
Dubois, architecte, ainsi qu’Ethel Hazel, sa psychanalyste, sont chacun transformés par l’expérience torride qu’ils ont partagée. Aux trousses du tueur en série, en guise de thérapie, l’inspecteur Nutello, dit Dr. Nut, et Aïda, lui prescriraient bien de passer le reste de ses jours derrière les barreaux.
***
« Là où il y a de l’art véritable, il n’est pas besoin de décoration. Ce qu’il faut en art, c’est la nudité, la belle nudité antique ou médiévale ».
Auguste Perret
***
Ethel Hazel est pensive : toute sa vie désormais semble tourner autour de Dubois. Elle se sait transformée mais elle ne sait pas encore comment. Elle a noté en revanche ne plus s’habiller de façon aussi austère qu’avant. Elle n’en était absolument pas consciente jusqu’à que plusieurs de ses patients lui en fassent la remarque, avec une lueur espiègle dans les yeux, ce qui eut le don de l’énerver à chaque fois. « Si tu savais, imbécile… », se dit-elle. D’ailleurs, elle commence à avoir de plus en plus de mal avec ses autres patients, y compris les quelques autres architectes qui la consultent. « Incroyable ce que les hommes sont prévisibles et leurs vies souvent pathétiques. Sinon ils n’auraient pas besoin de moi », se dit-elle. Ce qui la ramène à Dubois. Lui a besoin d’elle, mais comment ? Est-il transformé comme elle se transforme elle ? Elle est bien obligée d’admettre une transformation, rien qu’en constatant le plaisir qu’elle a désormais à s’apprêter le matin, à se regarder longuement nue devant le miroir avec bienveillance, quand avant la vision lui était insupportable tant elle se trouvait moche et mal faite. C’est comme si l’intensité du regard de l’architecte, l’autre soir chez elle, l’avait révélée et qu’elle rattrapait le temps perdu. « Comme dans le conte ! », se dit-elle ! Et puis elle voit bien la nouvelle attention que les hommes portent sur elle. Elle va depuis des années manger tous les midis la même salade dans le même restaurant en lisant Le Parisien – surtout pour les faits divers, elle cherche chaque jour des traces des crimes de Dubois, s’attendant à découvrir un jour que Dr. Nut l’a arrêté – et personne ne lui a jamais adressé la parole, sauf les serveurs. Depuis quelques temps cependant, depuis sa seconde nuit avec l’architecte en fait, elle n’en peut plus de leurs amabilités. « S’ils savaient ce que je pense d’eux », se dit-elle en riant intérieurement. Au fond, elle sait désormais qu’il n’y en a pas un pour être à la hauteur de Dubois et s’aperçoit être quasi fière de cette aventure. Elle en comprend le danger cependant, dont celui de la solitude… D’ailleurs, c’est bien le problème : elle n’a pas, plus, envie d’un autre homme.
Ding Dong
Perdue dans ses pensées, elle sursaute. Comprenant que Dubois est arrivé, elle prend une profonde inspiration et tente de composer un visage aussi neutre que possible, qu’au moins il ne perçoive pas ses émotions. Peine perdue : « Vous êtes resplendissante aujourd’hui et vous apportez une lumière non pas naturelle mais surnaturelle dans la grisaille que nous connaissons depuis des semaines », dit-il avec un sourire admiratif tout en enlevant sa veste et ses gants et, sans attendre de réponse, de s’installer sur le divan avec un soupir d’aise.
Ethel Hazel (troublée mais touchée) – Merci. Vous aussi avez changé depuis nos premières conversations il y a quatre ou cinq ans. Je me souviens de vous encore débraillé, avec de l’embonpoint, trop. Vous êtes aujourd’hui plus mince et plus élégant. (Il s’est donc transformé lui aussi, réalise-t-elle.) Quelles sont selon vous les raisons de ce changement ?
