[Résumé des saisons précédentes. L’architecte Dubois, 56 ans, suit une psychanalyse depuis quatre ans avec Ethel Hazel, 45 ans, psychanalyste rue Labrouste à Paris. Sans doute que ce tueur en série de blondes aux yeux bleus, comme sa thérapeute, et dont on ne retrouve pas les corps, en ressent le besoin pressant… Pour sa part, Ethel Hazel, depuis qu’elle a vécu, et survécu à, l’expérience de ses victimes, est de plus en plus troublée par les affres de l’homme de l’art. L’inspecteur Joachino Nutello, dit Dr. Nut, du service des personnes disparues, qui vient d’avoir 50 ans et a eu avec Ethel une courte liaison qui s’est mal terminée, traque Dubois sans relâche depuis quatre ans mais, désespère de le coincer jamais. À la fin de la cinquième saison*, à l’issue de sa garde à vue, Dr. Nut doit la mort dans l’âme relâcher l’architecte. Pour autant, le corps de Gina Rossi**, née 10 août 1991, l’une des victimes de Dubois, disparue à Paris en 2018, est mystérieusement apparu en 2022 en Italie, à Turin, des années après son décès. De quoi relancer l’enquête, le policier y voyant le moyen d’arrêter enfin ce tueur impitoyable.]
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« L’architecture est un instrument de résistance à la banalisation du moderne ».
Mario Botta
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Acte 1 – Dans le cabinet d’Ethel Hazel, lundi 15h55
Pourquoi a-t-elle accepté de le revoir ? Depuis sa garde à vue, Dubois l’architecte n’avait pas donné de nouvelles. Savait-il même qu’elle avait assisté, illégalement, à cette garde à vue ? Le fait est qu’elle pensait souvent à lui. D’une part parce que les fantasmes et petites méchancetés, toujours les mêmes, de la plupart de ses autres clients l’ennuyaient désormais profondément ; pourquoi d’ailleurs n’acceptait-elle que des hommes en thérapie ? Il lui faudrait un jour répondre à cette question. D’autre part parce que le souvenir de sa nuit passée avec Dubois demeurait d’une ambiguïté vertigineuse.*** Peut-on mourir de plaisir ? Non puisque la réalité est qu’il l’étouffait, quasi tendrement ; tandis qu’il la portait à un climax sexuel indescriptible, elle allait mourir dans une incommensurable jouissance, les poumons en feu et le cerveau incapable de gérer cette ambiguïté corporelle.
Elle y avait beaucoup réfléchi et était parvenue à la conclusion qu’elle avait éprouvé quelque chose que seuls de très rares humains avaient jamais éprouvé, sinon peut-être quelques couples adeptes de l’étouffement dans un sac plastique. Mais elle n’était pas en couple, ce n’était pas un jeu, et les victimes de Dubois avaient dû, juste avant le point de non-retour, s’éteindre avec cette terrible ambiguïté à l’esprit. Était-ce également pour en savoir plus sur elle-même qu’elle avait accepté de reprendre le fil de la thérapie ?
Il avait appelé alors qu’elle était seule à son bureau, dans l’attente d’un patient. Il s’était montré jovial : « vous vous doutez bien que dans mon cas, les fils à dénouer sont nombreux, pouvons-nous reprendre nos séances et caler un rendez-vous ? », dit-il. Prise de court, elle avait répondu par l’affirmative – « oui, bien sûr » – et tentant de cacher son émotion, de la façon la plus neutre possible : « mardi prochain, 17 heures, c’est bon pour vous ? ».
Maintenant qu’elle s’est engagée, Ethel Hazel s’aperçoit alors qu’elle maîtrise mal une excitation sourde, profonde, qui prévaut sur la peur. Au regard de tous ceux qui la barbent, Dubois est au panthéon des meilleurs clients, un caractère unique dans les annales, se dit-elle. Le cœur battant, elle prend conscience que, si elle survit à l’expérience, ses articles scientifiques, puis le livre qui suivra, puis le film vendu à Hollywood feront un carton, sa célébrité et sa fortune. J’ai couché avec un tueur en série, elle voit déjà le titre. Avec une forme de tristesse, la psychanalyste se demande alors si elle n’est pas tout simplement vaine. Fait-elle tout cela, y compris mettre sa vie en danger, pour l’argent ? Elle sait bien que non mais, se dit-elle, si elle peut en tirer profit, pourquoi pas ? En cela elle se sent proche de l’architecte, porté par quelque chose de plus grand que lui mais qui lui permet de vivre confortablement.
