Considérations sur l’absence de l’architecture dans le débat électoral in Shah et sur les risques d’une guerre civile verbale, à propos de la nourriture. À la façon des Lettres Persanes*.
Mon cher Medhi,
De Paris, le dernier de la lune de Zilcadé. Tu as souhaité que je te rapporte l’état d’esprit des Français en ces moments, inimaginables chez nous en Perse, où ils s’apprêtent à désigner le futur Padishah. Tu as souhaité savoir pour tes amis architectes d’Ispahan qui, depuis Chah Abbas 1er, ont conçu leur ville à l’image du paradis, si les architectes français avaient obtenu des candidats quelques assurances sur l’avenir de leur art dans une cité autrefois appelée Ville Lumière.
Malgré les gazetiers et les harangueurs au service de factions ennemies, les Français ne semblent soucieux que de leur sûreté et de leur tranquillité, de leurs émoluments et du nomadisme des étrangers dans les soukhs des bourgades de la périphérie de cette ville turbulente. Leur logement, qui est la première source de dépense des plus besogneux, ne semble pas les émouvoir, et il en est de même pour les concurrents à l’élection. À l’exception d’un seul, expert en truismes ordinaires, qui s’est prononcé en faveur de l’augmentation à 30 % du nombre de logements communautaires dans chaque ville et d’un contrôle des louages de logements pour les disetteux. Ce candidat, qui entend sauver la planète, a rappelé avec raison que la première des inégalités entre les sujets du royaume est la qualité et la surface de leur habitat, cruellement vécue pendant la réclusion sanitaire des mois passés.
Les esprits ne se sont échauffés qu’à propos de la nourriture des Français – dont la réputation, cher Medhi, est parvenue jusqu’à tes oreilles. Les gazettes et les lucarnes officielles se sont embrasées lorsqu’un des candidats à la charge suprême, le babouviste Fabien Roussel, se réclamant du Manifeste des Égaux, ayant déclaré que « le bon vin, une bonne viande, un bon fromage : c’est la gastronomie française », s’est aussitôt vu opposer un libelle par Sandrine Rousseau, égérie des féministes « éveillées » se prenant, sans doute, pour une descendante de Jean-Jacques : « le couscous est le plat préféré des Français ». Répondant à la polémique, Roussel a ajouté : « la vie à base de quinoa et de tofu est fade », ce qui n’a rien arrangé.
Embarrassé, le sieur Zemmour, pourfendeur du Grand Remplacement, s’est borné à déclarer que « sa mère faisait le meilleur couscous du monde… au jambonneau ». Cet intellectuel enragé, féru de références historiques, ignorerait-il que le Talmud, comme notre saint Alcoran, interdit aux juifs et aux mahométans de manger la bête immonde « qui a la corne fendue, mais ne rumine pas » ?
Ce candidat qui revendique ses origines judeo-berbères, connu pour ses forgeries insolentes, tente de réhabiliter la mémoire d’un maréchal félon. Il ose même compter ses partisans au sein d’une faction appelée Reconquête, feignant d’ignorer que la Reconquista, en Espagne, après la chute de Grenade a été le signal de l’expulsion conjointe, en 1492, des juifs et des mahométans, année où le Génois Cristoforo Colombo découvrait le Nouveau monde, ouvrant ainsi la voie aux atrocités dénoncées par le philosophe humaniste Michel Eyquem de Montaigne.
Ceux dont je te viens de parler, cher Medhi, disputent en langue vulgaire ; et il faut les distinguer d’une autre sorte de disputeurs, qui se servent d’une langue barbare qui semble ajouter quelque chose à la fureur et à l’opiniâtreté des combattants. Il y a des quartiers où l’on voit, chaque šanbe (samedi), comme une mêlée obscure et épaisse de ces sortes de gens, portant des camisoles jaunes et des pancartes assassines ; ils se nourrissent de distinctions ; ils vivent de raisonnements et de fausses conséquences.
On comprendrait leur fureur s’il s’agissait de leur imposer la saignée ou de leur inoculer un poison, mais il ne s’agit que d’une piqûre censée protéger leur santé ! Leur propos est si méchant et leur aspect si féroce qu’on les prendrait aisément pour les descendants des Troglodytes, évoqués dans ma Lettre XI (Usbek à Mirza).