L’architecte (flatté) – Mais c’est peut-être grâce à vous, qui sait ? (Il laisser filer quelques secondes avant de reprendre) Plus sûrement, après le divorce avec Madeleine et la fin de l’agence Dupont&Dubois, c’est une nouvelle vie qui a commencé pour moi et peut-être me suis-je tout simplement adapté à cette nouvelle vie. Je m’aperçois d’ailleurs que je n’ai au fond jamais été aussi heureux que lorsque j’étais seul et maître de mes décisions. La vie familiale avec Madeleine, jusqu’à ce que les enfants grandissent et quittent la maison, n’était peut-être finalement qu’une longue parenthèse. D’ailleurs cela affecte également mon architecture. Longtemps j’ai dû composer avec Madeleine. Aujourd’hui les projets restent une affaire collective à l’agence – nous sommes une petite agence – mais c’est à moi seul qu’appartient la décision finale, pour le meilleur ou pour le pire peut-être mais il n’y a plus aucune incertitude : si je perds un concours, c’est de ma faute, si on le gagne, c’est grâce à toute l’agence.
E.H. (ironique) – Quelle gratitude pour qui vient de me dire être désormais seul maître à bord.
L’architecte – Mais être seul maître à bord, comme vous dites, ne signifie pas être capricieux, encore moins pour un architecte, encore que… Pour moi, étant seul et portant la responsabilité d’un bâtiment à dix millions de dollars, il s’agit en l’occurrence de ne pas faire les choses uniquement par « envie » mais de tenir un cap intellectuel et technique pour emmener le projet jusqu’à sa livraison et cela demande de ne pas laisser les événements décider à ma place ; on y parvient quand chacun des chaînons remplit efficacement son office. D’où la gratitude que je ressens à l’égard de tous ceux qui participent au projet quand tout se passe bien. Bon, il y a toujours les aléas qui peuvent tombent du ciel sans prévenir et anéantir votre « envie »… (Il réfléchit) Pour autant, il y a des projets qu’en effet l’on ne peut que mener seul et, pour ceux-là, le fait d’être architecte m’a appris à tout anticiper avec une extrême minutie puis de les réaliser avec patience. Savez-vous qu’il faut parfois jusqu’à dix ans pour livrer un bâtiment ? Dix ans, vous vous rendez compte de ce que cela signifie dans une vie ? Mais cela laisse le temps de mener méticuleusement d’autres projets.
E.H. (le cœur palpitant) – Lesquels par exemple ?
L’architecte – Voyons. J’ai plusieurs amis photographes, des gens avec qui je travaille parfois depuis presque trente ans. C’est difficile de photographier un bâtiment immobile, il y a d’ailleurs autant de photographes d’architecture et de styles qu’il y a de bâtiments à photographier. La photographie d’architecture, c’est un rapport solitaire au bâtiment, à l’œuvre d’un autre. Mais ces photographes qui viennent sur commande réaliser des reportages ont le plus souvent d’autres intérêts, même s’ils sont toujours photographes. Vous le découvrez par exemple au travers d’une exposition et là les mêmes vous expliquent qu’il leur a fallu dix ans voire plus pour mener à bien tel ou tel projet qui leur tient vraiment à cœur. Et c’est cette passion-là – ou ces passions parce que pourquoi ne pas en avoir plusieurs ? – qu’ils portent dans le cœur, toute leur vie, sans jamais eux non plus vraiment atteindre le graal, le désir ne pouvant par définition jamais, ou presque, être assouvi. Encore qu’il soit possible d’estimer d’une photo qu’elle est parfaite, ce qui, quand il est question de perfection, n’est rien de le dire
E.H. (qui se demande soudain si Dubois prend et conserve des photos de ses victimes : a-t-il des albums de ses belles au bois dormant qu’il peut tranquillement consulter de chez lui quand il fait froid dehors et qu’il n’a pas envie de sortir ? Tracassée) – Pourquoi parlez-vous donc de photographie subitement ?
