D’ailleurs entre la surélévation des villages d’une part et les troglodytes de l’autre, il y a vraiment de quoi faire un avenir possible pour un gouvernement visionnaire et courageux !!! Mais bon, si vraiment tout part en vrille et que vous avez besoin d’un refuge à Paris, n’hésitez pas à m’en parler.
E.H. (qui comprend enfin ce qui est arrivé à Dr. Nut, prisonnier de Dubois durant le Covid… « N’hésitez pas à m’en parler » ??? Dans la seconde suivante, elle se demande s’il ne s’agit pas là d’une invitation… Ah, se dit-elle, c’est pour cela qu’il était troublé en arrivant. Il sait que ce n’est pas raisonnable de lui faire visiter ses souterrains mais il en meurt d’envie… le cœur palpitant, presque joyeuse) – Je n’y manquerai pour rien au monde ! Et si j’ai besoin d’un refuge demain ?
L’architecte (agréablement surpris) – Appelez-moi…
(Tous les deux restent silencieux de longues minutes)
E.H. (rêveuse et tentant de cacher ses émotions) – Oui demain, qui sait… C’est à cause de cela que vous éprouvez ce « sentiment de malheur » comme vous dites ?
L’architecte – Disons que c’est tout ça plus ça plus ça mais il y a encore autre chose…
E.H. (le cœur battant) – Ah…
L’architecte (qui réfléchit longuement) – Il y a des choses que l’on peine à imaginer mais qui sont inévitables… Alors…
E.H. (excitée, le cerveau et le corps en plein rush émotionnel ; cette séance bizarre, l’architecte ému comme jamais, elle se sent vibrer de tout son être) – Hum…
L’architecte – Alors voilà. Croyez que j’en suis triste mais je ne vais pas pouvoir poursuivre nos séances, au moins pour les quelques mois qui viennent…
E.H. (secouée) – Ah…
L’architecte – Oui, je pars en voyage.
E.H. – En voyage ?
L’architecte – Oui, au Brésil plus précisément.
E.H. (prise au dépourvue, ne sachant que dire) – Au Brésil ? Et l’agence ?
L’architecte – Oh tout est calé ; il y a comme je vous l’ai dit un peu moins de travail, chacun à l’agence sait ce qu’il a à faire et connaît son taf et puis, avec internet et le télétravail, nul n’est plus jamais très loin. C’est le bon moment pour moi de prendre un peu de recul, ces dernières années ont été… énergiques disons, sinon éprouvantes. Vous le savez mieux que quiconque.
E.H. – Quand partez-vous ?
L’architecte – Très vite.
E.H. (un peu perdue autant que perturbée, tentant de cacher dans sa voix autant la colère que la déception) – Au Brésil ? Mais pourquoi au Brésil ? Et pourquoi si vite ?
L’architecte (souriant malgré lui) – À vous je peux le dire… J’ai fait une belle rencontre via Le Chasseur Français. Cela fait quelques mois que nous communiquons ensemble. Elle habite une petite ville de la côte loin des métropoles. Pas ou peu de touristes. Un endroit magnifique dans la nature presque encore sauvage. Gloria, elle s’appelle Gloria et elle est glorieuse si je peux me permettre, comme quoi nul ne sait ce qui peut se passer dans la vie ni ce que l’avenir lui réserve.
E.H. (qui ne sait pas si c’est de la peine ou de l’humiliation qu’elle ressent, la voix mauvaise) – Ah, et elle fait quoi Gloria au paradis ?
L’architecte – Architecte, elle est architecte, vous vous en doutez bien. Divorcée, sans enfant. Des cheveux blonds qui tirent sur le roux, une peau bronzée comme on n’en croise jamais à Paris ! A ce propos, je crois qu’elle est autant émerveillée par Paris – elle n’est jamais venue – que moi par son petit coin de paradis que je n’ai jamais vu non plus. Qui sait, puisque j’y vais le premier, peut-être viendra-t-elle à son tour et, si tout va bien, tout sera prêt pour la recevoir…
E.H. (qui sent une jalousie méchante prendre le dessus sur son professionnalisme) – J’en suis sûre. Et il faudra la chercher dans les sou….
