Au moins, nul ne peut en vouloir aux fonctionnaires du ministère de la Culture de leur manque de subtilité. Quand ils ont une idée, c’est du premier degré. Ainsi en est-il de l’appel à contributions pour désigner le Grand Prix national de l’architecture 2022. Il est donc possible d’affirmer que la lauréate sera cette année une femme architecte. Le scoop !
De quoi s’agit-il ? Le 2 juin 2022, le ministère de la Culture a lancé « un appel à contribution » (sic) (comme s’il n’en attendait qu’une) afin de désigner le Grand Prix national de l’architecture 2022.
« L’édition 2022 du Grand Prix national de l’architecture s’adapte à la mutation de la profession d’architecte et récompensera une agence d’architecture plutôt qu’un architecte intuitu personae (en son nom propre en français d’architecture), en veillant à introduire plus de parité dans la sélection des nominés », explique le communiqué du ministère.
Parce qu’UN architecte, avant, c’était l’habitude ? D’évidence, à lire cette littérature, rue de Valois, la culture au ministère est encore celle des « nominés ». Il ou elle, iel où es-tu ?
En tout cas, arrivé là, vous vous dîtes : « ça va, j’ai compris, pourquoi pas ».
Mais souvenez-vous du premier degré qui réchauffe l’atmosphère. En effet, dès le paragraphe suivant, les fonctionnaires veulent être sûrs que les neuneus appelés à voter – « les architectes, les maîtres d’ouvrage, les journalistes spécialisés » – et invités à contribuer à l’identification de l’élu(e) ont bien compris le message puisqu’il s’agit encore de proposer « trois noms d’agences d’architecture dont l’une au moins doit compter a minima une femme architecte parmi ses dirigeants ».
A minima. Compris cette fois les gars et les filles ?
En tout cas un Bernard Desmoulin a déjà compris qu’il peut toujours aller se brosser l’habit vert !
D’où vient cette certitude de Chroniques d’annoncer un tel scoop !
Pourtant le ministère de la Culture affirme que « l’ensemble des propositions ainsi recueillies sera examiné par un jury qui se réunira en septembre 2022 pour choisir entre 4 et 6 nominés parmi celles-ci. Le jury auditionnera les nominés en octobre 2022. Le ministre de la Culture procédera à la proclamation du lauréat le 13 octobre 2022 en ouverture des Journées nationales de l’Architecture (JNA) à la Cité de l’architecture et du patrimoine ».
Attendez une minute ! Encore des nominés (deux fois) sans ‘e’ pour arrondir les angles ? UN lauréat ? Bernard Desmoulin, il a une chance ?
Puisque qu’à Chroniques nous faisons partie des neuneus, allons voter donc, heureux déjà de l’assurance de ne pas se tromper, au moins sur le genre de la gagnante.
La leçon de choses naturelles n’est pourtant pas finie. Vous croyiez avoir compris ? Au ministère de la Culture, ils n’en étaient pas encore sûrs !
En arrivant sur la plateforme dédiée (nous allons y revenir), nous sommes invités à indiquer trois noms d’agence. In intuitu personae l’agence ? De fait, pour chaque proposition, le « nom de l’agence » est suivi d’un astérisque, lequel renvoie à une note de bas de page. Laquelle indique – champ obligatoire, en rouge – que le votant « certifie avoir vérifié que l’agence [choisie] compte au moins une femme architecte parmi ses dirigeants ».
« Certifie avoir vérifié que… » A savourer comme un caramel qui colle aux dents. Croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer ?
Et puis, disent-ils, « au moins » une femme architecte… « Au moins », qu’en termes élégants ces choses sont dites… Du coup Architecture Studio, avec Roueïda Ayache qui en sait long comme un jour d’été au pôle nord sur l’architecture parmi les mâles alpha, ça compte pour le Grand Prix national d’architecture ?*
Bref, pour le jury – lequel ? celui de la moyenne des voix des neuneus ? – le choix sera entre une femme, une femme et une femme. Pourvu qu’elle soit architecte !