L’architecte – Peut-être parce que je suis passé ce week-end à Paris Photo et que ce fut pour moi autant l’occasion de réfléchir à l’architecture que l’occasion de penser à vous ?
E.H. (aux aguets) – De penser à moi, dans quel cadre ?
L’architecte – J’y allais d’abord pour joindre l’utile à l’agréable. L’utile parce que dans le cadre de mon métier, il est nécessaire de percevoir le monde par d’autres yeux que les miens. Et là, le monde est à foison. J’ai d’ailleurs croisé d’autres architectes, dont deux amis. J’ai une affection particulière pour la photographie et les photographes mais je ne suis pas comme ces deux-là un véritable collectionneur, j’y vais plutôt pour humer l’air du temps, ce qui se révèle très agréable, si ce n’était la foule qui empêche d’apprécier sereinement les œuvres et l’air du temps particulièrement maussade en ce moment, peut-être pour longtemps…
E.H. (qui s’en veut trop tard de la question) – Et donc de penser à moi ?
L’architecte (très zen, refaisant le parcours dans sa tête) – J’y arrive. Au fil des stands, je m’aperçois que l’humeur du monde d’aujourd’hui ressemble étonnamment à l’humeur du monde d’hier, les mêmes thèmes coutumiers sont redécouverts – les auteurs disent « réinventés » – par de nouveaux artistes et l’originalité et la surprise sont finalement rares car ces clichés ne sont le plus souvent que des instantanés d’histoires connues, du moins pour qui s’intéresse un peu à l’actualité et au monde. Pour le coup, ce sont encore les classiques qui finissent par vous toucher le plus, mais c’est peut-être parce que je vieillis.
E.H. (qui tente de contenir son impatience, elle ne sait rien de la photographie et ne connaît pas de photographes. Tiens, elle n’a aucun patient photographe…) – Hum… Par exemple ?
L’architecte – En me promenant dans les stands, je suis tombé sur une nouvelle édition du livre Amazônia, de Sebastiano Salgado, un photographe franco-brésilien. Vous en avez peut-être entendu parler car il est à l’académie française…
E.H. (sur la défensive) – Non.
L’architecte – Son épouse, Lelia, est architecte d’ailleurs. Pour ce livre, car il en a fait beaucoup de plusieurs régions du monde, il a sillonné l’Amazonie pendant six ans et photographié la forêt, les cours d’eau, les montagnes, les peuples qui y vivent. Les paysages sont des merveilles mais les photos des peuples autochtones sont bouleversantes. Il nous emmène dans un endroit du monde où il n’y a pas de pommier – où il n’y en avait pas, plus exactement – et nous fait découvrir ces peuples vivant nus dans la forêt, chassant, dansant, priant. Ils sont aussi proches du paradis que l’homme peut l’être, entièrement nus comme au premier jour devant leurs idoles sylvestres, sans autre aspiration qu’à mener une vie exemplaire. Ils sont d’une richesse inouïe et on s’inquiète de savoir ce qu’ils sont devenus. La raison me dit, si ce n’est déjà fait, qu’ils vont bientôt disparaître, et leur mode de vie, de pensée et leur langue avec, et on les retrouvera les yeux éteints dans un bidonville vêtus d’un T-shirt sale tagué du nom d’une grande marque internationale, les garçons à la mine, les filles au bordel.
E.H. (surprise par la tristesse, voire l’amertume de l’architecte, commence à percevoir le rapport entre elle et les indiens d’Amazonie) – C’est leur nudité, particulièrement celle des femmes, qui vous touche ?
L’architecte – Oui parce qu’elle est le symbole de la fin d’un monde, le leur, et c’est cela qui m’attriste. Je vous l’ai dit, un corps de femme vivante est plus intéressant que celui d’une statue, ou même celui d’une photo. Mais, à redécouvrir les photos de Salgado – un classique je vous disais – il est clair que la beauté nue est ici liée à l’art du photographe. La nudité est-elle en soi une œuvre d‘art ? Quand elle est vivante, je le crois, même sans l’artiste. En retraversant la foire, plus attentif, j’ai constaté que des photos de nus, des femmes surtout, les murs en sont couverts. C’est dans le fil de cette réflexion que j’ai pensé à notre conversation, puis j’ai pensé à vous.
