Les villes vietnamiennes se banalisent et le défi est grand d’y bâtir des ambiances aux beautés tropicales. Pour autant, face aux pires catastrophes écologiques en cours, le pays se transforme et rêve de son avenir avec optimisme. Chronique du Mékong.
L’architecte est un intuitif, il ressent territoires et géographies, traque les marges, débusque les programmes, arpente des sites, observe les horizons, compare les villes, navigue comme il le peut au sein de diverses chapelles : celles des maîtres d’ouvrage, entreprises, associations, politiques, sans qu’aucune formation ou école ne lui ait appris à faire la différence entre ses propres aspirations, ses désirs, ses espoirs, ses rêves de beauté, et les demandes de ses clients…
L’architecte est un homme de compromis, il oriente les commandes vers l’objectif final de la livraison d’un bâtiment, d’un hangar, d’un pont ou d’une place. Il ancre ses bâtiments dans le territoire, compose seuils et plateaux pour y parvenir, assemble les limites entre le dehors et le dedans, fluidifie les perspectives.
Ceci dans des pays, des climats et des géographies différentes qui éprouvent autant qu’elles excitent son acuité créative.
L’architecte est un homme de l’art, il exploite toute technique constructive à ses fins pour produire élégance et équilibre. Il est celui qui assemble et compose, il n’a d’ailleurs jamais cessé de composer, c’est une évidence !
Je pratique au Vietnam le métier d’architecte depuis une dizaine d’années pour y enrichir mon instinct : pourchasser la marge, l’interstice, l’ourlet nécessaire dans lequel exercer mon métier est possible.
A Saïgon, je dispose d’un poste d’observation privilégié au cœur de la perle d’Asie du Sud-Est. Je suis au pays d’une certaine résilience et sous influence.
Est-ce du courage ou de l’inconscience d’être venu ici alors que la période en France est en pleine mutation et redessine les nouveaux contours de notre métier.
D’aucuns prédisent la fin du capitalisme, je ne vois que son émergence violente. D’autres imaginent une décroissance heureuse, je constate ici une croissance qui pulvérise notre bien-pensance écologique.
Je m’étonne tous les jours de l’évolution incertaine des pays d’Asie du Sud-Est et de la transformation radicale de larges territoires de forêts et de rizières.
Ai-je la possibilité d’influer sur de telles décisions ?
J’ai décidé ne plus dire que tout était moche.
90 millions de Vietnamiens, et moi, et moi, émoi…
Au Vietnam, concevoir des projets occasionne des envies, suscite des désirs de projets. Le pays se transforme et rêve de son avenir avec optimisme face aux pires catastrophes écologiques engagées.
Les sols se salinisent dans les deltas, l’air des villes se grise, et le plastique règne en maître absolu !
Je me suis exposé en pays Viet pour durcir ma carapace, je sais comme tous mes confrères que se protéger est une conduite essentielle. Les architectes portent des casques en Kevlar et des gilets pare-balles ; envoyés au front, leur sécurité dépend de leur capacité à s’auto-protéger. Lorsqu’un architecte s’exporte, sa capacité vitale de riposter redouble !
Je suis au Vietnam car j’y entrevois une marge, un interstice créatif !
Cette fine marge de la création qui s’érode en France depuis la fin des années ‘80, cet interstice utopique dédié à l’architecte et son travail.
Cette marge excitante de la création visible que je comprenais dans les perspectives de Jean Nouvel, les collages de Francis Soler, les croquis de Patrick Berger, les peintures de Zaha Hadid, les planches crayonnées de Tadao Ando et bien d’autres.
Cette marge captivante et poétique qui alimente les désirs de beautés.
Barragan disait dans son discours d’investiture au Pritzker Prize (le second à recevoir le prix en 1980) : « La Beauté. L’invincible difficulté qu’ont les philosophes à définir le sens du mot beauté est la preuve sans équivoque de son ineffable mystère. La vie humaine privée de beauté n’est pas digne d’être appelée ainsi ».
