Se retranchant derrière la modernité symbolique de la tour, ses partisans sont bien incapables d’expliquer concrètement sa nécessité. Ce qui, il faut en convenir, est quand même un peu ennuyeux…
Rarement forme architecturale aura acquis une telle puissance symbolique. Né aux Etats-Unis, repris et acclimaté aux exigences du communisme international par l’Union soviétique, le gratte-ciel est l’icône de la mondialisation triomphante en même temps que l’indicateur le plus visible d’un nouveau rapport de force.
Sur ce point, les chiffres sont éloquents : en ce début de XXIe siècle, sur les 11 mégalopoles qui comptent le plus de tours, aucune n’est européenne, ni africaine. Et seules trois sont américaines : New York (plus de 500 mètres), Chicago (300 mètres) et Toronto (une centaine de mètres). Les autres, toutes les autres, sont asiatiques. Hong-kong est même celle qui compte le plus de tours au monde, tous continents confondus (un millier). La plus riche des villes chinoises est suivie par Tokyo, Shanghai, Dubaï, Singapour, Bangkok, Guangzhou (également en Chine) et Seoul.
L’hégémonie de la culture américaine et l’adoption enthousiaste de la tour par le continent le plus dynamique, l’Asie, confère à ce type de construction une force peu commune. Comme à la plus belle époque de la renaissance où les villes italiennes rivalisaient à coups de campaniles, les métropoles qui se conçoivent une ambition économique mondiale semblent ne plus pouvoir se passer de gratte-ciel.
La récession rend le jeu plus coûteux et plus risqué. Les projets les moins rentables peuvent être différés ou annulés. Certains, comme Burj Khalifa, à Dubaï, sont inaugurés dans une ambiance de déprime. Des voix ne se privent pas de dénoncer le coût environnemental des immeubles de grande hauteur. Mais, depuis la décision de construire la One World Trade Center à l’emplacement du Word Trade center, aucun doute n’est permis : les tours ont encore de beaux jours devant elles.
Cette résistance aux modes comme aux attentats ne doit rien au hasard. Evidemment. Depuis Babel, la tour est un acte prométhéen, «s’élançant fièrement et triomphalement vers le ciel, de sorte que de sa base à son sommet le gratte-ciel est une unité sans aucune ligne discordante» (L. Sullivan). Une ode à l’homme et à l’absence de limite. Un défi de l’Humanité à Dieu. La confrontation de deux architectes… La France n’échappe pas à cette fascination.
Une puissance symbolique indéniable
Vantée par Le Corbusier et inaugurée par Auguste Perret à Amiens, la construction des immeubles de grande hauteur français concerne l’Ile-de-France entre les années 50 et le début des années 70.
Après une longue période de désamour, elle redémarre au début des années 2010. Seule différence avec l’époque d’Eiffel, mais elle est notable : pas plus que les autres pays européens, notre pays n’ambitionne de participer à la course frénétique à la hauteur à laquelle se livrent les grandes villes asiatiques et accessoirement américaines.
Même à La Défense, aucune tour n’est en mesure de rivaliser un tant soit peu à l’international. Le projet Signal ambitionnait les 301 mètres de haut avant d’être enterré. Le projet actuel de plus grande tour prévu à l’horizon 2024, Hermitage, vise les 320 mètres. Impossible de rivaliser alors que la plus haute tour des Etats-Unis, One World Trade Center, frôle les 550 mètres, que la Burj Khalifa atteint les 800 mètres et que la tour de Djeddah, prévue pour livraison en 2020, dépassera les 1000 mètres.
Se pose dès lors une question : s’il ne s’agit plus d’entrer dans une compétition mondiale, d’avoir – ne serait-ce que quelques mois – la plus grande, pardon la plus haute, tour du monde, quel est l’intérêt pour une ville de favoriser la construction des tours ?
Première réponse, le gratte-ciel «donne de la lisibilité» à un morceau de ville en créant un «repère» que Jean Nouvel n’hésite pas à qualifier de «clair» (ce qui est effectivement préférable pour un repère) et de «dominant» (ce qui a priori semble constituer la vocation d’une tour) pour vanter son projet Duo.
Reprise en chœur par les promoteurs et les architectes, cette réthorique de la ‘tour-repère’ soulève un sérieux problème : elle confine au truisme. Pourquoi des tours ? Pour offrir des repères. Autrement dit, il faut des tours parce qu’il faut des repères et donc des tours. Fermez le ban ? Evidemment non. Si la question ne se pose évidemment pas pour les quartiers de tours – ou en tout cas pas dans les mêmes termes, toute nouvelle tour intégrant dans ce cas un ensemble existant -, elle laisse en suspens une interrogation fondamentale : pourquoi certains quartiers auraient-ils besoin d’un repère qui ne serait pas nécessaire pour d’autres quartiers ?
Pourquoi une tour ici précisément ?
Premier sujet d’étonnement : aucun partisan d’un projet de tours en France ne se donne la peine de justifier son projet. Passée la double symbolique du repère et de la modernité, aucune explication n’est donnée sur la valeur ajoutée, la fonction de telle tour à tel endroit. Au vu des enjeux urbains sous-jacents à des chantiers aussi importants, ce serait pourtant la moindre des choses.