E.H. (ne sachant trop quoi penser, décide d’avancer prudemment. Elle se souvient de son hypothèse que Dubois serait peut-être avant tout un voyeur, qu’il garderait ses victimes pour les regarder à loisir. Voilà qui ajoute peut-être une nouvelle ambiguïté au caractère complexe de Dubois) – Donc vous aimez regarder ces photos de femmes nues, comme celle que vous dessiniez à vos cours d’anatomie quand vous étiez étudiant ?
L’architecte (rêveur) – Ce n’est pas une question d’aimer ou de ne pas aimer ; toutes ces femmes en Amazonie ou sur les murs de Paris Photo n’existent plus, ne reste que leur évocation stylisée. C’est déjà beaucoup c’est vrai et peut-être suis-je au fond nostalgique d’une utopie toute personnelle, ce qui expliquerait pourquoi j’ai l’impression parfois de vivre dans un conte de fées.
E.H. – Que voulez-vous dire ?
L’architecte – Que la réalité est fugace. Nous ne savons de la réalité que ce qui est à l’intérieur de notre propre cerveau, la réalité est une interprétation permanente. Peut-être est-ce pour cela que je suis architecte et que j’aime l’architecture : quand vous construisez un bâtiment, il est là pour durer, solide, bien ancré dans la réalité. Vous pouvez en percevoir la matérialité et il donne du sens à ce qui autrement n’en a pas, ou peu. Avez-vous déjà passé la main sur un beau béton ? Sur du bois ? Sur de l’acier ? Nous pourrions discourir ensemble de leurs qualités respectives pendant des heures mais un aveugle lui ne s’y tromperait pas et en saurait déjà plus que nous en une seconde car son sens du toucher n’est pas altéré par la vue, laquelle n’est qu’une construction, un fantasme diriez-vous. Pour un architecte, un bâtiment que les gens aimeront des mille façons qu’ils le perçoivent est la meilleure des gratifications. Mais si en plus ils peuvent, comment dire, le caresser, ou mieux que le bâtiment les caresse comme une enveloppe légère, je ne serais pas loin d’avoir réussi quelque chose en tant qu’architecte. L’architecture n’est-elle pas un lieu de partage pour l’éternité ? Pour le reste, permettez-moi de citer Baudelaire : « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre / et mon sein où chacun s’est meurtri tour à tour / est fait pour inspirer au poète un amour / éternel et muet ainsi que la matière ». …
DRINNNN, DRINNNN
Le temps imparti est déjà passé ! L’architecte semble ne pas vouloir s’attarder et la thérapeute ne le retient pas. Dès qu’il est parti, elle recherche et retrouve la citation de Baudelaire : « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre / et mon sein où chacun s’est meurtri tour à tour / est fait pour inspirer au poète un amour / éternel et muet ainsi que la matière ». À la relire, à plusieurs reprises, l’idée d’une chaste polygamie pour Dubois se fait de plus en plus claire et insistante. Elle comprend qu’il s’épanouit comme un collectionneur dans la dimension démiurgique de la possession corps et âme de celles qu’il adore, leur offrant l’éternité afin de pouvoir chaque jour les remercier de leur présence, de leur existence même, une sorte d’éternelle gratitude. Ce qui n’est pas antinomiques avec ses penchants de voyeur, se dit-elle. La chasteté, a-t-elle appris, est « la juste considération de son corps et de celui des autres en se souvenant que le plaisir du corps n’a pas de sens s’il est déconnecté du cœur ». Donc Dubois les aime… Mais alors pourquoi s’être débarrassé de Gina ? Elle l’aurait trompé ? Et Ethel d’éclater de rire en imaginant la belle au bois dormant, morte ou tout comme, trompant le prince… Elle est alors envahie d’une émotion si forte qu’elle se sent galvanisée : « J’ai survécu ! », se répète-t-elle à haute voix, fièrement. Pour autant, dans la seconde qui suit, de s’interroger soudain : « et si je le lui demande, m’emmènera-t-il visiter son mausolée ? ». Mais l’onde de choc dans son corps est alors si puissante qu’elle craint une seconde de tomber dans les pommes. « Whaow ! », se dit-elle en reprenant ses esprits.