Bref, voilà pourquoi j’ai accepté, soupire-t-elle. Il lui faut désormais attendre une semaine avant de revoir Dubois.
Acte 2 – Dans le bureau du chef, lundi 15h55
Dr. Nut retrouve son chef dans sa position préférée, debout en hauteur dans le TGI, portant son regard au-delà de la banlieue vers la Normandie qui lui est chère. Sans se retourner, « Comment va Ethel ? », demande le chef. Dr. Nut ne sait pas trop comment répondre. « Elle va bien je présume », dit-il. « Vous le présumez ? », demande le chef.
Le policier a revu Ethel, dans son cabinet rue Labrouste d’abord, pour le ‘debrief’ de la garde à vue de Dubois, une rencontre cordiale, lui toujours amoureux d’elle. Et il a eu sa chance dans un sens. Il a passé une nuit chez elle, et tout a semblé comme avant, même au lit, et rien n’était pourtant pareil. Ils se sont séparés au matin sans avoir besoin d’expliquer ; les aventures réchauffées ne marchent jamais, pense le policier tristement, lui qui ne s’est jamais marié et qui a cru un instant un bonheur possible avec Ethel, quand elle était encore son amante et sa complice. Amante, c’est bien fini. Complice ? Qu’en sait-il au fond ? « Oui je le présume », dit-il.
« Elle ne craint rien, dites-moi ? J’en ai gardé un excellent souvenir », poursuit le chef en se retournant.
« Difficile à dire. Je garde un œil sur elle et, autant que faire se peut, un autre sur Dubois ».
« Je vois. Justement à propos de Dubois, vous vouliez me voir ? Mais asseyons-nous. Un café ? ». « Oui, merci ».
Affairé devant la cafetière, le chef demande : « que s’est-il passé avec… comment s’appelle-t-elle… l’architecte grecque qui bosse chez Dubois ? ».
« Fotika Diamantidou. C’est son nom. Elle nous a fichu une grosse trouille quand elle a disparu et qu’on ne l’a plus vue à l’agence. En fait elle était rentrée en Grèce : quand elle a vu son pays en proie aux flammes, elle a pensé que son métier lui enjoignait d’être sur place pour aider au mieux, c’est ce qu’elle a expliqué sur les réseaux avant de disparaître. Cependant, ce n’est que quand le service de sécurité de l’ambassade m’a confirmé sa présence saine et sauve dans son pays que j’ai finalement été rassuré ».
« Et l’autre architecte, l’autre blonde ? »
« Muriel Le Cleac’h ? Elle n’est pas architecte, elle s’occupe de l’administratif mais elle est toujours là, apparemment heureuse, mais nous faisons régulièrement attention à elle. On verra bien s’il embauche quelqu’un à nouveau. Mais c’est de Gina dont je veux vous parler … Gina Rossi, la victime de Dubois dont on a retrouvé le corps en Italie quatre ou cinq ans après son décès…».*
« Je me souviens bien », dit le chef. « Pour une fois que nous avons un corps, il est muet ! Et donc ? »
« Donc, souvenez-vous. Le corps de Gina a été retrouvé parfaitement conservé avant d’être autopsié, une autopsie qui n’excluait rien d’ailleurs et n’a pu déterminer la date de la mort. Je soutiens que Dubois l’a assassinée entre septembre et décembre 2018 mais les Italiens, vu l’état du corps lors de sa découverte fin 2022, ne croient pas que sa mort puisse remonter si loin ».
« De ce que j’en sais, le mari est en prison, le corps a été rendu à la famille et pour les Italiens, l’affaire est close, n’est-ce pas ? », souligne le chef.
