Deux initiatives – l’une visant les grands mamamouchis, l’autre s’adressant au grand public – semblent indiquer que, peut-être, le moment de la révolte est venu. Apparemment les architectes, pour citer l’un d’eux, finissent par en avoir marre «des graviers dans la vaseline». L’éclosion spontanée et concomitante ici et là d’expressions de résistance aux faits accomplis en est sans doute le premier signe. Explications.
Les architectes sont nombreux à être déjà engagés, l’humanisme étant au cœur du métier et l’architecture depuis 40 ans d’intérêt général. Saluons notamment l’action des architectes qui ont suivi et documenté sans relâche à la jungle de Calais, les indignités, grandes et petites, de l’Etat et de quelques pouvoirs établis. Nous pourrions saluer également moult initiatives individuelles ayant valeur d’éducation.
Mais les deux dont il est question ici sont d’un autre ordre – c’est le cas de le dire puisque justement elles s’inscrivent en dehors des réseaux institutionnels habituels – car il s’agit là de réactions d’architectes lambda ayant séché leurs larmes et décidé de réagir, les premiers avec l’arme de la dérision au sujet de Réinventer Paris, le second en décidant de s’adresser directement au «public non sensibilisé», soit les 90% de la population ignorant tout ou presque tout de l’architecte.
Réinventerpourris.fr, pour commencer, a été créé en 2016 par l’association COLLECTIVE-PRACTICE (CO-PRA), un collectif de jeunes architectes du sud-ouest employés à Paris (à l’époque, ils sont désormais indépendants). De fait, ils ont travaillé sur Réinventer Paris au sein de leurs agences respectives. Ils savent donc de quoi ils parlent et il faut croire que la couleuvre ‘travailler gratuitement’ avait des épines. «Pour fêter dignement la crise de la quarantaine de la loi sur l’architecture», ils proposent donc Réinventer Pourris, un concours ouvert à tous ceux «qui souhaitent faire le buzz sur un sujet sérieux qui représente une menace importante pour nos métiers et nos savoir-faire». (Attention : deadline le 18 juin). Site de projet : «Paris Intra-muros. Partout. Pas la banlieue. Surtout».
Dit autrement, leur projet est conçu comme une opportunité de retourner la communication officielle de la ville de Paris en utilisant ses propres outils. Une démonstration par l’absurde.
«Aujourd’hui la petite manœuvre initiée par la mairie de Paris n’en finit plus d’aiguiser les appétits pour ce ‘jus de cerveau à pas très cher’, comme disait Sébastien Lecornu, maire UMP de Vernon lors de la candidature de sa ville à EUROPAN. Le désengagement de la maîtrise d’ouvrage publique est amorcé et la brèche du ‘travail gratuit’ est ouverte : nous sommes tour à tour appelés par des maîtrises d’ouvrage publiques à réinventer la Seine, la Métropole, Châlon… Vous reprendrez bien un peu de gravier, avec votre vaseline ?», écrivent ces mauvais coucheurs.
Et Anne Hidalgo, maire de Paris, qui croyait leur faire plaisir. Dans le Sud-Ouest, même les mémés aiment la castagne et la poésie est rugueuse. Tourner en ridicule Réinventer Paris est un système de défense légitime. Ne sommes-nous pas tous Charlie ?
Il est intéressant de noter qu’il a fallu un moment pour que les architectes dépassent l’état de sidération occasionné par le concours Réinventer Paris 1. Il a fallu que la maire de Paris poursuive le filon à l’explosif (la Seine, la métropole, les souterrains) comme dans une mine d’or de la conquête de l’ouest et se targue que la méthode ait fait florès, «dans les quarante villes du C40», que les architectes finissent par se dire que ça commence à bien faire.
Comme en France le ridicule finit parfois par être plus embarrassant que l’exploitation éhontée du ‘jus de cerveau’, peut-être la ville de Paris, et toutes les autres avec elles (voir notre article Réinventer la commande), finiront par se soucier des architectes moqueurs. Quoique…
Autre région, autre problématique mais même volonté de se réapproprier les outils de communication. Michel B. est architecte en Vendée. Chez lui, sur la côte pourtant, autour des Sables-d’Olonne, seulement 2 à 3 % des maisons construites sont conçues par des architectes, dit-il. Pourquoi ? Parce que, selon lui, «la grande majorité de la population n’est pas avertie convenablement de ce qu’est un architecte en France».