DRINNNN, DRINNNN
Dubois s’est levé en silence, Ethel également. Le silence perdure jusqu’à ce que Dubois, presque ingénument, comme s’il n’avait pas saisi le trouble de la thérapeute, lui dise d’un ton joyeux : « C’est la dernière séance, au moins pour cette fois mais je suis sûr que l’on se reverra ». Ethel Hazel ne sait que répondre (pincée) : « bien sûr, bien sûr », dit-elle. Aussi vite, il était parti.
(À suivre)
Dr. Nut (avec les notes d’Ethel Hazel)
DANS LE BUREAU DE DR. NUT, LUNDI 19H17
Dr. Nut, en pensant à l’architecte, se dit qu’il doit déployer pour ses meurtres les mêmes trésors d’ingéniosité et de précision que pour son architecture, une précision horlogère…
Ne sachant trop si c’est utile mais ne voulant pas rater un moindre détail, il a passé du temps cette semaine à fouiller les anciennes glacières parisiennes, au cas où… Car une question le taraude : où est-ce qu’il les tue ? Il ne peut pas les transporter loin. Quoi, il les met dans le coffre de sa voiture, avec toutes les caméras qu’il y a désormais en ville ? Non, le policier s’est déjà épuisé à checker pendant des heures les déplacements de Dubois sur les caméras de la ville. À pied souvent, dès que possible, ou en scooter, quasi impossible à suivre, ou en voiture, quand il disparaît, quand il va à la pêche. Donc il ne peut pas les transporter loin. Donc il les tue près de son « mausolée » ; un appartement secret et mystérieux, comme l’annexe d’un temple, où il les attire par curiosité ??? Est-ce la raison pour laquelle Ethel est encore vivante, parce qu’il la rencontre chez elle et qu’il serait bien en peine de la transporter ? La dernière fois, il est arrivé chez elle en Uber et l’inspecteur se dit qu’il aurait dû se douter qu’Ethel n’avait rien à craindre…
« Pourquoi on ne se voit que le lundi ? », demande Aïda.
Dr. Nut sursaute. « Oh, je ne vous avais pas vue arriver ».
« J’ai vu », répond Aïda en s’installant. « Mais pourquoi on ne se voit que le lundi ? ».
« Parce que le reste de la semaine, j’ai plein de chose à faire et que c’est le seul moment où je peux consacrer avec vous autant de temps que possible à Dubois pour tenter de l’arrêter !!! », répond l’inspecteur. (Impatient et souriant) : « Alors, où en êtes-vous ? j’ai cru comprendre… ».
Aïda, installée son carnet de notes à la main, prends une grande inspiration et se lance :
« Nous avons commencé la recherche de l’artisan bijoutier* qui aurait réalisé le bracelet de cheville de Gina** par le XXe arrondissement, choix plus ou moins arbitraire, mais c’est là qu’habite et travaille Dubois et j’ai pensé que sillonner son quartier pouvait s’avérer utile. Jean sur son scooter, moi sur mon vélo, nous avons exploré les rues chacun de notre côté. Nous avons été très vite confrontés à une multitude de problématiques. De nombreuses bijouteries affichent sur internet des horaires fantaisistes, certaines ont mis la clef sous la porte : grilles fermées et tags à l’entrée, d’autres encore ont changé de propriétaire ces dernières années ou bien la personne à l’accueil, simple vendeur, était bien incapable de nous aiguiller. J’ai noté que dans une bijouterie sur deux, je n’étais guère la bienvenue et que j’obtenais difficilement des réponses à mes questions ! Pour les autres, que des retours mitigés. À la vue des images reconstituées qu’on leur montrait, des bijoutiers sincères reconnaissaient rapidement qu’il ne s’agit pas de leur création et vantaient la qualité du bijou, d’autres tentaient de faire croire qu’il s’agissait de leur travail mais étaient incapables d’expliquer ce qu’ils voyaient. D’autres tentaient de profiter de ma visite pour relancer leurs affaires de vols et cambriolages toujours non résolues ».