« C’est exact. Mais ce ne serait pas la première fois que Dubois tente de faire porter ses crimes par un autre : il a failli faire inculper sa propre femme et associée, il a envoyé en prison le fiancé de la petite Amélie Chevreau, disparue en 2001, et qui purge une peine de 30 ans, dont 20 ans incompressibles*** et maintenant le mari de Gina… Surtout Gina a été retrouvée habillée de pied en cape, nous avons des images de ce qu’elle portait quand son corps a été retrouvé. Or quand Dubois étouffe ses victimes, elles sont nues. C’est donc lui qui a dû la rhabiller, soit avec ce qu’elle portait ce jour-là, soit avec des affaires qu’il lui aurait fournies ; si je peux prouver que l’un de ces vêtements n’a pu être acheté qu’à Paris dans la période de sa disparition et est introuvable à Turin ou ailleurs, je pourrais peut-être démontrer qu’elle est bien morte ici entre septembre et décembre 2018 et non à Turin en 2022 et ainsi lier son meurtre à Dubois ».
Le chef réfléchit un instant. « C’est tiré par les cheveux mais de toute façon nous n’avons rien d’autre : que puis-je faire pour vous », dit-il, étonné de voir Dr. Nut se tortiller maladroitement sur son fauteuil.
« Alors voilà, mon équipe est déjà au taquet et les vieilles histoires ne sont pas la priorité. Sur le dossier Gina, j’ai besoin d’aide ».
« Que voulez-vous dire ? », demande le chef.
« Alors voilà, regardez-moi, la cinquantaine fatiguée, vous me voyez enquêter à propos des vêtements d’une architecte parisienne ? Je ne saurais même pas par où commencer, je ne connais rien à la mode et vous me voyez enquêter dans les magasins de sous-vêtements pour identifier une culotte ou un soutien-gorge, idem pour un pantalon ou un foulard ».
« Je vois », dit le chef en souriant. « Et donc ? ».
« Donc, j’aimerais une partenaire, une fliquette d’à peu près le même âge que la victime qui saurait faire ce travail d’investigation qui prend du temps. Encore faut-il qu’elle soit rigoureuse et précise mais, si c’est le cas, elle sera entièrement détachée sur cette mission. Je n’ai personne dans mon service pour s’en occuper, d’autant que mes gars gardent un œil constant sur Dubois – nous sommes sous-staffés mais vous le savez déjà – et si vous pouviez trouver quelqu’un, quelque part dans un de vos services, que cette mission intéresserait, voilà ce serait super : avec votre permission, avec une flic dédiée, nous avons une chance, ténue certes mais réelle, d’enfin coincer Dubois. Quant à moi, je vais m’attacher pendant ce temps à trouver où et comment il conserve les corps ».
Le chef se lève et va de nouveau se poster devant la fenêtre, le regard perdu au loin. L’entretien est terminé. « Je vais voir ce que je peux faire », dit le chef. « Bonne chance Nut, et saluez Ethel de ma part ».
Dr. Nut part sans répondre.
Acte 3 – Dans le bureau de Dr. Nut, mardi 17h55
À son arrivée au service des personnes disparues, Aida découvre un grand espace sans cloisonnement avec aux murs des tableaux de chiffres et de courbes, deux télés allumées le son coupé, des coupures de journaux et des photos. De grands bureaux couverts de papiers et de dossiers, une imprimante qui a l’air d’avoir cent ans. Parmi les cinq ou six personnes présentes, aucune en uniforme, Aida aperçoit de dos un grand type, lourd et massif, qu’elle comprend être Dr. Nut, en peine discussion avec deux collègues. Dans le silence qui s’est établi à son entrée, Dr. Nut se retourne, la scanne en un regard : une brune, 1,70m environ, jeune trentaine, élancée, sportive, deux grands yeux bleus/verts qui illuminent sa peau mate, et qui ne doivent laisser personne indifférent, se dit le policier. Il voit une jolie fille, apprêtée, maquillée, plutôt propre sur elle – aux antipodes du cliché de la fliquette. Il lui indique d’un signe de tête son propre bureau, le seul pouvant être fermé, et se replonge dans sa discussion.
