L’architecte, qui avait changé d’accoutrement, semblait plus jeune que d’habitude, se tenant plus droit dans l’entrée au moment de poser son casque et ses affaires, sans son air de chien fou qu’il affectait parfois. Il avait l’air soucieux cependant.
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«On n’est jamais trahi que par les siens» Proverbe français
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Ethel Hazel – Comment allez-vous ?
L’architecte – Bien, bien, mais je me sens pourtant d’une humeur meurtrière.
E.H. (Déjà sur le qui-vive) – Que voulez-vous dire ?
L’architecte – Oh ce n’est pas grand-chose, une somme de contrariétés. Depuis que la procédure de divorce est lancée, au vu de ses réactions épidermiques et de ses accès de colère, j’en viens à me poser des questions au sujet de Madeleine, bientôt ex-femme ET ex-associée. Je la vois désormais sous un jour nouveau, et pour tout dire parfois effrayant tant elle m’épouvante. Comment ai-je pu être aveugle à ce point ? C’est une boule de tension. Je peux vous dire qu’en ce moment ça ne rigole pas à l’agence. D’ailleurs j’ai eu des échos d’une engueulade formidable entre elle et sa copine Marie-France, l’ergonomiste ou écologue, je ne sais plus. D’ailleurs une question de l’inspecteur Nutello…
E.H. (Qui ne s’attendait pas à la référence et cédant à la curiosité) – Vous avez revu le Dr. Nut ?
L’architecte – Dr. Nut ? Ha oui l’inspecteur Nutello, j’avais oublié que vous l’aviez rencontré. Vous aussi vous l’appelez Dr. Nut ? Vous l’avez revu ?
E.H. (Rouge jusqu’au bout des cheveux, heureuse qu’allongé il ne la voit pas, bafouillant) – Non, non, excusez-moi. Vous disiez…
L’architecte (Un peu irrité et soudain suspicieux) – Oui il voulait me revoir, justement, m’a-t-il expliqué, à cause de la disparition de Marie-France. Il voulait savoir quand je l’avais vue pour la dernière fois, si j’avais une idée où elle pourrait bien se trouver, mes relations avec elle, etc. J’ai évidemment répondu à toutes ses questions car je n’ai aucune idée de ce qui a bien pu lui arriver. Pour tout dire, je me fiche assez de son sort. Mais une question de l’inspecteur m’a mis la puce à l’oreille quand il m’a demandé, redemandé en fait car il m’avait déjà posé la question lors de ma garde à vue, il a dû oublier, bref il m’a redemandé pourquoi j’avais acheté un aller simple pour l’Argentine, «l’un des dix pays qui n’a pas d’accord d’extradition avec la France», je le cite. Je croyais lui avoir déjà dit que je n’avais pas acheté ce ticket, que je n’étais même pas au courant. En fait, c’est Madeleine qui avait acheté ce billet pour l’Argentine, pour une de ses conférences a-t-elle expliqué. Je n’ai jamais fait attention, Madeleine organisait sa vie et ses vols dans des pays exotiques comme elle l’entendait et, pour le coup, je serai bien en peine de la localiser tout le temps durant toutes ces années. Surtout que je ne mettais jamais le nez dans la compta, c’est plutôt Madeleine qui gérait avec l’expert-comptable. Mais c’est vrai qu’elle avait régulièrement des montées de tension explosives, tension qui souvent disparaissait à l’issue de l’un de ses voyages, comme si ses balades et ses conférences semblaient la détendre. Mais bon, toujours est-il qu’elle n’a jamais pris ce vol.
E.H. – C’est ce que vous avez expliqué à la police ?
L’architecte – Exactement. Je comprends bien l’inquiétude des familles, encore que ma malheureuse voisine n’en avait guère, de famille, mais j’ai bien assuré l’inspecteur que je n’ai rien à voir avec toutes ces histoires. Et je lui ai dit que ses questions commençaient à me courir, cette suspicion constante qui semble m’accompagner partout, et tout ça à cause d’un accident de la circulation avec un type en trottinette ??? C’est à moi de justifier de mon innocence ? Avouez que cela finit par être agaçant. Mais ce n’est pas ce qui me tracasse.