(À suivre)
Dr. Nut (avec les notes d’Ethel Hazel)
DANS LE BUREAU DE DR. NUT, LUNDI 17H45
Dr. Nut attend Aïda qui lui a dit qu’elle passerait de bonne heure avec des infos. Depuis qu’elle est arrivée, il doit convenir qu’elle a fait avancer les choses – « nous savons à peu près quand est morte Gina » – et même si aucun lien formel avec Dubois n’a été établi, il a l’impression que l’enquête a fait un bond. Il sourit rien qu’en pensant à la stupéfaction de Marco de Niro, son collègue italien, quand il lui a assuré que Gina n’était probablement par morte à Turin à l’été 2022 mais à Paris entre le 1 et le 15 novembre 1998. Il l’a senti incrédule quand il lui a expliqué le coup du maquillage. « Qu’est-ce que vous voulez faire maintenant, on ne peut pas la déterrer ? », lui a demandé l’Italien. « On ne bouge pas tant que nous n’avons pas de preuve formelle mais peut-être que le mari n’y est pour rien et qu’il faut le sortir de prison », a suggéré l’inspecteur français. « Mais, le mari est déjà sorti de prison, au bénéfice du doute, nous n’avions rien de probant contre lui si j’en crois l’enquête », répondit Marco. « Et il n’a pas envie d’en savoir plus sur la disparition de sa femme le mari ? », avait demandé Dr. Nut, pas vraiment soulagé. « Apparemment non, d’ailleurs, pour ce que j’en sais, il n’est déjà plus tout seul depuis qu’il a relancé son agence », avait conclu Marco. La conversation avait contrarié le policier français. Il se dit que même si le mari avait été coupable, il s’en serait probablement bien tiré. Le policier ne compte plus les personnes disparues qu’il recherche qui se transforment en féminicides quand il les trouve… Pauvre Gina,** si intelligente, si jolie, si douée et il a fallu qu’elle croise Dubois…
Mais voilà Aïda.
« Bonjour Patron », annonce Aïda en rentrant dans le bureau.
« Bonjour Aïda, vous avez meilleure mine que la semaine dernière ».
« Oui, en effet, merci ! Du repos et des découvertes, rien de mieux pour reprendre du poil de la bête », répond-elle, presque bravache !
« Il paraît, ce sont des bruits qui courent dans le service depuis vendredi, alors je vous écoute », indique le policier qui tente de masquer son impatience en buvant une gorgée de sa bière, entamée avant même l’arrivée d’Aïda.
Aïda, installée en face de Dr. Nut, prend une profonde inspiration et commence son rapport.

« Je ne sais pas si vous vous souvenez lorsque nous étions en voiture en bas de chez Ethel Hazel,* il y a une quinzaine de jours, je vous ai indiqué être sur une piste mais que je souhaitais vous l’exposer uniquement si cela valait le coup », dit-elle.
Dr. Nut s’en veut immédiatement. Maintenant qu’elle le dit il se souvient mais ce soir-là, il était tellement tendu qu’il n’a pas fait attention. « Oui, je me souviens évidemment », dit-il. « Nous y voilà donc ? ».