Le bureau de l’inspecteur, à l’image de tout le service, est un incroyable foutoir. « Génération Mathusalem », se dit Aida avec une moue de dépit. Dans son service à elle, les murs sont remplis d’étagères et de tiroirs, les bureaux couverts d’ordinateurs, de microscopes et d’outils performants, la police high-tech dont elle est fière. Ici, les murs dans leur totalité sont couverts de photos poussiéreuses, partout, punaisées les unes sur les autres, sur plusieurs épaisseurs, plus ou moins jaunies, des enfants, des ados, des hommes, des femmes, des personnes âgées. Parmi elles, elle reconnait celle de Xavier Dupont de Ligonnès. Sinon, il n’y a pas un espace libre. Un tableau blanc est lui-même recouvert de notes et d’aimants colorés en tous genres. Dans un coin parfaitement dégagé cependant, une série particulière de photos, que des femmes blondes de tous âges avec, étrangement, également celle d’un homme.
Le bureau de Dr. Nut est lui-même un foutoir. Des journaux, des livres (beaucoup, ce qui la surprend), des rapports, des fichiers, des dossiers, des carnets de notes, des crayons-feutres en abondance, un agenda et au milieu, un ordinateur portable, un téléphone, un mug à café vide. Une poubelle qui déborde de canettes de bière, de papiers sandwichs et au sol encore des piles de dossiers, de livres. Devant le bureau, deux chaises.
« Bienvenue, asseyez-vous je vous prie ».
Aida sursaute, elle n’a pas entendu Dr. Nut rentrer dans le bureau. Elle découvrira à le connaître mieux que malgré son air massif, le policier est capable de se mouvoir avec force, rapidité et totale discrétion.
« Je préfère rester debout », dit-elle, guindée dans son uniforme, son regard un peu perdu dans ceux de toutes ces personnes au mur qui semblent la regarder d’un air sévère ou implorant.
« Asseyez-vous », dit Dr. Nut.
Aida, qui pensait n’être là que pour une quelconque corvée de quelques minutes comprend que ce n’est pas le cas. Elle choisit une chaise, prenant soin d’en inspecter le siège avant de s’assoir, « au risque de trouver une souris morte », pense-t-elle, de plus en plus guindée et mal à l’aise sous le regard de Dr. Nut. Elle enlève sa casquette qu’elle pose avec ses mains sur ses genoux.
« À cette heure-ci, je vais prendre une bière. Vous en voulez une, ou autre chose à boire ? »
« Non, rien, merci, ça ira », répondit Aida, qu’une bière bue directement à la cannette répugnait, même si elle avait appris à tolérer les habitudes de vestiaires de ses collègues masculins. Et elle n‘allait pas demander un thé !
Dr. Nut, prit le temps de savourer une longue gorgée, s’assit et, après avoir relu la fiche la concernant et l’ayant scrutée durant de longues minutes en silence, demande enfin :
« Votre famille est mélomane ? »
« Non », répond Aida, un peu sèchement et un peu embarrassée. Ce n’est pas le moment des explications, pense-t-elle.
Dr. Nut n’insiste pas. Après un nouveau silence devant la fiche d’Aida, il récite. « Naissance à Paris XIVe, le 22 octobre 1992. Bac à 17 ans, mention très bien. Une première année en fac de droit à Assas, puis cinq années en sciences à Paris Sciences et lettres (PSL), puis l’école de police à Draveil. Depuis cinq ans dans la police. Joli parcours, atypique ».
Comme Aida, raide sur sa chaise, ne répond pas et attend, le policier reprend : « Vous savez pourquoi vous êtes là » ?
« Non. Mon chef est venu me chercher tout à l’heure et m’a dit que, toute affaire cessante, je devais venir vous voir, que ça venait d’en haut et qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Le temps de passer mon uniforme, de trouver votre service, le 22, le service des personnes disparues m’a-t-on dit, et je suis là ».
« Vous ne travaillez pas en uniforme ? » demande Dr. Nut.
« Pas quand je suis au laboratoire ».
« Laboratoire ? »
« Je travaille au service d’expertise textile », réponds Aida, polie et tendue.
« Parfait », dit Dr. Nut avec une pensée pour son chef à lui.
Après avoir rappelé les règles de confidentialité qui s’imposeraient à elle désormais, Dr. Nut commença à lui raconter, par le début, sa traque infructueuse depuis plusieurs années de l’architecte Dubois, un tueur en série « remarquable », dit-il en s’excusant presque. Il ne passa aucun détail, les femmes disparues que personne ne recherche, toutes en lien avec l’architecte, le bout de doigt de la vieille, le crane mangé par les bêtes sauvages d’Amélie, l’exécution de Nastassia au fil à pêche.**** S’il mentionne la garde à vue, il ne fait pas mention cependant de l’implication d’Ethel Hazel.