E.H. (À part être soupçonné de meurtres en séries, Ethel Hazel se demandait quoi d’autre pouvait bien tracasser l’architecte… ? Elle ne put s’empêcher de frissonner et ne fut jamais plus heureuse de la surveillance discrète que Dr. Nut avait mis en place pour sa protection, elle avait d’ailleurs accepté de le prévenir de ses rendez-vous avec l’architecte, au cas où, mais elle avait interdit à l’inspecteur les micros dans son cabinet, sans qu’il ne le lui demande d’ailleurs. Elle déglutit en silence) – Qu’est-ce donc alors qui vous tracasse ?
L’architecte – J’ai pris la décision de quitter Dupont&Dubois, c’est à contrecœur, cette agence était l’œuvre de ma vie, mais ce n’est plus possible. Je ne sais pas comment les choses vont se régler pour l’agence à l’issue de la séparation mais aujourd’hui je m’en fous un peu, j‘ai décidé de repartir de zéro, de commencer une nouvelle histoire. Je vais donc bientôt créer ma propre agence, tout seul ou presque et pouvoir enfin aller au bout de mes idées, travailler moins mais travailler mieux. Une fois tout seul, je n’aurais pas forcément besoin de grand-chose pour fonctionner, du moment que je peux aller à la pêche de temps en temps.
E.H. – C’est une bonne nouvelle, positive, vous vous projetez vers le futur, à votre âge c’est courageux de tenter de rebondir.
L’architecte (Heureux du compliment) – avec toute cette bedaine, disons que c’est plus facile de rebondir…
E.H. (Absolument insensible à la tentative d’humour de l’architecte) – Sans doute, sans doute… Que redoutez-vous ?
L’architecte – Je suis prêt à me lancer mais je crains d’arriver trop tard, d’arriver après la bagarre. Certes j’ai de l’expérience mais les maîtres d’ouvrage, le maire de Trifouillis-Les-Deux-Oies par exemple, veulent du jeune, de l’innovant. Du sang frais. Le raisonnement est le suivant : pour les gros équipements compliqués, on fait appel à des stars internationales ou à des grosses boutiques. Même Dupont&Dubois, dans le domaine de la santé, n’a jamais décroché plus qu’un EPHAD ou une maison de retraite ou un petit centre de soins. Mais pour les autres équipements, les maîtres d’ouvrage se disent qu’autant faire travailler les jeunes, surtout les locaux. Ce qui se comprend. Voyez-vous, l’essentiel de la construction, le pain quotidien de la plupart des architectes, est désormais contrôlé par les Majors de la construction et celles-là ne veulent pas s’embarrasser d’un ‘vieux’ comme moi qui va leur casser les pieds pour faire un projet sensé et non construire un produit financier avec de jeunes confrères qui n’ont pas le front de résister. Pourtant le maire a 59 ans et l’adjoint à l’urbanisme, un ancien député, il en a 71 ! Mais moi je suis trop vieux pour être un jeune architecte ? Surtout trop vieux pour avoir l’échine souple ! Enfin, car ce n’est pas tout, même si je vais pouvoir utiliser une partie des références de Dupont&Dubois, ce n’est pas la même chose d’avoir une agence d’une vingtaine de salariés que d’être tout seul à travailler sur la table de la cuisine. A l’heure des critères de plus en plus nombreux et exigeants, le loup solitaire n’a pas la cote. Le pire est que, alors que je souhaite justement travailler moins pour travailler mieux, je risque de ne plus travailler du tout. N’est-ce pas paradoxal ?
E.H. – C’est donc ce qui vous tracasse ?
L’architecte – En vérité non car je trouverai toujours quelque chose à faire. Par ailleurs, j’ai pris la décision de quitter l’appartement familial. De toute façon, Madeleine a demandé à le garder, pour les enfants dit-elle. Les enfants sont grands et bientôt il sera trop grand pour elle, elle aura peur la nuit en hiver hahaha.
