A l’heure où la France va s’engager dans un vaste plan de relance de son économie, il paraît pertinent d’interroger la façon dont celui-ci va être injecté dans le secteur du bâtiment, notamment au niveau de la maîtrise d’œuvre.
La France est une terre d’accueil* très hospitalière pour les maîtres d’œuvre étrangers : entre attrait de l’exotisme de nos édiles et snobisme, il est toujours de bon ton de retenir des agences étrangères à concourir. Interrogés sur leur attrait pour les architectes étrangers la réponse des maîtres d’ouvrage est souvent la même : « ils ont une liberté formelle que les architectes français n’ont pas ! ils osent plus ! ». Ce n’est pas faux. Encore faudrait-il comprendre pourquoi !
La tendance de ces dernières années s’oriente vers les Néerlandais, les Scandinaves et les Japonais. Force est de constater que ces derniers trustent les Prix Pritzker de ces 15 dernières années ; il faut donc leur reconnaître une réelle force créatrice.
La France est un pays de propriétaires terriens, de gens qui investissent dans « la pierre ». Or, nombre de pays où les architectes sont plus « libérés » formellement et conceptuellement sont des pays où la règle est l’emphytéose.
Malgré l’apparence, rien d’anodin derrière cette subtilité. En effet, un pays dans lequel le bail emphytéotique est la norme est un pays dans lequel il n’y a pas de notion de transmission patrimoniale dans l’acte de bâtir puisque tout ce qui relève de la construction et des améliorations qui peuvent y être apportées, reviennent, en fin de bail, au propriétaire foncier, généralement la communauté.
La France, elle, n’a pas cette culture. Lorsqu’un particulier ou un organisme institutionnel, quel qu’il soit, s’engage dans l’acte de bâtir, c’est pour constituer un patrimoine transmissible : c’est un investissement. Par essence, cet acte ne saurait être un acte « osé » car c’est un acte grave, avec un souci d’engagement sur le long terme. Cette vision touche toutes les composantes de l’acte de construire à commencer, non pas, par l’architecte, mais par l’investisseur. Qu’il s’agisse d’une institution, comme un bailleur ou une administration, ou d’un particulier pour son logement, ce que va chercher cet investisseur est l’assurance d’une pérennité ; qu’il ne perdra pas d’argent. Donc il va se tourner vers des valeurs sûres. Rares sont les chef(fe)s de famille prêts à investir dans des logements « atypiques ».
Dans d’autres pays, les mêmes contractent une emphytéose et n’auront aucun problème pour oser un logement différent : s’ils se lassent, si « l’atypique » n’est plus à la mode, ou s’il se révèle être un gouffre en entretien, ils déménagent sans risque de perte d’argent. En revanche, pour ceux qui ont acheté ou construit un bien devenu in-revendable, ils transmettront à leur descendance une charge et non un patrimoine. L’acheteur public, le politique, quant à lui, lègue à ses administrés et à la postérité, une image peu flatteuse de son action voir un potentiel gouffre financier.
Cela vaut malheureusement pour beaucoup dans notre paysage immobilier Français. Des confrères s’émeuvent de constater que les logements français sont de plus en plus exigus, la raison en étant en partie que le coût du foncier représente une part de plus en plus importante du coût de la construction, et que les ménages ne peuvent s’endetter au-delà de ce que les banques autorisent.
Conscient de cela, l’Etat vient de légiférer sur la possibilité de mettre en place des emphytéoses partielles pour des logements sociaux permettant aux acquéreurs d’acheter l’appartement mais de ne payer le foncier que sous la forme d’une emphytéose. Il est trop tôt pour préjuger de l’efficacité ou non du dispositif mais y a-t-il, dans la population française, une capacité à se projeter dans l’achat d’un bien, en payant un « loyer » à vie, pour le terrain qui l’accueille ?
Cela relève du registre de la sociologie et de l’inconscient collectif. Ainsi l’Etat lui-même a pour habitude de construire pour le long terme ; les bailleurs sociaux et toute la chaîne de la construction sont dans cette logique. Et bien sûr, les architectes, lesquels sont formés pour construire des bâtiments pérennes, les procédés constructifs prévus pour ça, et notre système normatif avec tous les excès qu’on lui connaît y conduisant.
Pour preuve, les architectes français doivent garantir leurs bâtiments dix ans et, il n’y a pas si longtemps, c’était même 30 ans. Inutile de dire que cela n’engage pas à l’extravagance conceptuelle ! Dans les autres pays, les architectes ont des garanties de cinq ou sept ans maximums.
En France, même si l’entretien des bâtiments n’est pas à proprement parler notre force, nous rénovons, nous réhabilitons, nous requalifions, voir réinterprétons, quand les pays de culture emphytéotique, eux, démolissent de façon beaucoup plus systématique.
A l’heure de développement durable, les deux positions interrogent : est-il pertinent d’avoir un patrimoine bâti ancien, dont l’emprunte carbone est on ne peut plus amortie, mais potentiellement plus consommateur d’énergie à l’usage qu’une construction neuve, ou vaut-il mieux construire « jetable », en démolissant tous les 25 ou 30 ans les bâtiments, pour en reconstruire de nouveaux à la pointe de l’économie d’énergie ?
Une chose est sûre, il faut dès le début de l’opération connaître la finalité du projet afin d’ajuster l’énergie injectée dans la construction en fonction de celle-ci.
Il est d’ailleurs intéressant de regarder des bâtiments faits par ces architectes venus de pays où l’on construit pour un temps court. Si les spatialités ou l’idée de leurs conceptions peuvent parfois subjuguer, elles sont souvent contrariées par le poids de nos réglementations et normes. Les praticiens français sont pour leur part généralement surpris par la qualité de finition et les détails moins poussés que ceux habituellement attendus dans nos bâtiments. Il y a donc bien une adéquation entre l’énergie déployée pour construire et cette logique d’usage dans un temps limité.
L’architecture française est peut-être moins « osée », moins fashion et conceptuelle que d’autres, mais elle est cohérente avec la culture patrimoniale du pays.
La France a cette propension à l’autodénigrement et à penser que l’herbe est plus verte ailleurs ; et depuis une vingtaine d’années elle a engagé un changement de sa commande publique en engageant des procédures de partenariat public / privé, marchés globaux de performances, et tant d’autres procédures, toutes issues de pays où l’emphytéose est la règle. Pays qui ont la vertu de répondre rapidement au besoin sans souci patrimonial, en se basant sur le principe qu’un bâtiment, au bout de 30 ans, est bon à démolir.
Seulement l’acheteur public a occulté cette donnée. Il imagine récupérer à bon compte de nombreux équipements à la fin des contrats. Il ne récupérera, la plupart du temps, que des bâtiments construits à la hâte, devant être entièrement réhabilités s’ils le peuvent, sinon entièrement reconstruits.
Si, dans le cadre de la construction d’un équipement majeur d’envergure nationale ou internationale, que la France fasse appel à de très grands architectes des quatre coins du monde, sans omettre qu’il y en a en France, c’est une évidence, et ne pas le faire serait une faute.
En revanche, pour l’architecture quotidienne, celle des écoles, des médiathèques, des universités, des logements, des salles de spectacle, il serait bon que les hommes et femmes politiques français, souvent attaché(e)s à ce qu’ils lèguent à la postérité, s’interrogent sur la pertinence d’une « signature » étrangère pour qui la question de la postérité, justement, ne se pose pas…
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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*Voir notre article France terre d’accueil