Ces deux premières journées ressemblaient davantage à un épisode médiocre d’un polar télévisé balancé sur TF1 à l’heure des plus grosses audiences qu’à une enquête policière pour coincer un serial killer, s’était dit Aïda en rentrant chez elle épuisée. « Mardi et mercredi n’ont rien donné, à part des vêtements trempés et des doigts de pied frigorifiés. Bref, nous avons bouclé tout le XXe arrondissement et Jean ne pouvait pas poursuivre la recherche avec moi ».
« Je sais, ce n’est pas qu’il n’en avait pas envie mais bon, s’il n’y avait que Dubois… », soupire Dr. Nut.
« Je sais », répond Aïda en allant récupérer deux bières au frigo avant de se rasseoir face à Dr. Nut qui contient son impatience.
« Jeudi, j’ai commencé à ratisser le XIe arrondissement, là où était l’ancienne agence de Dubois. Ca ressemblait aux jours précédents, avec encore plus de pluie ! Pour autant j’allais plus vite, il me suffit maintenant de quelques secondes pour comprendre dans quelle bijouterie je mets les pieds. Et voilà que vendredi en fin d’après-midi, alors que j’étais quasi découragée, tout a pris une autre tournure ».
« Vous avez le goût du suspens Aïda, venez-en aux faits ! », s’exclame Dr. Nut qui fait mine de se lever de sa chaise.
« J’essaye d’être précise patron, déjà il ne pleuvait plus ».
Aïda reprend donc son récit :
« Voilà, dans le dédale des rues et passages du XIe, près de St-Ambroise, au fin fond d’une très étroite impasse se trouve la Bijouterie Dargent. Elle est totalement invisible, à l’abri de l’agitation urbaine, surtout à la nuit tombante. Il n’y a que 20 mètres depuis la rue mais il faut s’engouffrer pour distinguer une discrète enseigne artisanale indiquant l’entrée de la boutique. Un panneau de bois est suspendu au-dessus d’une façade de type atelier où l’on distingue une vitrine surchargée qui ressemble à un cabinet de curiosités. Gravé sur l’enseigne : « Bijouterie Dargent, artisans-orfèvres de pères en fils depuis 1947, Paris ».
En rentrant, j’ai été accueillie par le tintement de grelots suspendus au-dessus de la porte et une odeur de cirage vieilli provenant du parquet et de l’ensemble du mobilier en bois, dans un décor qui semble figé depuis plus de 60 ans. De part et d’autre, des étagères et des vitrines regorgent de pièces uniques, des bijoux, des horloges, d’étranges objets en or ou différents métaux. Un vieux monsieur est sorti de la pénombre de l’arrière-boutique. Il semblait bien surpris de voir quelqu’un si tard dans sa boutique. Je lui ai donc rapidement exposé la raison de ma visite : présentation de ma carte de police, des photos du bracelet, etc. Monsieur Dargent me regardait avec inquiétude mais bon, qui a envie de voir débarquer chez soi une policière… »
« Un instant je reviens », me dit-il.
« Il revient avec un monocle loupe qu’il positionne sur son œil droit, une lampe frontale qu’il allume et il se met à inspecter avec attention les photos pendant de longues secondes. « G I N A », lit-il à voix haute. « Oui, c’est moi qui ai réalisé ce bracelet, un travail d’orfèvre si je peux me permettre… ».
« Vous imaginez mon émotion », s’exclame Aïda devant un Dr. Nut abasourdi.
« Et vous vous souvenez quand vous l’avez fait ? », je demande au bijoutier. Nous sommes seuls dans la boutique et j’ai l’impression que tout l’immeuble tremble des battements de mon cœur. « Gina, Gina, Gina », répète-t-il songeur. Il se plie en deux et se met à fouiller dans des tiroirs sous le comptoir. Soudain, il se relève, un sourire victorieux éclairant son visage, avec à la main un petit carnet format A5, bien épais, écrit en lettres capitales sur la couverture 2018. « Gina, Gina, Gina », marmonne-t-il en tournant les pages. Il semblait savoir exactement ce qu’il cherchait ».
