Les recours contre la construction de bâtiments sont une plaie avérée. Mais parfois les difficultés arrivent exactement par là où nul ne les attend. Chaque mandat politique est porteur d’événement architectural. Si la réussite est parfois au rendez-vous, l’opération peut rapidement devenir le symbole de l’impéritie de quelques élus locaux. En guise de fiasco politique local, la médiathèque mort-née de Rouen se distingue particulièrement. Au fait, qu’est-elle devenue ? Chronique en pays d’Ubu.
D’aucun se souviennent sans doute du remue-ménage qui a secoué les instances architecturales, urbanistiques et politiques de Rouen, en 2008, autour de ce qui aurait dû être une vaste médiathèque dessinée par l’architecte Rudy Ricciotti.
En janvier 2005, l’architecte bandolais remporte le concours pour la construction de la nouvelle médiathèque de la ville de Rouen. Le futur équipement municipal, pour un budget un peu supérieur à 30 M€, ce qui ne semble pas excessif pour 10 000 m², doit prendre place dans le quartier du Grammont, une zone urbaine socialement et architecturalement défavorisée, cible de l’ANRU. A l’époque la ville est aux mains de Pierre Albertini (centre droit). Dès lors, l’opposition locale, plutôt verte, reproche au maire le choix d’implantation de la nouvelle médiathèque et son coût.
Depuis les années 1990, aucun maire de Rouen n’a été sollicité pour un deuxième mandat et les chances de Pierre Albertini n’étaient alors pas meilleures. Il tient bon pourtant et, en 2007, la première pierre de la médiathèque est posée sur la rive gauche rouennaise. En mars 2008, le maire est selon la logique locale battu aux élections municipales et doit laisser sa place et ses projets à Valérie Fourneyron, élue socialiste, assistée d’Yvon Robert, adjoint à l’urbanisme, à la politique de la ville et au logement. Trois mois après le début de son mandat, l’édile bloque le chantier dont les deux premiers étages sont pourtant déjà sortis de terre, 13 M€ ayant alors été déjà dépensés*.
Selon la maire, le projet va en réalité coûter 47 M€ **, bien trop onéreux pour la ville, argue-t-elle. Stopper un chantier en marche depuis plus d’un an et occupant plus de 140 personnes est donc la meilleure solution trouvée par la nouvelle équipe qui ne propose pas moins de détruire ce qui a déjà été élevé : «On ne va pas laisser une friche», expliquait alors Valérie Fourneyron. Elle propose alors la réouverture d’une médiathèque fermée depuis six ans et la construction de deux autres équipements, dont un dans un quartier plus accessible et surtout plus favorisé. Comme si les habitants du Grammont n’avaient pas légitimement aussi droit à une médiathèque.
Rudy Ricciotti ne s’est évidemment pas laissé faire. Dans une lettre adressée à la maire de Rouen, il justifie un coût «proche de celui du logement social au m²», pour une opération répondant aux objectifs de la loi SRU de Lionel Jospin visant à «implanter des équipements majeurs dans les quartiers en difficulté, faisant de ces équipements des acteurs structurants du développement économique et social». Il précise que l’arrêt du chantier et la démolition coûteraient plus de 80% du coût global. Une ineptie politicienne donc.
Si le nom d’un architecte ne fait pas la réussite d’un projet, le constat demeure que s’il est connu, il est plus difficile de le déposséder d’un projet, le cas de la médiathèque de Rouen remontant jusqu’au cabinet de Christine Albanel, alors ministre de la Culture. Laquelle regrettait bientôt «que cette décision ait été prise sans concertation avec ses services, alors qu’elle avait missionné une inspection pour évaluer cet équipement à la demande de la mairie de Rouen». Et Catherine Morin-Desailly, sénatrice de la Seine-Maritime (UDI) de s’exclamer : «la gauche rouennaise et fabiusienne, d’habitude si prompte à défendre la culture et sa démocratisation et à encourager la cohésion sociale dans les quartiers, révèle une conception et une vision bien archaïques de la culture»***. «Cela pose le problème de la continuité républicaine», expliquait-elle.
Devant le tollé provoqué par l’absurdité d’une telle décision, la construction a pu finalement reprendre le 21 juillet 2008, sauf que la destination de l’ouvrage avait changé, le Conseil général décidant d’y installer à termes ses archives départementales et prenant l’engagement d’assurer le financement de l’ouvrage à hauteur de 20 M€*****. Mais pourquoi alors ne pas avoir financé une médiathèque puisque ce type d’équipement peut entrer dans les attributions des départements ? En tout cas, point de médiathèque dans le quartier défavorisé de Grammont mais une simple bibliothèque de quartier enchâssée entre les archives départementales et le Service central des bibliothèques de Rouen.
Le bâtiment a finalement été inauguré le 6 novembre 2010 et pompeusement baptisé Pôle culturel Grammont. A moins l’accès Wi-Fi est gratuit. Selon la mairie de Rouen, la programmation de la bibliothèque Simone de Beauvoir est pourtant un succès puisqu’elle a accueilli près de 50 000 visiteurs en 2015. Pas rancunière, la ville décrit le bâtiment comme un «majestueux vaisseau» et «une pépite de béton blanc et de verre, dessinée par le trublion marseillais, père du MUCEM : Rudy Ricciotti». Trublion ?
Constatons pourtant que l’ineptie politicienne, dès lors qu’il s’agit d’architecture, ne prête pas à conséquences. En effet, Valérie Fourneyron était bientôt, en mai 2012, nommée ministre des Sports et de la Jeunesse dans le premier gouvernement Ayrault. On pouvait donc s’attendre à tout. On n’a pas été déçu !
Léa Muller
*Le Monde, 30 juillet 2008
**Le Monde, 30 juillet 2008
*** Liberation.fr, 28 juillet 2008
**** Le Moniteur, 17 juin 2005