Les femmes sont omniprésentes dans le débat actuel. C’est une grande question à mes yeux, de savoir s’il est plus avantageux d’ôter aux femmes la liberté, que de la leur laisser ; il me semble qu’il y a bien des raisons pour et contre. En Perse, nos compagnes sont protégées par les eunuques et servies par des esclaves. En France leur liberté est tributaire de leur condition. Notre saint Prophète a eu principalement en vue de nous priver de tout ce qui peut troubler notre raison : il nous a interdit l’usage du vin, qui la tient ensevelie. L’amour, parmi nous, ne porte ni trouble ni fureur : c’est une passion languissante ; la pluralité des femmes nous sauve de leur empire ; le sérail, surveillées par les eunuques, tempère la violence de nos désirs. Ici, au contraire, elles sont nombreuses à s’impliquer avec véhémence dans la vie de la cité.
À l’approche du renouvellement de la charge suprême, l’agitation, comme le tournoiement des esprits est à son comble. L’on a même vu – le dernier Yekshanbeh (dimanche) du mois de Zilcadé (janvier) que les croyants consacrent habituellement à la prière – réapparaître dans les étranges lucarnes une ancienne Hospodar du nom de Taubira, chargée autrefois de garder les sceaux, laquelle s’était portée candidate contre le Vizir Jospin qui l’avait adoubée précédemment. Cette trahison lui fit perdre l’élection, ce qui mit fin à sa carrière. Vingt ans après, une rouerie fort habile, censée rassembler les candidats du progrès par un appel au peuple, débouche sur une mystification sans scrupule et une énième candidate de plus.
Une quinzaine d’hommes et de femmes sont, en effet, candidats à la succession du Grand Shah, lequel n’a pas encore fait connaître – officiellement – son intention de briguer sa succession. Personne cependant ne doute qu’il le fera. Lorsque j’arrivais en France la première fois, il y a plus d’un lustre, je trouvais l’ancien roi absolument gouverné par les femmes. Il fut contraint de renoncer à sa charge au profit du jeune prince qui règne aujourd’hui. Bien qu’elles soient aussi nombreuses que les hommes dans son gouvernement – lubie étrange pour nous autres Persans – elles n’ont aucune prise sur sa décision.
Mais pas moins de cinq candidates prétendent lui ravir son pouvoir. Aussitôt les affaires se compliquent, comme on le voit avec le rôle que prétend jouer Christiane Taubira. Trahison et chausse-trappe gagnent tous les autres camps : on voit avec stupeur une tante et sa nièce s’affronter publiquement, sourdes aux conseils d’un patriarche valétudinaire. Celle que l’on croyait disposer d’une cohorte de fidèles, malgré sa victoire sur l’olibrius Ciotti au sein de son parti, se voit trahie par l’ancien Vizir Fillon, qui n’a même pas attendu l’élection pour rejoindre la société pétrochimique russe Sibur, dont il ne fait pas mystère qu’elle est contrôlée par des oligarques proches du président russe, lequel menace d’envahir l’Ukraine. Espère-t-il échapper à la prison dans le pays qui l’a condamné à un an de confinement entravé par un bracelet de fer au poignet pour lui éviter le cachot ? Son cas, en toute logique, relèverait alors de la haute-trahison.
C’est aussi la conjoncture d’un comparse du même groupe, François Baroin. À peine descendu de son piédestal à la tête des Ediles de France, le voici qui prend, sans attendre, d’éminentes fonctions dans la banque d’un pays, ennemi héréditaire de la France, qui s’est retranché sur son île avec grand fracas. Face à des conflits d’intérêts inévitables entre la France et le Royaume-Uni, quels choix fera-t-il ? Celui des héritiers de James Barclay qui est entré en 1736 au capital de la banque créée par son beau-père ? Prendre la tête de la filière française de cette grande banque britannique en pleine campagne électorale ne va pas contribuer à assainir la réputation des politiciens.
Le peuple de France, Mon cher Usbek a la mémoire courte : ses aînés et ses bigots, ennemis des Lumières, tiennent pour le moment les gazettes en haleine quand le peuple tente surtout de se préserver de la contagion d’un microbe sournois. Je te tiendrai informé, mon cher Mehdi, de la suite de ce spectacle à bien des égards affligeant : l’ambition des ci-devant n’est jamais si dangereuse que la bassesse d’âme de leurs séides.
Traduit du persan par Syrus
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* Les Lettres persanes sont un roman épistolaire rassemblant la correspondance fictive échangée entre deux voyageurs persans, Usbek, Rhédi et Rica, et leurs amis restés en Perse. Publié anonymement par Montesquieu en 1721.
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