Après avoir demandé l’autorisation de se lever, Aida va voir de plus près les photos des victimes présumées de Dubois : plus d’une dizaine de femmes, blondes aux yeux bleus pour la plupart, et parmi elles un homme sauvagement assassiné par Dubois sans que l’on sache exactement pourquoi (de nouveau, Dr. Nut tient à cacher la connexion avec Ethel). Debout à côté d’Aida, Dr. Nut les lui présente une par une.
« Cela fait plus d’une heure que nous parlons et nous n’avons pas fini, je vais reprendre une bière. Vous en voulez une ? Désolé on n’a ici que de la bière, pas de vin ».
« S’il vous plaît. Si vous avez un verre propre… », répond Aida, plus secouée par les abominations qu’elle vient d’entendre qu’elle ne souhaite le laisser paraître. Finalement, une bière est bienvenue…
Dr. Nut va chercher un verre dans un minibar qu’elle n’avait pas remarqué. Quand elle se fut servie et qu’elle ait bu une gorgée, Aida demande enfin : « Qu’attendez-vous de moi ? »
Sans n’en rien laisser montrer non plus, Dr. Nut est intérieurement satisfait de la vivacité et de l’intelligence d’Aida. Alors il enchaîne sur Gina, sa mort probable à Paris en 2018, la réapparition de son corps à Turin en 2022 et de la possibilité, peut-être, de parvenir à lier Dubois à ce meurtre, grâce aux vêtements que portait la victime quand elle fut découverte. « Et vous comprenez que j’aurais du mal à mener une telle enquête, les vêtements sont des éléments d’une grande intimité et je ne saurais pas comment m’y prendre », dit Dr. Nut, embarrassé au possible. « Alors voilà, si c’est OK pour vous, étudier ces vêtements et chercher des indices, c’est votre mission, si vous l’acceptez. C’est à plein temps et vous ne rendez des comptes qu’à moi. Je vous laisse vous organiser. Ho, et chez nous, on ne porte l’uniforme que quand c’est utile ou obligatoire », dit-il.
Surprise, Aida a du mal cette fois à cacher son émotion. Certes elle a fait des études scientifiques avant l’académie de police, et elle aime son job au labo textile, mais elle avait choisi la police pour l’action, pour porter un pistolet et attraper les méchants. De son microscope, elle obtient, ou non, des infos qu’elle transmet et dont elle ne sait jamais ce qu’il en advient. Une seule fois lui avait-on demandé de témoigner à un procès, et encore, c’est parce que son chef était malade. « J’espère que je serai à la hauteur », dit-elle.
« Tout dépend de la hauteur », répond Dr. Nut. « Bienvenue chez les ours. Bon, je dois encore boucler deux ou trois choses avec les collègues ». Il sort un mince dossier de l’un de ses tiroirs et le tend à Aida : « voici le dossier Gina Rossi, je vous laisse en prendre connaissance ».
Sur ce, il se lève, finit sa bière d’une longue goulée et quitte son bureau non sans lancer à Aida un jovial « à bientôt »
Aida reste assise, abasourdie un peu par ce qui lui arrive. Personne ne semble plus faire attention à elle. Elle regarde le dossier devant elle et se demande si elle doit le consulter dès maintenant car il se fait déjà tard – sa montre indique 20h18 – mais aucun de ses nouveaux collègues, ne serait-ce que provisoirement, ne semble s’apprêter à partir. Elle prend donc le dossier, lequel contient toute une série de photos, dont celles de l’autopsie de Gina, et une page de garde dactylographiée intitulée Victimes de Dubois : Gina Rossi (résumé), par Inspecteur Nutello.
Acte 4 – Dans le bureau de Dr. Nut, mardi 20h20
Toujours assise sur sa chaise, Aida entame sa lecture
Nom : Rossi
Prénom : Gina
Taille : 1,61 m
Yeux : bleu
Cheveux : blond
Signes distinctifs : néant
Dernière adresse connue : 224 rue Saint-Jacques, Paris (Ve)
Née le : 10 août 1991
À : Turin (Italie)
Signes particuliers : Néant
Métier : architecte
Disparue en 2018. Pas de corps, pas de date de mort.