À ce moment précis Aïda croise le regard de Dr. Nut et comprend son émotion ; elle a ressenti la même face au bijoutier ! Elle poursuit son récit.
« Ahhh !! La voilà !! », s’est exclamé le bijoutier, plein de fierté. « J’ai retrouvé la commande : 3 octobre, commande Gina, bracelet de cheville, or 24 carat. Acompte de 400 euros. Client : Dubois. Commande récupérée le 2 novembre, solde payé… en cash », dit-il avec un sourire vainqueur. J’en suis restée bouche bée. Devant ma surprise, Monsieur Dargent a poursuivi de lui-même : « je me souviens très bien, c’était une commande pour un cadeau de départ. Il m’avait montré une photo de Gina, une belle blonde vénitienne, très fine. Une roumaine, je crois ».
« Italienne », ai-je dit. « Oui peut-être, je me souviens qu’elle n’était pas française. Le client me laissait carte blanche, comme à son habitude, alors, je lui ai proposé cette fois la création de ce bracelet de cheville car j’avais remarqué que cette Gina ne portait aucun bijou. J’ai donc pensé à quelque chose de discret, qu’elle pourrait porter sans que personne ne le voit. C’est un chef-d’œuvre ce bracelet », me racontait-il avec des étincelles dans ses yeux sans se rendre compte. « Mais comment avez-vous récupéré ces photos ? », me demande-t-il alors ».
« Vous imaginez ma réaction Patron ? », poursuit Aïda qui se souvient avoir eu le plus grand mal à garder son calme pour ne pas rendre le bijoutier suspicieux.
« Un chef-d’œuvre, certainement, mais vous avez dit un cadeau de départ, comme à son habitude… Vous en avez fait d’autres des bijoux pour Dubois ? », lui ai-je demandé aussi normalement que possible. Du coup, je ne pouvais plus l’arrêter tellement il était fier. « Oui, toutes ses commandes sont des cadeaux de départ. Enfin c’est ce qu’il me dit, je ne sais pas. En tout cas ce n’est pas anodin un homme qui offre un tel bijou à une « amie ». Mais lui, il revient régulièrement. Entre nous, je ne connais pas son métier mais il semble lui permettre de courir le jupon… Enfin bon tant mieux pour moi, c’est un client fidèle alors j’en prends soin. On réfléchit ensemble au modèle, on l’adapte à chacune de ses « amies », je ne fais pour lui que des pièces uniques alors il me montre des photos. Comme ça je peux me projeter et puis, surtout, je peux viser juste pour la taille des bijoux. Et puis enfin, on se met d’accord sur la forme et le prix. Je grave toujours le prénom de la destinée sur le bijou. C’est important pour moi car ces bijoux sont expressément conçus pour elles, c’est presque une marque de respect. Pour lui je ne sais pas, peut-être pour ne pas s’y perdre, ah ah ah ? Il y a quelques années, il travaillait dans le quartier, je le croisais régulièrement, maintenant on ne se voit que de temps en temps, lorsqu’il vient passer une commande ». Ce vieux monsieur me racontait tout ça avec complicité et amusement alors que j’avais le cerveau en feu.
Patron, je vous assure, je bredouillais presque… : « Et ces commandes, pour ces amies comme vous dites, vous pensez pouvoir toutes les retrouver ? »
« Evidemment, sans aucun doute, des pièces uniques je vous disais. Vous savez je note tout, le papier, y’a que ça de vrai. Ma fille voulait que je passe à l’informatique, plutôt mourir », disait-il de bonne humeur. Alors, aussi gentiment que possible, je lui demande : « Vous pourriez me retrouver le détail des commandes ? ».