Second sujet d’étonnement : à défaut de justifier leur projet, les architectes et les promoteurs passent en revanche beaucoup de temps à expliquer en quoi leur tour ne constitue pas une atteinte à l’environnement immédiat. Ce n’est pas un hasard si les projets sont présentés de loin et vus du ciel, ce qui ne correspond pourtant pas à la perception la plus courante du piéton. Il arrive même qu’une tour soit figurée de nuit ou selon une luminosité qui n’a pas grand-chose à voir avec la réalité.
Dans tous les cas, les dessins s’attachent à limiter et relativiser l’impact sur l’environnement urbain. Ceux que le caractère massif de la tour Triangle continue d’inquiéter seront-ils rassurés par le site internet d’Unibail-Rodamco ? A en croire celui-ci, «depuis la ville, on ne (verra) qu’une tranche extrêmement fine, la large façade (n’étant) visible que depuis le périphérique». Le meilleur sera-t-il réservé à la banlieue ? Ou le pire épargné à la capitale ? Difficile à dire. Quant à ceux qui contestent l’intérêt architectural, le promoteur se fait fort de rappeler que «le projet a été imaginé par l’agence suisse Herzog et de Meuron, mondialement reconnue». Argument d’autorité. Point final.
Ces deux partis pris – taire les avantages et relativiser les inconvénients – sont évidemment liés : si un projet de tour vise à rassurer c’est parce que sa nécessité, dans un contexte donné, un morceau de ville clairement identifié, échappe à tout le monde y compris à ses propres promoteurs et concepteurs.
Adepte du «geste créatif», Jean Nouvel préfère s’attarder sur les ressorts poétiques de son projet plutôt que d’expliquer laborieusement sa nécessité. Soliloquant sur son Aventin, notre grand architecte nous délivre son rêve éveillé : «Les trains qui roulent sur les voies ferrées, les phares blancs et les feux rouges des voitures sur le périph se réfléchiront sur les façades miroitantes. La légère inclinaison permettra d’aller chercher ces jeux d’optique et de multiplier les images en mouvement. Les tours se pencheront, comme à Pise, comme si elles passaient la tête par la fenêtre pour regarder la perspective de l’avenue de France. Et elles dialogueront, comme deux danseuses en équilibre qui se préoccupent de leur environnement».
Risible poétique de la tour
Le premier qui rigole… Passons. Le propos n’est pas de s’interroger sur l’intérêt de la pensée et de l’œuvre de Jean Nouvel auxquelles j’ai déjà consacré une chronique*. L’histoire jugera. Contentons de nous constater que si le gratte-ciel est un défi au ciel, c’est parce qu’il écrase la terre et ses modestes habitants. L’un ne va pas sans l’autre. La tour fait les deux en même temps. C’est inévitable.
Comme pour toute construction, et sans doute plus que pour un immeuble classique, l’esthétique de la tour ne résulte pas seulement de sa forme propre mais aussi de son insertion urbaine. On peut ne pas aimer les tours. On peut les apprécier à la Défense mais pas à Paris intra-muros. On peut préférer les voir de loin que de près, et d’en haut plutôt que d’en bas. Dans tous les cas, l’impact d’une tour isolée sur l’environnement urbain – ou d’un nouveau quartier de tours – n’est pas anodin. Il ne peut pas l’être et, soyons francs, il ne veut pas l’être.
Si Jean Nouvel et tous les archistars rêvent d’avoir une tour à leur actif, c’est bien parce que de toutes les réalisations architecturales, c’est celle qui peut s’imposer au même moment au plus grand nombre. Il y a dans la réalisation d’une tour une volonté de toute puissance évidente. Ce n’est pas un hasard si Jacques Herzog, un de deux concepteurs de la tour Triangle, dit vouloir dépasser la tour Montparnasse en précisant que ce n’est pas par «mégalomanie». Et que dire de Jean Nouvel lorsqu’il donnait involontairement prise aux critiques en comparant sa tour Signal à un «donjon» avant de s’employer laborieusement à rectifier : «J’ai dit que, dans la symbolique urbaine, cette tour étendard pouvait se lire comme un ‘beffroi’ ou un ‘donjon’, parce qu’elle doit se voir de loin, jouer un rôle de centralité à la Défense».
Un acte de mégalomanie à l’état pur, un simple symbole, voilà finalement à quoi se trouve réduit la tour quand elle omet de justifier sa nécessité. Ce qui est aujourd’hui le cas en France. Comment s’étonner dans ces conditions que l’élan vertical se trouve ramené à un écrasement horizontal et l’idée de repère à une agression urbaine ? Ayons au moins la lucidité d’y voir la rançon d’un silence ou d’un pur arbitraire artistique qu’en réalité rien ne peut excuser.
Que la France n’ait plus l’ambition de construire une tour exceptionnelle par la taille ne discrédite pas tout nouveau projet. De même que la tour doit apporter la preuve de son caractère environnemental au regard des défis planétaires que nous connaissons, la tour doit montrer non pas en quoi elle ne nuit pas à son environnement urbain mais en quoi elle apporte une réelle dimension supplémentaire à la ville. Et, sur ce point, ni le simple mot de ‘repère’ ni un discours poétique ne sauraient tenir lieu d’explication. La tour n’est pas une gigantesque sculpture que l’on peut poser sur une table, ranger sur une étagère ou planter dans un jardin privé. C’est un acte d’architecture et d’urbanisme. Un acte dont l’utilité ne peut être balayé d’un revers de main.
Franck Gintrand
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* Jean Nouvel, du refus de la filiation à l’absence de postérité https://chroniques-architecture.com/jean-nouvel-absence-de-posterite/