L’architecte est à l’heure et, s’il a un peu les traits tirés et le teint pâle de qui dort peu, il rayonne cependant d’enthousiasme et de joie de vivre. Il a les vêtements froissés de quelqu’un entre deux avions.
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«On a beau se tenir à l’écart, les gens finissent toujours par vous mêler à leurs intrigues». August Strindberg
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Ethel Hazel – Comment allez-vous aujourd’hui ? Vous avez l’air de bonne humeur…
L’architecte – C’est vrai qu’il y a en ce moment un bel alignement de planètes. A l’agence, vous verriez comment ça dépote. Et mon mode de vie en est transformé.
E.H. – Comment ça ?
L’architecte – En fait, ça s’est fait très vite. Comme il y a beaucoup de travail et que j’ai mon appart au-dessus et que je n’ai rien d’autre à faire, j’ai pris l’habitude de travailler tard, en buvant des bières fraîches. Et j’ai noté que mon pote Franck, plutôt que rentrer tout seul dans son appart-hôtel, restait de plus en plus souvent avec moi à bosser. Et le jeune archi – Jean-David, il s’appelle – il vient de Bourges je crois, ou d’Alençon, et plutôt que traîner devant ses écrans dans son petit studio préfère à son tour rester avec nous. Du coup, on a commencé à prendre nos habitudes, je remplis le frigo, vers 18h on se fait tous une pause apéro et puis on travaille encore jusqu’à 22 ou 23h en buvant des coups puis je les emmène manger et on parle encore ensemble des projets à bâtons rompus. Du coup, il n’y a pas de stress, on commence tranquille le matin vers 11h et c’est parti. C’est sûr que ça change des employés qui font 9h-17h quel que soit l’horoscope.
E.H. – Et la stagiaire dont vous m’avez parlée, elle ne fait pas 9h-17h ?
L’architecte – Hilda, elle s’appelle Hilda. C’est une fusée je vous ai dit. Je ne lui ai rien imposé mais elle n’a personne à Paris que je sache et elle reste avec nous quasiment tous les soirs, de son plein gré. Du coup c’est une étonnante ambiance à l’agence, les projets en cours et ceux à venir sont discutés ensemble, il y a de la musique, de la joie, ce n’est pas comme au couvent comme avant… L’ambiance dans les agences est devenue mortelle, tout le monde se prend tellement au sérieux désormais, surtout les architectes hahaha.
E.H – Je croyais que vous vouliez être enfin seul maître à bord.
L’architecte – Mais discuter et échanger des idées n’empêche pas d’être seul maître à bord, c’est moi l’arbitre. Mais c’est une autre manière de travailler qu’avec Madeleine, leurs préoccupations ne sont pas forcément les miennes et cela permet souvent d’enrichir le projet. Même Hilda a voix au chapitre et ne s’en prive pas.
E.H. – Ce n’est plus une stagiaire, c’est une fée votre Hilda…
L’architecte (rigolant de bon cœur) – Ha ça vous pouvez le dire. En fait, j’ai fait un deal avec elle. Son stage sera rémunéré bien sûr, mais comme elle s’occupe aussi de la paperasse, ça lui fait une mission supplémentaire pour le coup très, très, bien rémunérée. Ce n’est plus un stage, c’est une mine d’or hahaha. Tout est légal n’ayez crainte mais comme ça elle est payée comme tout le monde pour son travail tout en étant en stage. D’ailleurs, elle n’a pas besoin de chercher du travail à la fin de son stage, elle le sait. Et donc elle est avec nous tous les soirs, même si elle picole beaucoup moins que nous autres quand même.
E.H. (De but en blanc) – Et vous l’avez invitée à passer la nuit chez vous…
L’architecte (rougissant) – Non, non, non. Surtout pas. Et puis quoi encore, elle est à peine plus âgée que ma fille !
E.H. – Hum, hum…
L’architecte – … Et puis je n’oserai jamais, je ne saurai même pas comment m’y prendre, surtout que les femmes aujourd’hui semblent tellement susceptibles, on n’ose plus leur parler, les regarder. Vous leur souriez, elles ont l’impression d’être agressées. Au contraire, avec Hilda, justement avec elle car elle est précieuse, je fais super gaffe de n’avoir aucun geste déplacé. Les autres gars de l’agence ont l’air d’être tout à fait naturels avec elle mais je ne suis pas dans leur tête. Si ça se trouve, ils sont comme moi, ils n’osent pas dire un mot de travers. Et si ça se trouve Hilda doit se demander de quel bois nous sommes faits nous autres, des semaines après son arrivée, pas l’un de nous n’a encore eu le courage du moindre compliment. Elle doit penser être tombée chez des brêles.