« Yes ! », s’exclame Aïda qui a du mal à cacher son excitation. « Lorsque j’ai observé les photos de Gina** une fois entièrement nue, j’avais remarqué une très petite chaîne autour de sa cheville droite. Je n’y ai d’abord pas prêté plus attention étant donné que nous nous concentrions sur ses vêtements. Cependant après avoir analysé culotte et soutien-gorge, ce petit bijou a suscité mon attention tout autant que sa peau*** ou son tatouage****. Mais il m’était impossible de l’identifier avec mon matériel. La chaîne est tellement fine, elle semble presque se confondre avec la peau maquillée de Gina. Impossible d’y voir plus clair de mon côté. J’ai donc profité de mes échanges avec mon ami de la Nasa, celui qui a pu identifier le tatouage, pour lui faire observer le bijou. Il m’a transmis son analyse la semaine dernière ».
Dr. Nut cache son anxiété en allant reprendre une bière dans le frigidaire, sans même penser à demander à Aïda si elle veut quelque chose. Et si c’était encore une fausse piste ? Il ne veut pas se laisser emporter par l’espoir. « Très bien. Et alors ? », dit-il presque froidement.
Aïda, d’abord surprise par le ton, comprend d’un coup l’angoisse de l’imposant inspecteur Nutello. Doucement mais sur un ton factuel : « Eh bien, nous sommes parvenus à modéliser des images 3D du bracelet de cheville et, ne me demandez pas de détails, ces images nous ont permis de le reconstituer. Tenez regardez ». Elle tend à Dr. Nut une série de photos où une chaînette paraît voler dans le fond noir des images.
« La Nasa, eh… », dit-il dans un souffle d’admiration. « On dirait vraiment que ces photos ont été prises dans l’espace… ».
« N’est-ce pas ? », répond Aïda, à son tour impatiente d’avancer.
« Maintenant, si vous l’observez, vous verrez que cette chaîne de pied non seulement est en or mais elle se distingue par sa finesse exceptionnelle. Là, regardez sur cette image, vue depuis Mars, chaque maillon de la chaîne est réalisé avec une précision méticuleuse pour une texture légère et subtile qui donne à l’ensemble une délicatesse remarquable. À intervalles réguliers, de petites perles d’or sont suspendues le long de la chaîne, ajoutant une touche d’élégance et de raffinement. Chacune de ces perles semble être confectionnée à la main. Elles paraissent volontairement irrégulières : la finition du ponçage n’est pas parfaitement lisse laissant apparaitre une surface légèrement martelée par endroit. L’utilisation d’un or pur contribue à créer des reflets et une brillance sans pareils ».
« Magnifique, en effet », s’exclame Dr. Nut devant les photos, perdu une seconde devant la délicatesse de l’œuvre qu’il comprend avec les explications d’Aïda.
« Maintenant, regardez ici », dit-elle en choisissant une photo. « Le fermoir de la chaîne est également réalisé avec une minutie particulière et il est agrémenté d’un petit pendentif d’à peine un demi-centimètre. C’est minuscule, même si nous avions la chaîne dans les mains, nous ne pourrions pas lire à l’œil nu ce qu’il y a dessus. Mais, avec l’aide de mon ami interstellaire, nous avons pu sur un côté déceler un poinçon, un hippocampe pour être exact, avec écrit juste en dessous Paris. J’ai appris qu’en fonction du nombre de carats qui compose l’or, le poinçon varie. Le poinçon hippocampe correspond à de l’or 24 carats, le plus prestigieux mais aussi le plus rare. Ce bijou est un travail d’exception made in Paris ! ».
« Et alors ? », s’impatiente Dr. Nut.
« Regardez maintenant cette image, c’est l’autre côte du fermoir. Maintenant, regardez la même photo dépixélisée comme la naissance d’une planète. Que voyez-vous ? », demande Aïda.
Alors il voit. Délicatement gravé en police italique, il distingue clairement un prénom : Gina.
Le policier est alors traversé par un flot d’émotions : il est d’abord jaloux des financements de la Nasa, il est ensuite impressionné par la qualité des images – il pourra les montrer à un juge – mais il est surtout bouleversé par la découverte d’Aïda.