E.H. – Cela n’a pas l’air de vous attrister outre mesure …
L’architecte (Qui s’échauffe et élève le ton) – Mais je ne suis pas triste. Elle veut garder l’appart, qu’elle le garde. Je ne m’y suis de toute façon jamais véritablement senti chez moi puisqu’il avait été entièrement décoré par elle et sa copine Marie-France. Les copains s’extasiaient mais j’ai toujours pensé que la maison manquait de chaleur, toujours trop propre, trop bien rangée, les enfants au garde-à-vous. J’ai même accepté un prix d’ami hahahaha pour qu’elle puisse racheter mes parts. Je m’en fous, j’ai commencé à chercher un appart du côté de Belleville, il y a déjà plein d’architectes, je passerai inaperçu. Et je serai désormais beaucoup plus libre de mes mouvements.
E.H. (Quelque peu alarmée par cette dernière phrase) – Parce que vous envisagez de travailler chez vous ?
L’architecte – La question n’est pas encore réglée. Dans un premier temps je peux tenir un bon moment, entre les chantiers à finir – Madeleine était heureuse de me les refiler, j’aurais pu demander beaucoup plus mais personne à l’agence ne souhaitait me suivre alors basta, je prends mes chantiers et elle prend tout le reste, c’est à peu près le deal en cours de discussion pour la scission de l’agence – et deux ou trois bricoles dont j’aurai enfin le temps de m’occuper, et je pensais donc travailler chez moi, pour éviter les frais. Mais je me dis que ce n’est pas top d’un point de vue professionnel. Et ce serait compliqué pour les stagiaires…
E.H. (Se souvenant de la stagiaire disparue dont lui a parlé le Dr. Nut… Sur un ton aussi innocent que possible) – Ha parce que vous imaginez avoir des stagiaires ?
L’architecte (Visiblement surpris par la question) – Evidemment. Quand je dis que je travaillerai seul, cela ne signifie pas que je travaillerai tout seul. Des stagiaires bien sûr, pour commencer, et j’embaucherai au fil du temps dès que la nouvelle agence sortira la tête de l’eau. Mais, pour commencer, je ne me vois pas dire aux stagiaires de venir travailler à la maison. Et puis quoi, je les reçois en robe de chambre ? Avec un fouet ? Comme Sader Masoch ? Or sans stagiaire, mon plan est tout de suite plus compliqué au démarrage. Je sais tout faire mais il y a des choses dans le métier d’architecte que je n’ai plus ni besoin ni envie de faire moi-même. De toute façon, puisque les maîtres d’ouvrage veulent du sang neuf, avec une ou deux stagiaires, je vais leur en apporter moi du sang frais ! À pleins tonneaux !
E.H. – Parce que ce sont forcément des stagiaires féminines ?
L’architecte – Non, pas du tout. Parce que j’ai dit ça ? C’est alors juste un abus de langage de ma part, sans doute simplement parce qu’il y a bien plus de filles que de garçons qui font des études d’architecture et que, je parle d’une façon générale, les filles sont dans l’ensemble, du moins pour les stagiaires que nous avons eues à l’agence, plus concentrées, plus attentives, alors qu’elles ne le cèdent en rien aux garçons question créativité. Mais c’est l’occasion qui fait le larron et des stagiaires garçons m’iront très bien du moment que ça avance et qu’ils ne sont pas casse-pieds. Pour le coup je cherche en même temps une agence, ou un plateau à partager, qui ne soit pas loin d’où j’habite, dès que j’aurais trouvé l’appart évidemment. A moins que je ne parvienne à réunir les deux : l’agence en bas, moi au-dessus, ce serait l’idéal.
E.H. (Impressionnée malgré tout) – Je vois que vous ne vous laissez pas abattre. La prise de décision est souvent le premier des blocages.
L’architecte (Pas loin de se rengorger) – Je suis architecte souvenez-vous, prendre des décisions à un million de dollars, on ne fait que ça.