E.H. – Donc vous y pensez…
L’architecte (Se tortillant sur le canapé) – oui, parfois, comment faire autrement ? Et puis j’oublie. C’est surtout son travail qui m’intéresse. Sans s’en rendre compte, elle est déjà devenue essentielle au bon fonctionnement de l’agence – et Madeleine qui cherchait une directrice du développement, avec Hilda elle aurait été servie – mais bon, les cimetières sont remplis de gens indispensables.
E.H. – (Qui n’avait jamais compris à quel point ce qu’elle prenait de la part de l’architecte comme une forme d’arrogance n’était sans doute que de la maladresse et de la timidité) – Vous vous sentez rassuré quand quelqu’un autour de vous s’occupe de vos affaires ?
L’architecte – Non, sur le fond, c’est encore son travail d’architecte qui m’intéresse le plus et sa grande capacité d’analyse. Tenez, sur le concours sur lequel nous travaillons, c’est son regard et sa sensibilité qui nous ont… blablabla
E.H. (La thérapeute s’en veut. A quel moment lui a-t-elle permis de repartir sur l’un de ces monologues dont il est capable, c’est-à-dire parler d’un projet jusqu’à plus soif sans rien percuter d’autre ? Ses autres clients architectes sont pareils. Pour le coup, elle lui laisse ce petit plaisir…)
L’architecte – … et donc nous en étions-là, sans réussir à faire coller toutes les contraintes du projet, quand tout à coup, Hilda….
E.H. (Qui se met à penser à Dr. Nut. La dernière fois qu’il est venu chez elle, il est venu en voiture. Dans son coffre, il avait une boîte à outils. Il a réparé, graissé, resserrer, renforcé tout ce qui devait l’être chez elle. Il a même nettoyé sa plaque de cuisson avec une lame de rasoir ! Dans sa chambre, il a descendu tous les tableaux, a recollé tous les cadres et les a refixés au mur. Il pourrait y avoir un tremblement de terre qu’ils tiendraient encore accrochés. A propos de tremblement de terre, c’est apparemment quand il a eu l’assurance que sa maison de poupée ne s’écroulerait plus que l’inspecteur lui a donné un nouvel aperçu de sa vigueur, laquelle a laissé la thérapeute toute tremblante. Ha ça, l’inspecteur Nutello est un grand gaillard timide mais il est déterminé…) – Hum, hum…
L’architecte – … Sauf que même dans ce cas-là on était encore trop cher. Mais en fait c’est parce que l’on s’était appuyé sur des matériaux traditionnels, dès que nous sommes sortis de notre zone de confort, les solutions ont commencé à affluer et….
E.H. (Elle a décidé de laisser parler l’architecte sans l’interrompre, elle s’en veut de n’être pas tout à fait attentive car, après tout, c’est bien grâce à elle que Dr. Nut a pu avancer dans son enquête, même si elle n‘aurait jamais dû se retrouver dans une telle situation. En effet, c’est elle qui lui a fait part des billets de train sans retour de Madeleine et, parmi les destinations indéterminées – en Allemagne, en Espagne – elle se souvenait bien que l’architecte avait parlé de Guéret et elle avait mentionné l’info auprès de l’inspecteur, qui apparemment ne l’avait pas) – Hum, hum…
L’architecte – … sauf qu’avec ce parti pris, tout était à refaire pour la façade et il fallait commencer par trouver comment on allait bien pouvoir l’accrocher et on a du tout dessiner nous-mêmes car le bureau d’études lui-même ne nous donnait que des solutions conventionnelles qui ne nous convenaient pas car …
E.H. (Pour le coup, après tout le tremblement, Dr. Nut lui a expliqué avoir retrouvé la trace à Guéret d’une stagiaire de chez Dupont&Dubois, il y a longtemps, au tout début de l’agence, une Amélie Chevreau, qui a fait tous ses stages à l’agence durant ses études. Puis elle était rentrée chez elle dès l’obtention de son diplôme. Sauf que l’inspecteur avait découvert qu’elle avait été assassinée avant même de reprendre son souffle et d’atteindre Guéret. Son corps, mangé par les animaux sauvages, a été retrouvé méconnaissable dans un massif quasi désert des Monts de Guéret et n’avait pu être identifié que grâce à son ADN. Le petit ami d’Amélie, un type paraît-il irascible et violent, purge une peine de 30 ans incompressible pour ce meurtre. Il a toujours nié mais les évidences étaient accablantes lors des deux procès) – Hum, hum…
L’architecte – … et ils veulent une toiture d’agriculture urbaine. Pourquoi pas, on saurait faire mais si vous saviez ce que ça me gonfle de faire un truc d’une telle stupidité…
E.H. (Sortant de sa rêverie) – Pourquoi stupidité ?