Rudy Ricciotti nous dit de la beauté qu’elle disparaît, associée à une tribune bourgeoise. C’est vrai qu’il est rare de dire quand c’est beau !
L’architecte se saisit en permanence de l’infime ourlet de négociation qui lui est offert pour justifier la beauté de la ville, des parcs, des places, des maisons, des rues, des façades. Mais la marge où s’entrevoit la beauté s’appauvrit avec l’obsession grandissante de la notion de performance thermique et de l’application des normes.
La culture du regard fonde mon métier d’architecte, cette culture s’exprime de moins en moins dans mon pays qu’est la France où la sécurité, le confort thermique, les normes handicapées sont devenues les maîtres mots des maîtres d’œuvre et des équipes d’ingénieries.
Cette marge où l’on insuffle le rêve et la poésie, la RT 2020, le Bbios, le CEP, le BEPOS l’écrasent comme un rouleau compresseur, comme le logiciel Revit qui collabore à son ACV (Analyse du cycle de vie).
A quand un label de vibration poétique ?
La norme est nécessaire, je l’entends mais plus quand elle devient l’évidence.
La norme serait-elle devenue la raison commune de ma profession?
Le sens commun serait de prendre des selfies aux mêmes endroits, d’habiter des immeubles semblables, de pédaler ensemble sur des vélos électriques aux batteries emplies de métaux rares…
Parler de beauté disparaît à cause de l’appauvrissement de nos discours, interstice de responsabilité des architectes que nous ne soutenons plus.
Nos regards sont habitués aux entrées de villes moches, aux logements moches, à la lumière moche. La dimension des logements diminue alors que proportionnellement l’épaisseur des cadres fenêtres en matière composite PVC augmente. La clarté, la lueur est de mise dans les logements jetés aux périphéries de nos villes.
La marge c’est l’espace de l’entre-deux, c’est la négociation poétique d’un projet, c’est notre affaire d’architectes !
Au Vietnam, l’expérimentation, la débrouille et la résilience asiatique constituent des lieux de marges et de plaisirs dans lesquels s’engouffrer est un réel défi.
La marge est optimiste.
Au Vietnam, la technique, les normes ne sont pas encore des finalités. Le pays cherche son identité et rêve de devenir meilleur que ses voisins, quels qu’en soient les moyens. Le poids des villes du Sud-Est asiatique va doubler d’ici 2050* et il y a du travail à venir !
La réflexion est énorme pour orienter l’architecture, l’urbanisme et le paysage vers le beau. Les pistes vertueuses de l’économie circulaire, le ‘Low Tech’ ont ici un avenir certain. Stopper la minéralisation excessive des sols, infiltrer la nature dans la ville pour y produire de l’ombrage et de la fraîcheur, dans un pays où l’eau est partout.
Construire habilement avec le climat semble avoir été récemment oublié.
La riche histoire de l’architecture coloniale illustrée en partie par Ernest Hébrard est jetée aux oubliettes, cette parenthèse du style indochinois a disparu des références. Elle est remplacée par l’idéal architectural de la Maison Blanche américaine et son architecture victorienne ou par les récents projets chinois qui font la une du magazine Archdaily.
A l’inverse l’architecture coloniale était une architecture de composition de façade et une architecture d’assemblage. L’épaisseur des murs et des espacements entre le dedans et le dehors étaient suffisants pour résister au climat et rafraîchir l’intérieur des maisons.
Partout dans Saïgon, ces espaces subtils et ombrés entre le dedans et le dehors sont systématiquement supprimés, ils sont grignotés pour gagner des mètres carrés vendables (le prix du mètre carré au centre de Saïgon y est supérieur qu’à Paris). Les canopées sur les trottoirs sont supprimées et les pieds de façade de verre renvoient une lumière éblouissante.
Les villes vietnamiennes se banalisent et le défi est grand d’y bâtir des ambiances aux beautés tropicales. Le bien-être d’une ville est sa capacité à nous surprendre.
Les interstices de travail y sont nombreux, à suivre…
Olivier Souquet
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*Courrier international 1647 du 25 mai 2022