De fait, chacun connaît un docteur et comprend qu’il est là pour vous sauver la vie et chacun comprend qu’un avocat, quand on en a besoin, est là pour vous défendre, un dentiste idem, et un notaire itou. Mais un architecte ?
Michel B. souligne que les Maisons de l’Architecture, les tentatives plus ou moins publicitaires de l’Ordre comme ‘l’architecte pour tous’, les ‘journées d’architecture à vivre’, les ‘Journées Portes Ouvertes’ des agences d’architecture, sont autant d’initiatives ne touchant que les 10 % de la population déjà sensibilisés et désireux de consulter au moins une fois des architectes, pour voir, et si possible gratuitement.
«Ces campagnes de communications, même quand elles s’adressent sans détour au grand public, manquent leur cible principale : le public ignorant tout ou presque tout de l’architecte (et je ne dis pas volontairement ‘tout de l’architecture’)», explique-t-il. «Il s’agit de faire mieux que le dictionnaire encyclopédique qu’on n’ouvre d’ailleurs jamais, afin de combler ce qui reste pour l’instant un vide, une lacune culturelle, ou au mieux des clichés, des idées préconçues déconsidérant notre fonction, notre nom...».
Aussi Michel B. propose de s’appuyer sur une communication de terrain, locale, contextuelle. D’un côté, en toutes occasions (lors de ses offres de service, etc…), une ‘lettre aux élus’ jointe aux courriers personnels de l’architecte régional de l’étape rappelle les obligations d’intérêt public de l’architecture. De l’autre ‘une lettre aux habitants’, distribuée localement sous forme de tractage, explique simplement les tenants et aboutissants de ce métier au service de tous.
C’est un fait que le coût de production de quelques milliers de prospectus et leur distribution ciblée sont abordables financièrement pour quelques architectes déterminés. Dans sa boîte aux lettres, un document informatif, qui n’aurait rien à vendre et se distinguerait donc des publicités et autres flyers de promoteurs de marchands de fast-food : «l’architecte est votre ami, n’ayez pas peur !». Considérant la créativité des architectes, un tel manifeste pourrait en effet susciter la curiosité du moindre quidam.
Ou encore tracter sur les marchés juste pour promouvoir la profession et faire la nique aux politiciens de toute sorte qui s’y bousculent habituellement, voilà qui aurait de l’allure. «Je l’ai vérifié chez moi, à l’échelle de la profession, cela représenterait l’investissement le plus rentable de notre histoire !», s’amuse l’architecte vendéen. Cela prend du temps certes mais il y a 30 000 architectes en France et Emmanuel Macron s’est mis en marche avec moins que ça.
Peut-être que, finalement, 40 ans plus tard, les architectes se sont installés dans le confort de la loi de 77 sans en déceler les effets pervers à long terme. Le constat d’une profession déconsidérée, voire méprisée, est aujourd’hui largement partagé mais les architectes, de la dérision au tractage réinventé, ont en effet les armes pour promouvoir leur action. Il n’y a pas de fatalité. Et c’est moins déprimant que de s’arracher les cheveux.
Rien qu’avec la maison individuelle, puisque c’est à ce sujet surtout que pense Michel Bonneau, si 90 à 95% des M.I. dans un département se font sans architecte (elles font toutes moins de 150m²), il y a de la place… Cela dit, en 2017, la loi de 77 désormais quadragénaire et apparemment vieillissant mal, les architectes doivent désormais surtout beaucoup compter sur eux-mêmes. Reprendre en main leur communication vis-à-vis de ceux-là mêmes pour lesquels ils construisent est sans doute un premier pas.
A la fin, d’aucuns pourraient même lier les deux approches exposées ci-dessus : la ville de Paris a-t-elle par exemple besoin d’être tournée en ridicule par quelques architectes déterminés ayant ourdi une campagne régulière de distribution de prospectus rigolos et vengeurs sur les marchés de la capitale ? «Nous sommes architectes, n’ayez pas peur. Le prospectus est gratuit ! Les réinventeurs, c’est nous !».
Si la moindre association de défense du scarabée gris peut bloquer un projet – attendez que l’on trouve un insecte rare dans les sous-sols de Paris… Que fera Anne Hidalgo de son Réinventer les souterrains ? Et Cécile Duflot, elle pète un câble ? – bref, quelques collectifs d’architectes bien organisés auraient vite fait, avec les moyens qui sont les leurs, d’interpeller royalement les pouvoirs publics et ramener à leurs responsabilités civiques et politiques ceux qui entendent les presser comme des citrons sans même prendre la peine d’enlever les graviers.
Christophe Leray