L’architecte (Passionné) – Parce que c’est débile. Je veux bien faire un toit-terrasse accessible aux habitants, avec un coin barbecue et un endroit où se retrouver dehors en été sur les toits de Paris. Et je veux bien y mettre des parasols et quelques plantations, pour le confort, pour la vue, pour la fraîcheur et la convivialité du lieu, pour le fait d’être dehors. Mais m’expliquer que c’est pour sauver la planète est me prendre pour un naze. Je comprends les bonnes intentions vertueuses mais vous pouvez multiplier les gouttes d’eau dans la mer, ça ne changera rien, l’agriculture urbaine n’est pas à l’échelle des enjeux, l’échelle de l’agriculture, même en circuit court, c’est la région, au minimum, pas le square à pigeons. Voyez-vous, là où nous en sommes de notre réflexion, nous aimerions proposer au maître d’ouvrage…. Innovant… Iconoclaste… Blablabla
E.H. (Ne pouvant s’empêcher de repenser à ce que lui avait appris l’inspecteur. Dr. Nut était allé parler aux parents de cette Amélie, sachant qu’il leur faisait du mal en rouvrant cette vieille histoire. Ils avaient expliqué que leur fille revenait pour finir de se former et reprendre l’agence d’architecture de son oncle. Elle avait appelé et expliqué qu’avant de passer les voir, elle resterait la nuit chez Antoine, son petit copain, pour fêter son diplôme, ce qui ne les a pas étonnés, «ils ne se voyaient pas souvent», ont-ils expliqué au policier. Dr. Nut lui a dit avoir trouvé les parents bien embêtés à propos de la culpabilité d’Antoine. «Il y a eu deux procès, alors ça doit bien être lui», avait soupiré le père. «Antoine, il avait du tempérament, c’est un gars de la montagne, mais j’aurais jamais cru qu’il fasse du mal à Amélie, surtout jusque-là», avait dit la mère. Ils avaient montré à l’inspecteur quelques photos, une petite blonde aux yeux bleus, souriante et l’œil vif. Dr. Nut avait bricolé une histoire pour expliquer sa présence aux pandores locaux et il était reparti sans leur en dire plus, la routine quoi, et ça leur a suffi) – Hum, hum…
L’architecte – … sauf que si vous allez au bout de vos idées, le maître d’ouvrage va péter un câble parce que lui croit aux bobards qu’il a entendu à la télé, l’agriculture urbaine, les petits oiseaux, E+C- et tout ça …
E.H. (Surtout, pour son enquête, le Dr. Nut s’est penché sur la personnalité de Marie-France, la grande copine de Madeleine, une écologue certes mais avec une formation médicale. Il avait découvert qu’elle voulait être médecin puis, par passion pour les chevaux, était devenue vétérinaire avant d’en avoir marre et de devenir écologue. Les policiers avaient retrouvé chez elle un cabinet médical fort bien approvisionné en substances de tous ordres, une vraie pharmacie. La police le sait à cause des étiquettes qui restaient car pour autant, la pharmacie était vide, dévalisée, sans qu’on sache exactement ce qui avait disparu et en quelles quantités) – Hum, hum…
L’architecte – … certes, dans un sens, il y a eu une forte prise de conscience environnementale de la part des citadins, il n’y a plus de pesticide dans les jardins et les abeilles viennent se réfugier en ville, pour fuir la campagne pleine de poison, d’agriculture intensive et de terres mortes. Avec la pollution de l’eau, quand il y en a de l’eau, les élevages intensifs, les sargasses et autres algues vertes, la campagne devient un vaste dépotoir et c’est en ville qu’il fera bon vivre… Voilà pourquoi… blablabla… Il nous faut donc… mais l’investisseur…
E.H. (Elle se souvient de la remarque du policier : «Et si la violente discussion entre Marie-France et Madeleine avait trait à tout autre chose que ce à quoi nous pensions ?» Tout le monde a assumé que cette altercation entre les deux femmes avaient à voir avec la façon de gérer l’agence une fois Dubois hors-course. Et si cette discussion était à propos de tout autre chose ? Par exemple : «qu’as-tu fait des doses anesthésiques qui ont disparu de mon cabinet ?») – Hum, hum…
L’architecte – … donc on n’est pas sots, on sait bien qu’il faut mettre du vert et du végétal si on veut gagner les concours mais est-on à chaque fois obligé de l’enrober d’un discours mortifère, la fin du monde, Armageddon, etc. dont on nous bassine à longueur de journée ? Sauf qu’à prendre trop de risques, on risque justement de ne pas les gagner les concours. Je connais des architectes à qui ça arrive tout le temps. Tenez par exemple…