« C’est par un coup de chance, si l’on peut dire, que je me suis penché sur le cas Gina Rossi. C’est en relisant mes notes pour la troisième fois que j’ai relevé cette mention : « Dubois, qui voulait virer la meilleure amie de Madeleine de l’agence, a dû se résoudre à virer une jeune architecte italienne ». La note remontait à 2018, à l’époque de l’agence Dupont&Dubois, l’agence que Dubois partageait avec sa femme, Madeleine Dupont, dont il est aujourd’hui divorcé.
Je n’ai eu aucun mal à identifier la « jeune architecte italienne » puisque la liste des collaborateurs actuels ou passés de l’agence était encore publiée sur le site internet de l’agence. Gina Rossi donc. Une blonde aux yeux bleus, à l’air sévère sur les photos que j’ai pu me procurer. D’ailleurs des photos, c’est à peu près tout ce que j’ai de Gina, sinon le charabia habituel sur les réseaux sociaux. Au moins la date du dernier post sur les réseaux est connue : le 13 décembre 2018. Elle indique partir en voyage en Amérique du Sud. Grand sourire. À bientôt.
Puis plus rien.
J’ai trouvé trace de l’achat d’un billet pour le Pérou mais Gina n’était pas sur ce vol. J’ai facilement trouvé son CV (ci-joint) – en français, en italien, en anglais et en espagnol – et la première agence où elle a travaillé en arrivant à Paris. Là, ceux qui la connaissaient en gardent un bon souvenir, une fille joyeuse, avec un accent charmant. Elle était partie pour rejoindre Dupont&Dubois, un bon poste, disaient-ils. Quelques-uns l’avaient croisée plus tard et elle semblait heureuse dans son job. « Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ? » À cette question, ces témoins n’avaient en réponse que des souvenirs flous, surtout quelques années plus tard. En France, aucune plainte, ou demande de recherche pour disparition inquiétante, n’a été déposée en son nom et les services de police n’ont pas été alertés. Le crime quasi parfait !
Des recherches jusqu’à Turin, la ville de naissance de Gina, ont été effectuées en vain. Mais c’est là que fut finalement retrouvé son corps, cinq ans plus tard. Le mari, un architecte également, est en prison. Selon les collègues italiens, il s’agit d’un divorce et d’une affaire de famille et de business qui se finit mal, le truc classique, le corps a été rendu à sa famille et enterré ».
Aida arrête là sa lecture et regarde les photos à nouveau, beaucoup plus attentivement cette fois. La blondeur et la sérénité qui se lit sur le visage de Gina, pourtant morte, l’émeuvent autant qu’elles la terrifient. Comment est-elle morte ? Que lui voulait Dubois ? Un adjoint de Dr. Nut la sort de ses pensées en lui proposant de la raccompagner, ce qu’elle accepte. « Un cas étonnant celui de Dubois, n’est-ce pas ? Une vraie Arlésienne, un Arlésien plutôt devrais-je dire », lui dit-il avec le sourire sur le chemin. Mais ses yeux ne rient pas à cette évocation et Aida saisit alors toute l’importance de sa tâche pour cette équipe.
Au moment de quitter le service, Aida a une dernière inquiétude : « où vais-je bien pouvoir m’installer pour travailler dans ce foutoir testostéroné… » Puis elle se dit qu’il vaut mieux qu’elle apporte demain son propre ordinateur. « Ils ont l’internet au moins ici ? », se demande-t-elle sans en être tout à fait sûre.
(À suivre…)
Dr. Nut (avec les notes d’Ethel Hazel)
* Lire les épisodes Le temps qui ne passe pas vite, meilleur allié de l’architecte ? (Saison 4) et L’architecte en garde à vue – Le fantôme de Gina (Saison 5)
** Lire l’épisode L’architecte, pour espérer exister, l’art plutôt que l’adresse ? L’inverse ? (Saison 4)
*** Lire l’épisode L’architecte en garde à vue : prologue (Saison 5)
**** Lire l’épisode Psychanalyse de l’architecte – saison 3 : prologue
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