« Bien sûr, si vous m’en laissez le temps. Faut que je remette la main dessus. Et puis j’ai pas mal de travail à finir et nous sommes déjà vendredi soir. Repassez lundi tiens, je regarderais ça tranquillement ce week-end, à condition cependant que vous me disiez de quoi il s’agit, je n’ai pas pour habitude de décrire les affaires de mes clients, c’est bien parce que vous êtes de la police. Donc, c’est à quel sujet ? ». « Un affaire de trafic de bijoux », lui ai-je répondu du tac-au-tac. « On a retrouvé ce bracelet chez un receleur et il m’est apparu bien trop précieux pour sa came habituelle. C’est pourquoi nous cherchons son auteur et c’est comme ça que je suis arrivée à vous. Et si vous me montrez les autres bijoux que vous avez réalisés pour Dubois, nous pourrons vérifier qu’ils ne sont pas sur une liste d’objets volés ». « En ce cas, d’accord, repassez lundi », m’a-t-il dit. J’ai demandé l’autorisation de prendre quelques photos des pages de son carnet et de la boutique, je l’ai très sincèrement remercié comme une bonne fille et je suis partie ».
« Et alors ? » demande Dr. Nut en récupérant deux bières, faussement débonnaire pour cacher son impatience.
« Alors, je suis repassée ce matin, la boutique était fermée. Je suis repassée en début d’après-midi, j’ai toqué et cette fois Monsieur Dargent m’a accueilli à nouveau. Nous avons échangé quelques paroles de politesse et le voilà qui me tend un papier. « Tenez, j’ai noté tout ce que j’ai fait pour ce Monsieur Dubois. Ce n’était pas une mince affaire parce que ça remonte loin mais normalement je pense n’avoir rien oublié, ma vue me fait défaut mais heureusement ma mémoire tient encore », me dit-il ».
Aïda pose alors devant Dr. Nut la page déchirée d’un carnet. Ecrit au stylo plume, dans une police italique très resserrée, voici ce que Dr. Nut peut lire :
Commandes Dubois :
– 4 septembre 1991, Claire, bague annulaire ;
– 12 avril 1998, Monica, broche en cœur ;
– 7 juin, 2000, Christèle, gourmette ronde ;
– 10 mars 2018, Géraldine, médaillon ovale ;
– 2 novembre 2018, Gina, bracelet de cheville ;
– 15 juillet 2020, Hilda, boucles d’oreille (créoles) ;
– 27 décembre 2020, Anna, ras de cou.
Dr. Nut, qui s’est levé et, le papier à la main, semble posé là comme un ours immense, regarde Aïda. Les deux se sourient, ils savent. Dubois est coincé, il n’y avait plus l’ombre d’un doute. Dr. Nut attrape en vitesse son dossier et l’ouvre à ses rapports consacrés aux victimes, ses yeux faisant des allers-retours entre la page du carnet du bijoutier et ses notes. Tout correspond.
« J’ai un croquis pour chaque bijou », précise Aïda.
« Monica, je n’en ai jamais entendu parler… Il y a encore des mystères à résoudre mais surtout des corps, des corps à retrouver !!! », dit enfin l’inspecteur, pensif mais joyeux. « Bon travail Aïda, je dois appeler le big boss pour lui faire part de votre découverte. Ne partez pas tout de suite, prévenez les gars qui sont là et on va boire un coup pour fêter ça… ».
« OK », répond Aïda certes soulagée mais en même temps inquiète : toutes ces femmes tuées et conservées quelque part avec chacune son bijou œuvre d’art lui donne le vertige.
« À tout de suite, je ne serai pas long », conclut l’inspecteur, déjà pendu au téléphone.
(À suivre)
Aïda Ash (avec les notes de Dr. Nut)
* Lire l’épisode Pour l’architecte aventureux, la solitude inévitable ? (Saison 6)
** Pour savoir qui était Gina Le temps qui ne passe pas vite, meilleur allié de l’architecte ? (Saison 4) et L’architecte en garde à vue – Le fantôme de Gina (Saison 5)
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