E.H. (Ethel Hazel écoute d’une oreille distraite. Elle se souvient comment, lovée entre ses bras costauds, elle avait écouté Dr. Nut lui expliquer avoir enfin compris le mode opératoire des meurtres. Madeleine retrouve ses victimes, qui la connaissent et ne se méfient donc pas. Elle leur dit peut-être qu’elle vient leur proposer du travail… Au cours de la soirée ou du tête-à-tête, elle parvient à les droguer et les endormir, au moins à les neutraliser. On n’a pas trouvé de corps, donc elle les emmène. Il doit lui être facile de soutenir sa victime, comme si elle était soûle. Pas besoin de l’endormir complètement. Une fois dans la voiture, elle en dispose dans des coins perdus qu’elle a repérés en amont. Et là, mystère) – ... Oui, oui je comprends…
L’architecte – … c’est donc vraiment pour vous dire que nous sommes à la croisée des chemins. Mais avec cette équipe, je crois que je vais laisser parler mon cœur, faire l’architecture que j’ai envie de faire et on verra bien. D’ailleurs c’est souvent ces projets-là, que l’on fait détendu car on est sûr de n’être pas retenu, qui finissent parfois par emporter le morceau par leur audace…
E.H. (L’audace ! Justement, il en faut de l’audace pour Madeleine. Selon Dr. Nut, c’est quand elle a vu arriver la police à cause de l’accident de trottinette de Dubois que, sans comprendre ce qui se passait, elle a paniqué et s’est débrouillée pour tout mettre sur le dos de l’architecte. Ethel Hazel se souvient que l’inspecteur avait du mal à cacher son admiration pour Madeleine, mais «en attendant de trouver des preuves», avait-il dit, c’était reparti pour un autre tremblement de terre, bong bong bong. C’est la lampe sur la table de chevet, d’évidence non sécurisée, qui a cette fois valsé dans un grand boucan. Rien que d’y penser, Ethel Hazel sent une montée de chaleur jusqu’à la racine de ses cheveux. Ce qui, étrangement, est la source d’une soudaine inspiration. Excitée) – Et à quoi elle ressemble Hilda…
L’architecte (surpris d’être brutalement interrompu mais tout sourire) – Je l’appelle La Norvégienne, car elle est grande, blonde aux yeux bleus. Pourquoi vous me demandez ça ?
E.H. – Et Madeleine, elle est comment, physiquement je veux dire ?
L’architecte (semblant tomber du ciel et soudain embarrassé) – ben blonde, aux yeux bleus. C’est vrai tiens. Vous voulez dire que…
E.H. – Ce n‘est pas inhabituel pour un homme de ne toujours choisir in fine que le même type de femmes et pour une femme de ne choisir que le même type d’hommes…
L’architecte – Alors, vous seriez vous-même un substitut à Madeleine hahaha ?
E.H. (Elle jette pour elle-même un coup d’œil dans le miroir et se voit comme si elle se découvrait pour la première fois : blonde, des yeux bleus. Elle eut un frisson. Elle n’avait jamais pensé ressembler à Madeleine. Elle n’osa pas lui poser la question de savoir à quoi ressemblait Géraldine. Elle s’en doutait. Elle n’osa pas non plus lui poser la question de savoir comment elles s’habillent. Avec un sourire forcé, elle se contraint à répondre) – Qui sait…
L’architecte – Alors là, vous avez toutes les raisons de vous inquiéter hahaha…
E.H. (Elle eut un nouveau frisson) – N’exagérons rien car en vérité…
DRINNNNNN DRINNNNNNN
Pour une fois, la psychanalyste se sentit soulagée d’entendre la sonnerie. L’architecte, une fois de plus, s’échappa en deux pas de danse, le pied léger. Ethel Hazel se sentit soudain fatiguée, elle ouvrit la fenêtre pour fumer une cigarette. Alors qu’elle le voyait disparaître sur son scooter, elle sut immédiatement quel type de blonde séduit l’architecte et sut aussi vite qu’elle en fait sûrement partie. Pourtant, depuis le début, il ne lui avait pas particulièrement fait de gringue – le transfert au point mort ou presque – donc, comme avec la stagiaire, l’architecte savait d’évidence contrôler ses pulsions. Par contre, elle sentit soudain qu’il y avait ici, dans la ville, peut-être tout près d’elle, une némésis cruelle et déterminée qui lui ressemblait. La blonde hier soir au restaurant qui la regardait drôlement, ou celle-là, impatiente dans le magasin de chaussures ‘Chez Bundy’ et qui l’a presque bousculée ? Une autre qu’elle n’aurait pas remarquée ? Pour le coup, la psychanalyste alla se servir un remontant, vérifia que le verrou de sa porte était bien enclenché, se remit à la fenêtre et, rêveuse, alluma une autre cigarette.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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