« L’info est que la chaîne de cheville de Gina a été faite main, spécialement pour elle. C’est une pièce unique réalisée par un artisan bijoutier parisien. Il n’y a aucun doute là-dessus ! Il n’y a plus qu’à retrouver le bijoutier pour en savoir davantage ! », dit-elle.
Dr. Nut esquisse un sourire.
Rassérénée, Aïda poursuit : « Retrouver ce bijoutier nous permettra d’en savoir plus. Peut-être une nouvelle donnée pouvant confirmer la date de sa mort ? Au moins des informations sur la personne ayant commandé ce bijou, et quand : Gina elle-même ? Dubois ? Quelqu’un d’autre ? », expose-t-elle
« Ok. Comment allez-vous procéder ? », demande Dr. Nut.
« J’ai mis en place un protocole, j’ai repéré sur une carte de Paris tous les artisans bijoutiers de la ville. Je les ai répertoriés par quartier. Je pensais démarrer par les quartiers que pourrait fréquenter Dubois, c’est peut-être optimiste ou naïf mais sait-on jamais… Cela pourrait être un cadeau de sa part… ou encore, comme pour le tatouage, une sorte de marquage, d’appropriation de ses victimes. Quoi qu’il en soit, il me fallait bien commencer quelque part. J’ai donc d’abord coché le XXe arrondissement, où il vit et a son agence rue du Liban, puis le XIe puisque son ancienne agence était Cité de l’ameublement, et enfin le VIe puisqu’il a habité longtemps avec sa femme et ses enfants rue Guynemer ».
Dr. Nut envoie une prière silencieuse à la Nasa.
Aïda, le nez dans ses notes. « J’ai noté en tout 84 artisans bijoutiers sur ces trois arrondissements. J’ai compté qu’à raison d’environ une quinzaine de boutiques par jour y compris samedi, je pourrais avoir un retour la semaine prochaine. Si cela vous convient je peux demander à quelqu’un de l’équipe de m’aider, cela permettra d’être plus efficace ? Et si ça ne marche pas, je ferais les autres quartiers en espérant que l’orfèvre n’est pas à Venise ou à Bruxelles ».
Dr. Nut n’essaye plus de cacher son excitation, regardant encore attentivement la photo du bracelet : Gina, en toutes lettres ! « Parfait. Demandez un coup de main à Jean, il a un scooter ça facilitera la tâche », répond Dr. Nut.
« J’ai mon vélo, rassurez-vous ! Bien, on se répartit le travail avec Jean et je m’y attèle dès demain ! Les bijouteries étaient toutes fermées aujourd’hui, on est lundi ».
« Oui, oui, bien sûr ! » répond le policier, déjà la tête ailleurs.
À nouveau intensément plongé sur les images 3D du bracelet de cheville, son regard ne peut se détacher des lettres finement ciselées – G.I.N.A. – à tel point qu’il ne voit pas Aïda se lever et sortir de son bureau et l’entend à peine le saluer. Perdu dans ses pensées, « nous avions la botte de foin, nous avons maintenant l’aiguille, il n’y a plus qu’à chercher », se dit-il, soudain plus heureux qu’il ne l’a été depuis longtemps.
« Surprenante cette petite », se dit-il enfin, admiratif, avant de réaliser qu’il est seul dans son bureau.
(À suivre)
Aïda Ash (avec les notes de Dr. Nut)

* Lire l’épisode L’architecture, de l’utile à l’agréable pour l’architecte ? (Saison 6)
** Pour savoir qui était Gina Le temps qui ne passe pas vite, meilleur allié de l’architecte ? (Saison 4) et L’architecte en garde à vue – Le fantôme de Gina (Saison 5)
*** Lire l’épisode L’architecte, unique héritier de son œuvre ? (Saison 6)
**** Lire l’épisode Pour Dubois l’architecte, architecture spirituelle ? (Saison 6)
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