Cela dit, il est normal que les fonctionnair.es cultivé.e.s s’adressent aux neuneus car qui sait qui va voter. Aucune vérification n’est demandée et quiconque un peu malin et doué informatiquement peut bourrer les urnes aussi facilement que le chef d’un potentat des Hauts-de-Seine. Alors si vous avez une bonne copine, c’est le moment.
C’est l’inconvénient de l’externalisation du processus vers une plate-forme dédiée. Au lieu de recevoir en bonne et due forme un courrier signé des « architectes, maîtres d’ouvrage, journalistes spécialisés », que des petites mains passionnées analyseraient avec cœur, il suffira le 15 juillet 2022 à minuit et une seconde, les inscriptions closes, d’un seul clic ; le calcul sera fait automatiquement et la France aura une nouvelle Grand Prix national(e) d’architecture et les fonctionnair.es content(e)s d’eux-mêmes pourront partir en long week-end.
Trop dure la sélection !
Il faut en effet de l’intelligence sinon les architectes penseraient que leur ministère de tutelle se fout carrément de leur gueule.
Il faut imaginer ces conseillers à la mode de la Macronie qui tapent l’incruste : « Hey cocotte** (la ministre de la Culture), là il faut absolument ma chère qu’une gonzesse gagne le prix, et si elle a un peu plus de charisme que la première ministre, c’est Byzance. Elle et Pure People vont adorer, je t’assure. On est obligé, les archis c’est que des mecs frugaux et y’en a marre de la misère ma chérie ! ».
Trop fort la prestation à un million de dollars.
A tout prendre, et c’est un conseil qui ne coûte pas cher, le ministère de la Culture aurait pu s’enorgueillir et annoncer clairement la couleur. Une ministre de la Culture, en France, aurait pu expliquer qu’à l’heure où les droits des femmes sont de l’Amérique à la Russie partout remis en cause, voire bafoués, qu’à l’heure où ce sont finalement les droits de tout le monde qui sombrent sous les bombes, qu’il lui était apparu nécessaire, elle la ministre des Humanités issue sans doute de la parité, de réserver cette année, de façon exceptionnelle, à une femme architecte l’honneur de ce Grand Prix, tel un pied de nez à la réaction et aux adorateurs de dieux tarés.
Nombre d’hommes auraient applaudi debout ! Et la lauréate aurait eu droit de toutes parts à une ovation méritée et de combat !
Voilà en tout cas qui aurait eu du panache et les servants de la République auraient pu se congratuler : « une femme architecte Grand Prix, rendez-vous compte, sans nous… » !
Mais non, prendre les gens pour des imbécil.e.s, ce doit être dans les gênes.
La preuve. Après avoir dûment rempli les trois cases – Chroniques a donc choisi trois femmes intuitu personae – nous avons reçu un email de confirmation. Lequel accuse bonne réception de notre contribution, nous remercie pour notre participation et indique que « le ministère de la Culture procèdera à la proclamation du lauréat le 13 octobre 2022 en ouverture des Journées Nationales de l’Architecture (JNA) à la Cité de l’architecture et du patrimoine ».
DU lauréat ????
Non pas, le/la lauréat(e) ou iel lauréat.e.autre. Ou carrément la lauréate tant qu’à faire. Non ! LE LAUREAT ! Votez Desmoulin ? Quelque fonctionnaire n’aurait toujours pas compris l’idée pourtant soulignée à gros traits ?
Qui l’eut cru ? Au ministère de la Culture, la tête ne parle pas à son…
Christophe Leray
*Lire notre article Les jeux d’architecture (Studio) de Roueïda Ayache sont sources d’étonnement
**Chez les journalistes le féminin de « Coco », qui n’en possédait pas, est devenu « Cocotte », et ce n’est pas une marque de parfum.