La Commission Européenne présidée par Ursula von der Leyen a adopté en septembre 2021 le projet d’un « Nouveau Bauhaus européen » susceptible d’engager de nouvelles actions et de nouveaux financements pour associer la durabilité au style et à l’inclusion. Bonne idée ?
Traduisons ce volapuk communautaire en admettant qu’un tel programme vise à accélérer la transformation de divers secteurs économiques, tels que la construction et le textile, afin de fournir à tous les citoyens un accès à des biens circulaires et à moindre intensité de carbone.
Bref, le nouveau Bauhaus européen prétend conférer une dimension culturelle et créative au pacte vert pour l’Europe, visant à démontrer que l’innovation durable se traduit par des expériences concrètes et positives dans notre vie quotidienne.
Le changement de paradigme prôné par le Bauhaus portait sur la recherche d’harmonie et d’équilibre entre le design et la forme. Son principe était que « la forme suit la fonction » Avec le nouveau Bauhaus européen, la Commission souhaite que « la forme suive la planète », en veillant à ouvrir la voie à un nouveau modèle d’innovation dans lequel l’art, les sciences, la technologie et l’écologie vont de pair. Vaste chantier !
Rappelons que le Bauhaus ne voulait pas créer un style mais une nouvelle pensée pluraliste. Chaque étudiant devait développer sa propre personnalité, suivre son propre chemin. « C’était une école pour inventer, et l’invention est le contraire du style », écrivait en 2016 un historien du mouvement dont l’Allemagne venait de célébrer le centenaire en grande pompe.
Dans le curriculum du Bauhaus, comme on sait, il manquait un enseignement de l’histoire de l’architecture. Gropius ne le jugeait pas utile. Elle était considérée comme une matière secondaire, négligeable, ennuyeuse. Selon l’architecte et historien Bruno Zevi, le seul architecte vraiment intéressé par l’histoire fut Le Corbusier, dont les notes de voyage révèlent une extraordinaire capacité de s’alimenter aux sources, en en découvrant, avec des yeux nouveaux, les aspects et les valeurs modernes. Il n’était pas historien, mais il n’en a pas moins relu l’histoire en fonction du « jeu savant des volumes assemblés sous la lumière » et des « objets à réaction poétique ».
Selon Zevi toujours, Gropius ne possédait pas de poétique personnelle, et par conséquent ne pouvait pas la codifier. Il croyait au ‘team work’, au travail de groupe, et il eut la chance et l’habileté d’attirer au Bauhaus quelques-unes parmi les plus grandes personnalités artistiques de cette période.
Soucieux de rendre possible leur « vie en commun » et de trouver un compromis entre ex-expressionnistes et rationalistes, il ne tenta même pas de favoriser un rapprochement et un accord entre constructivistes, futuristes, expressionnistes, cubistes et néo-plasticiens, c’est-à-dire de passer d’une anthologie de poétiques à un langage commun.
Pourtant, en 1913, Guillaume Apollinaire avait déjà réussi à lancer un « front des avant-gardes ». Son « Manifeste-synthèse » (qui, non par hasard, exalte la « Suppression de l’histoire »), porte, parmi beaucoup d’autres, les signatures de Marinetti, Picasso, Boccioni, Matisse, Braque, Archipenko, Balla, Léger, Kandinsky, Picabia, Duchamp. La signification de cette initiative n’aurait pas dû échapper au Bauhaus, qui pouvait même l’étendre aux constructivistes soviétiques et au groupe hollandais « De Stijl ».
Une querelle mémorable se développa d’ailleurs entre Gropius et van Doesburg (« De Stijl ») qui aboutit au départ de l’Allemagne de ce dernier, dont l’une des 17 maximes pourtant aurait dû être méditée par le Bauhaus : « La nouvelle architecture ne connaît aucune partie passive : elle a aboli le trou. La fenêtre n’est plus un trou dans le mur ».
Le débat autour du Bauhaus va-t-il être relancé par l’initiative de la Commission ? C’est possible parce que ce mouvement contient des éléments encore actuels et féconds, et des valeurs qui ont gardé du sens. Tel n’est pas nécessairement le cas du post-modernisme apparu dans les années 1960 aux Etats-Unis, autour d’un ouvrage de Robert Venturi « De l’ambiguïté en architecture » qui exaltait la complexité et la contradiction. Ce mouvement perdure cependant, laissant dans son sillage un certain nombre de bâtiments criards, fiers et défiant les genres, dont l’une des figures toujours actuelles est Frank Gehry.
Va-t-on avec cette pseudo fuite en avant sur les critères du Bauhaus assister à une idéation comparable à cette manie de la fin du XXe siècle qui voyait dans la Mondialisation, la fin de l’Histoire ? La contagion semble déjà en chemin lorsque le grand cuisinier Alain Ducasse (qui avait rêvé d’être architecte) critique le retour à la gastronomie du passé dans Le Monde (22 avril 2022) : « Comme les autres métiers de la création, la cuisine est une matière organique qui doit rester ouverte aux influences, aux nouvelles pratiques ou aux technologies les plus récentes. La mode actuelle ne saurait se définir uniquement dans les croquis anciens des grands couturiers du new-look. Quant à l’architecture, elle avance aussi avec son temps : en témoignent les projets ébouriffants de Jean Nouvel ».
Le hic, c’est la référence explicite d’Alain Ducasse au manifeste de l’Italien Filippo Marinetti (1876-1944), qui, en 1932, imaginait « la cuisine futuriste ». Marinetti, est le père reconnu du courant futuriste par son exaltation de la modernité, son refus de la tradition, sa frénésie pour le machinisme et la révolution technologique et industrielle. Il est le théoricien certifié du fascisme tel que nous l’avons vu naître, en Italie, dans les années 20, et auquel il collabora avec enthousiasme.
Dernier hic : ils sont tous « ébouriffants » les projets de Jean Nouvel ?
Syrus
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