
La résilience, l’économie circulaire sont de bon sens, ce sont des constantes de l’architecture tropicale. Le construit se recycle régulièrement en raison du climat agressif. L’éphémère est d’importance dans les climats humides ! Chronique du Mékong.
« L’une des principales difficultés de construire dans un environnement tropical réside dans la découverte d’un langage de conception, de lignes, d’angles, de mailles et d’ombres, plutôt que d’une architecture de plan, de solides, de pleins et de vides. Ceci nécessite un processus autodidacte, du fait de la dominance de l’architecture européenne qui compose l’essentiel de la formation des architectes sur les 200 dernières années ». Tay Kheng Soon, Architect, Singapore 1997.

Assemblage : « Action d’assembler les éléments d’un tout ». Toute forme d’éléments assemblés, œuvre à trois dimensions dans laquelle sont réunis divers matériaux ou objets hétérogènes… C’est la manière de réunir différentes pièces préalablement ajustées pour qu’elles forment un ensemble solide et cohérent ; l’assemblage résulte de cette action.
Par définition, l’édifice composé présente un assemblage de figures reliées entre elles.
La nature de ces liaisons caractérise l’architecture : les articulations, jointures, écartements, répétitions, encastrements et ajustements.
La mise en œuvre des matières donne sens aux choix des procédés de construction, l’architecte se prête habilement au jeu des alliances ou à l’opposition de l’assemblage des matériaux.
L’assemblage c’est notre affaire, notre pratique quotidienne d’architecte !
L’économie de moyens, l’assemblage adroit et fin des matières apportent sens à une vérité constructive. Avec l’ordonnancement des matériaux s’écrit la juste échelle, le caractère d’un édifice. La vérité constructive des tailleurs de pierres, celle des charpentiers, des compagnons qui assemblaient les matériaux avec les forces de la gravité et de la pesanteur a évolué vers un art de l’assemblage plus complexe à déchiffrer.
Au Vietnam l’assemblage se double avec une économie de moyens, la nécessité de recycler rapidement les matériaux.
L’assemblage serait alors une pratique plus particulièrement asiatique ?
La résilience, l’économie circulaire sont de bon sens, ce sont des constantes de l’architecture tropicale. Le construit se recycle régulièrement en raison du climat agressif.
L’éphémère est d’importance dans les climats humides !
La notion de patrimoine bâti est peu présente, le patrimoine est ici immatériel.
En climat tropical humide, rien de dure…, les micro-organismes attaquent tout ! les pluies tropicales ravagent et lessivent inlassablement tout.
Les poussières humides associées à une hygrométrie ambiante constituée de 75% d’eau forment des boules graisseuses et noircissent toutes les surfaces. Je n’aurais jamais imaginé une telle puissance du climat tropical ; même les étuis des téléphones portables deviennent brun jaunâtre sous l’effet combiné du soleil et de la chaleur avec l’humidité !
Mais parfois cet assemblage ressemble à du collage …
La colle, chimie récente, additionne, multiplie, empile, elle facilite l’usage de matériaux composites, elle assemble trop facilement.
Au Vietnam où tout s’additionne avec rapidité, les colles qui feignent de devenir le produit miracle de la construction ne tiennent rien ; les joints acryliques jaunissent, les joints silicones se durcissent et se désagrègent en poudre emportée par les insectes.
Le collage est alors ici le pire ennemi de la construction et de l’assemblage.
L’absence de moyens financiers impose aussi l’utilisation de matériaux parfois si fins et si légers que la colle semble être le seul moyen de les combiner.
À Saïgon, les structures de colonnes, des poutres porteuses, se perdent sous les épaisseurs de décors superposés, de matières empilées, collées avec vulgarité.
Ces décors, pansements d’une architecture empruntée (fausses pierres reconstituées ou plaques d’aluminium jointoyées au silicone) se disjoignent rapidement sous l’effet du soleil et des pluies diluviennes. Les fines tôles de métal se déforment sous l’effet redoutable de la chaleur et des typhons.

En Asie, l’utilisation de baguettes pour manger pince nos aliments au lieu de les perforer. Les gens aussi ne se touchent pas facilement, la mise à distance est permanente.
Ce qui est entre les choses importe bien souvent plus que les choses elles-mêmes…
Notre rationalité et notre émotivité sont ici mises à rude épreuve !
L’assemblage serait alors une douceur proposée à la construction, un respect aux matériaux, une politesse de la composition, semblable au pincement des baguettes en bois dans la soupe Phố.
Cette politesse est subtile, peu ostentatoire comme l’est l’architecture japonaise toute en ajustages.
Le filtre serait la nuance, une notion somme toute assez asiatique…

