
La Bibliothèque nationale de France (BNF) François Mitterrand n’est-elle qu’un météore tombé du ciel, une nouveauté radicale sans antécédent ?* Évidemment non. Son projet surgit dans un contexte très large de révolution de la lecture publique dans l’Hexagone. Dernier épisode : le temps des médiathèques.
Projet démocratique, la médiathèque tend à s’ouvrir à tous, cherche à séduire, à se faire belle, attractive et sensible aux aspirations des usagers, donc potentiellement en évolution constante. Son utilité sociale s’affirme, convainc, s’impose. Le libre accès, le prêt à domicile se généralisent, les fonds, les collections multisupports s’amplifient. Les personnels de gardiens grincheux se métamorphosent en médiateurs professionnels compétents et même souriants.
Hier un brin frigide, jalouse de ses espaces sanctuaires de la conservation, la bibliothèque municipale s’ouvre au cœur de la ville, fait de sa monumentalité un aimant au lieu d’une intimidation. Elle dévoile, parfois de la rue, des espaces généreux dont le principal, en belle respiration centrale, fluide et lisible, accueille, enveloppe et unit ; hier confinée, elle est désormais lumineuse. En satellites parfois, des salles plus intimes l’entourent.
Le public ne s’y trompe pas. Les années 1990 sont peut-être un âge d’or pour les médiathèques. Elles attirent de nouveaux usagers, le nombre des inscrits comme le nombre des lecteurs sur place explose, les emprunts aussi.
Le meilleur des mondes ? Pour toujours ? Dès les années 2000, des signes d’essoufflement apparaissent ici ou là, les taux d’inscrits comme les prêts commencent à stagner, puis à régresser, les horaires d’ouverture un temps généreux se racornissent, l’objectif de toucher toutes les populations n’est pas atteint, tant s’en faut.

D’autres modèles d’accès à la culture entrent en scène, transforment les rapports du public à la médiathèque, modifient ses appétits. L’irruption d’internet, des portables, de l’accès permanent et quasi gratuit à ce que Dan Simmons appelait en 1989 « l’infosphère » dans les Cantos d’Hypérion et bien sûr aujourd’hui l’omniprésence de l’IA,débordent voire remplacent les services qu’elle peut offrir, bouleversent ses missions d’éducation et d’information, comme celles de l’école d’ailleurs avec laquelle elle a été parfois en concurrence.
D’où la multiplication de ses offres. Souvent des idées anciennes mais adaptées au présent et développées : sélection et présentation d’ouvrages en lien avec l’actualité du local à l’international ; expositions sur tous sujets ; conférences ; rencontres et signatures d’auteur ; concerts auxquels s’ajoute la kyrielle de supports et moyens susceptibles d’attirer et de satisfaire, entre autres, outre les classiques livres, bd, mangas, vidéos, dvd, des accès de chez soi aux catalogues, à des fonds y compris musicaux en ligne, des postes informatiques dévolus à la consultation et à la formation web, des salles de musique avec sono et collection de vinyles, clavier et piano numériques, salles d’enregistrement, de projections, salons réservés, kiosques d’isolement, postes de jeux en ligne, mobiliers d’un confort inimaginable il y a seulement une ou deux décennies, voire attractions ludiques.


Outil de la démocratie, la médiathèque, en voulant répondre à la pluralité de ses exigences, court le risque d’une tyrannie des attentes, de perdre le sens de son projet premier, de sa mission première comme le précisait le rapport Vandevoorde** : « documenter et informer chaque citoyen dans tous les domaines, aider à la formation initiale et continue » en s’appuyant, comme si cela était entendu et allait de soi, sur un corpus de fonds susceptibles de nourrir, guider, élaborer sa culture, afin de le construire ouvert, clairvoyant, libre et fraternel ; en un mot épuisé, républicain.
Mission essentielle à la fois puissante et aux pieds d’argile. Rien de plus facile que d’orienter la politique d’acquisition des médiathèques, de les changer en agents de propagande qu’elle soit due aux directives d’un état, à des groupes de pression ou à des conservateurs en place.
En regard de ces dérives, leur fonction de garant d’une culture ouverte, plurielle, libre et respectueuse, susceptible d’offrir des sources fiables, des fonds équivalents aux revues à comité de lecture dernier recours face aux marées toujours plus puissantes des infox n’a sans doute jamais été aussi cruciale.

Un rôle qui les met au centre du jeu démocratique, cible des haines les plus diverses, elles aussi désespérément récurrentes quels que soient les temps et les lieux, du Serapeum d’Alexandrie, à la Bibliothèque de Ctésiphon, en passant par celle des Siks à Amritsar, celle de Mossoul, Jean Macé à Metz au cours des émeutes de 2023, celle nationale de Sarajevo en 1992 qu’évoquait le cardinal Lustiger lors de sa visite des ruines : « Quasi dans le noir et m’appuyant sur une étagère, j’ai mis la main sur un étron ».
Jean-François Pousse
* Lire les trois volets de la série Bibliothèques et Médiathèques, une histoire française
– La BNF, de Richelieu à Tolbiac
– Le temps des bibliothèques municipales
– Le temps des médiathèques
**Les bibliothèques en France. Rapport au Premier ministre établi en juillet 1981 par un groupe interministériel présidé par Pierre Vandevoorde, Directeur du livre. Ministère de la culture (Dalloz 1982).