E.H. – Quand nous avons commencé cette discussion, vous vouliez me parler de quelque chose qui vous tracasse. Ce n’est donc pas professionnel ?
L’architecte (Hésitant) – Oui, c’est plutôt de l’ordre de l’intime.
E.H. (Attentive. Nous y sommes, enfin, se dit-elle) – Je vous écoute.
L’architecte – Vous avez entendu parler de ce député qui n’avait pas payé ses impôts depuis trois ou quatre ans et qui a expliqué être atteint de phobie administrative ? Oui ? Et bien pour moi c’est un peu la même chose avec la paperasse, je déteste ça. Pour le boulot, aucun problème, toute la paperasse est faite en temps et en heure, ça fait partie du travail et ne me gêne pas. Mais quand il s’agit de moi, de ma vie privée en somme, remplir des dossiers, votre nom, date et lieu de naissance, votre matricule et tous les numéros et codes secrets et l’âge de la belle-mère en trois, en cinq exemplaires, en numérique et version papier, à envoyer en recommandé, et il manque toujours quelque chose, le document truc ou le récépissé machin, c’est kafkaïen et flippant au possible… Alors certes il y a des notaires, des avocats censés s’occuper de tout mais avec eux c’est encore plus de paperasse, de contrats, de papiers à signer, là vos initiales, là le lieu et la date, et les empreintes digitales, et la reconnaissance faciale, les courriers abscons, et rien que d’y penser, j’en ai des bouffées criminelles. Je sais que ça doit être fait, et ce sera fait, mais ça m’énerve rien que d’y penser. Une vraie phobie, c’est pourquoi j’étais heureux de laisser Madeleine s’occuper de tout ça. Depuis qu’elle ne se préoccupe plus du courrier à mon nom, les enveloppes non ouvertes s’entassent à la maison, j’en ai jusque dans la voiture.
E.H. (Surprise. Ce serait donc ce pourquoi l’architecte ne laisse nulle trace autre que professionnelle, une phobie administrative ?) – Vous découvrez les responsabilités qui vous incombent ?
L’architecte (Avec le sourire, enfin) – En quelque sorte. (Puis plus soucieux) – N’empêche, c’est marrant mais en parlant de tout ça, ça me fait soudain penser à un truc que j’ai découvert à propos de Madeleine quand il a bien fallu que je me penche sur la compta de l’agence lors d’une réunion «amiable» avec les avocats. Même si je n’avais pas le nez tous les jours sur la compta, je connais à peu près les dépenses d’une agence. Et quand nous avons revu les comptes de toutes ces années pour évaluer la valeur des parts, j’ai trouvé un poste de dépense que je n’ai pas compris. Quand mon avocat a posé la question à Madeleine, elle a répondu avec naturel, sur le coup ça paraissait clair et personne ne s’y est attardé mais, là, en parlant avec vous, j’y repense et je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose qui cloche, comme une intuition.
E.H. (Sidérée par la nouvelle possibilité qui lui traverse l’esprit) – Qu’est-ce qui vous permet…
DRINNNNNN DRINNNNNNN
E.H. (Satanée sonnerie pensa la thérapeute mais elle ne pouvait briser les règles sans se dévoiler) – C’est passé vite aujourd’hui. Vous me devez deux séances, avec celle de la dernière fois, quand vous n’êtes pas venu.
L’architecte – Tout à fait, je n’avais pas oublié. En fait ce jour-là j’étais… (Il vit les yeux interrogateurs de la psychanalyste et sourit) … Pardonnez-moi, j’oubliais que la séance est terminée.
L’architecte parti, Ethel Hazel se dit qu’elle ferait bien peut-être de revoir ses notes à la lumière de ce que l’architecte lui a soufflé aujourd’hui. Elle n’avait pas de rendez-vous à suivre. Alors c’est soucieuse qu’elle se mit à relire tout le dossier depuis le début.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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*Le titre de cet article est une citation de Franz Kafka, in Conversations avec Kafka (1978) de Gustav Janouch.