Filtre : « Laisser pénétrer la lumière en atténuant l’éclat et l’intensité. Filtrage optique, filtrage de l’air et de la lumière. Les filtres utilisés en photographie ou en cinématographie permettent d’ajuster la température de couleur, de compenser l’exposition, de créer des effets … »
Le filtre tamise, c’est l’utile mise à distance du climat, de sa chaleur et de sa lumière.
L’éloge de l’ombre, écrits de Tanizaki, et son esthétique de la patine et du lustre des mains nous ouvre les voies d’une lecture poétique de l’environnement.
Pareillement, les reflets dans les laques vietnamiennes sont un aperçu filtré du monde au travers de multiples reflets floutés.
Les filtres, claustras, tamis assemblés sont les éléments classiques et intemporels de l’architecture asiatique ; ces éléments ont été amplifiés avec l’architecture moderne d’Indochine , brillamment illustrée au Cambodge par l’architecte Van Molyvann.
Depuis bien longtemps, les constructions traditionnelles du royaume de Champa à Angkor et celles des ethnies des montagnes vietnamiennes qualifiaient avec intelligence les multiples interstices composés entre l’intérieur et l’extérieur des bâtiments, filtres subtils et efficaces.
Les barreaudages de bois ou les pierres sculptées en façade des temples ou des maisons sont en réalité des accélérateurs d’échanges à air (effet Venturi).

Ces assemblages sont bien plus pertinents que la climatisation mécanique.
À Saïgon Ngô Viết Thụ a constitué en 1966 pour le palais présidentiel un filtre vertical de colonnes torsadées, cette magnifique composition intensifie par effet venturi les échanges d’air entre l’intérieur et l’extérieur.
Ces simples filtres encastrés sur les fenêtres intensifient pour chaque colonne les échanges de courants d’air et protègent naturellement de l’éblouissement et de la chaleur ; ils définissent une esthétique de tamis et de mailles toute tropicale.

Il faut vivre à Saïgon pour saisir l’écrasement du soleil, la chaleur du rayonnement, et comprendre que tous nos gestes sont pensés en fonction de l’exposition à la chaleur.
Au moindre effort, on transpire ! La saison des pluies est une délivrance !
L’architecture qui résiste au soleil et aux pluies est durable quand elle anticipe ce rapport à l’ombrage, aux mailles, assure la ventilation bienfaitrice et empêche la moisissure.
L’air s’infiltre, se faufile sous les canopées, dans les doubles vestibules et les corridors des maisons coloniales. Tout l’art de la composition en milieu tropical…
Mais le monde en va autrement… Les filtres simples et subtils d’Angkor s’oublient face au rouleau compresseur d’une architecture internationale conçue sans architecte. En Chine, des villes semblables poussent comme des champignons, la construction incessante de tours aux façades ternes et lisses donne le tournis. La subtilité a du mal à se transmettre…
La vitre et son usage abusif ont aussi modifié toute la conception des ouvertures en milieu tropical. Mille ans avant et sans vitres, les Chams à Angkor avaient inventé la pompe à chaleur intégrée en façade avec effet Venturi en option.
Tay kheng Soon rappelle qu’entre Occidentaux et Orientaux, notre lecture de la perception de l’espace ne peut se transposer facilement ; en Asie l’utilisation des vitres a complètement modifié la façon « d’être dedans-dehors » et a modifié tous les assemblages de façades !

Ici, la valeur de la construction est immatérielle, elle est dans le choix des sites, plus que dans la valeur patrimoniale du bâti. Le Feng Shui et la géomancie complètent parfaitement cette notion.
L’ancrage d’un projet dans le paysage et l’arrangement de la nature autour est un savoir particulier, une culture unique des temples Vietnamiens.
Les temples, les maisons, l’architecture se remplacent et se changent, L’éphémère est roi.
L’émergence d’une nouvelle identité à tout son sens, celle d’une tropicalité en mouvement et en résilience face à un climat qui ne cessera de se modifier.
Une certaine tropicalité heureuse se construit, sans regret d’un passé encombrant.
Avec l’essor économique de l’Asie, les architectes asiatiques se dégagent avec agilité du diktat d’une architecture internationale homogène, à laquelle s’accrochent désespérément les lobbies de la ‘smart city’ et du ‘green washing’.
Les projets surprennent, la tropicalité offre une bien grande liberté de compositions et de créations, des marges de libertés s’affranchissent.
L’intérieur et l’extérieur de l’architecture se mêlent intimement dans des espaces interstitiels, ombragés et ventilés, riche d’échanges et végétalisés qualifiés de biophilie.
La colle a aussi certainement encore de beaux jours devant elle ; critiquer le collage an Asie n’est donc peut-être pas d’actualité dans un pays où la question de construire pour durer n’est pas nécessaire. Il faut faire vite ! Bâtir hâtivement pour rattraper le retard de la compétition capitaliste. Le Vietnam veut se surpasser, il se désigne comme l’un des quatre tigres asiatiques.
L’éphémère y est suffisant, pas besoin de patrimoine encombrant !
Une tropicalité heureuse se cherche ainsi en symbiose avec l’ombre, les mailles et les filtres, la résilience utile de Tay Kheng Soon émerge.
La pluie terminée, le soleil brille !
Hết mưa là hửng nắng lên thôi !
Olivier Souquet
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