L’ « art social » de Marie-Hélène Badia et Didier Berger est une somme conséquente de projets singuliers isolés les uns des autres et que ne relie que la conviction de leurs maîtres d’œuvre qu’ils soient, dans l’espace urbain prescrit, permissifs et non coercitifs. Ou la revendication d’une architecture qui ne soit pas d’écriture, de style ou d’images identifiables. Portrait.
«Elle fume pas, elle boit pas, elle drague pas… mais elle cause». En s’approchant de l’agence de Marie-Hélène Badia et Didier Berger, rue de Bretagne à Paris, le journaliste, fort de deux rencontres précédentes lors de visites de presse de leurs réalisations, ne peut s’empêcher de se remémorer cette comédie de Michel Audiard, sortie en 1969. En effet, si pour Marie-Hélène Badia (Badia pour faire court, puisque c’est ainsi que l’appelle Didier : «c’est un joli nom Badia, non ?») , la cigarette est occasionnelle et la fidélité apparemment à toute épreuve, c’est elle qui, lors de ces visites, s’exprime abondamment quand Didier Berger, en retrait et avec un tact sûr, ne parle que quand on le sollicite.
La remarque, qui se voulait potache, les fait rire tous deux et tombe juste. «Je ne parle pas tant que ça», se défend-elle. Mais elle ajoute aussitôt : «C’est plus facile pour moi maintenant que je suis architecte conseil au ministère de l’Equipement ; ma mission m’oblige à parler des projets des autres auprès d’interlocuteurs très différents, du préfet à l’instructeur du permis de construire, et facilite le fait de parler des siens». Pas totalement «désinhibée» vis-à-vis de l’extérieur cependant puisque la veille et le matin même encore du rendez-vous, elle se demandait «quoi dire».
Dans la pièce de réception, presque au bout de leur agence toute en longueur et chaleureuse comme une longère bien exposée – il y fait chaud l’été – et parfaitement rangée (ah, la collection des revues rangée par numéro depuis…), Didier, économe en gestes autant qu’en paroles, précise : «Cela fait trente ans que nous travaillons ensemble. Au niveau du partage des idées et de ce que nous pouvons produire, il n’y a pas de divergence, pas de confrontation mais un affinement. Il n’y a donc pas d’enjeu au niveau de la parole», dit-il. Ce qui peux parfois poser problème à l’agence : «Nous nous comprenons d’un mot et parfois nous ne comprenons pas pourquoi nos collaborateurs de comprennent pas». Bref, s’il est peu disert, il n’en pense pas moins et chacune de ses convictions est mâtinée d’humour.
L’un des mots qui revient fréquemment dans son discours est le verbe «revendiquer». «Nous revendiquons notre éclectisme, au risque de ne plus s’y retrouver nous-même», dit-il par exemple. Ou encore «on ne revendique pas une écriture mais une réponse nouvelle à chaque nouveau projet ; c’est embêtant, on ne nous reconnaît pas». Parlant de son CES aux Ponts et Chaussées, il assure à propos des ingénieurs «qu’il y en a même qui deviennent archi».
Ensemble depuis 30 ans – ils se sont rencontrés à l’école –, Badia-Berger font semblant de regarder leur carrière avec un brin de désinvolture. «J’ai toujours adoré dessiner et l’architecture était une manière raisonnable de continuer à dessiner», dit-il. «J’étais très littéraire, l’architecture, je ne savais même pas que ça existait», dit-elle. «Elle s’est trompée de station de métro, elle est descendu à Beaux-Arts au lieu de La Sorbonne», dit-il. «J’avais un intérêt marqué pour les villes ; je crois que je ne me suis pas trompée», reprend-elle. Il n’y avait pas de risque de faire erreur sur la station pour ces deux Parisiens dont la grande majorité des bâtiments sont construits en Ile-de-France. Cela dit, ce joyeux bavardage ne présume en rien d’un manque d’acuité et de rigueur.
La vocation urbaine de leur travail est sans doute la première de leurs revendications. S’il ne fallait prendre qu’un exemple, celui de la restructuration du Collège Louise Michel à Paris serait celui-là. En effet, ils ont gagné le concours avec un projet ‘souterrain’, plus cher que les autres, invisible de l’extérieur (et presque autant de l’intérieur) et impossible à photographier. On ne le voit qu’en plan. «Ce n’est pas très valorisant», s’amuse Didier. Il s’agissait de relier deux parties d’un collège existantes de chaque côté d’une rue. On pouvait bloquer la rue, passer par dessus ou par dessous. «C’est une rue, des gens habitent dans cette rue, nous n’allions pas la transformer en deux impasses», explique Marie-Hélène, attristée, voire indignée, rien que d’y penser. «Nous savions que nous allions au-devant d’emmerdements», relève Didier. Pour qui connaît bien, et pour cause, l’invraisemblable écheveau, tant technique que réglementaire, du sous-sol parisien, c’est un euphémisme. «J’aime l’idée de mettre en œuvre goûts et plaisirs dans une action productive, mais dès le début j’avais acquis l’idée de ne pas faire qu’une seule production plastique, c’était une évidence», insiste-il. Va pour le souterrain donc. Une réussite incontestable aujourd’hui. «Des responsables techniques méritent une médaille : il fallait du courage pour dire ‘ils ont raison’», précisent-ils.
Travail souterrain aussi certainement dans le sens où ils ont peu communiqué, avant de célébrer ici sans s’en rendre compte 22 ans d’agence et 30 ans de carrière passés en famille, deux grands enfants, le premier en première année d’archi, le second voulant devenir… architecte. Une œuvre ininterrompue, à deux pas de chez eux, de bâtiments utiles qu’il est mis un point d’honneur qu’ils ne se ressemblent pas. Le contraire d’une politique d’auteur. La première réalisation, tout de suite, encore à l’école, est mise sur le compte de la chance [«miracle des miracles», s’exclame Badia, sachant qu’en 80 les concours ouverts n’étaient pas catégorisés et, au bout, les architectes construisaient]. «Je n’avais pas 30 ans, je te dis pas la tête du maître d’ouvrage», raconte Didier (pour l’anecdote, lors de ce premier concours gagné, Badia était dans une équipe opposée). «C’est paradoxal, quand tout le monde avait du boulot, on en avait peu et quand personne n’en avait, nous en avions beaucoup», muse Didier. «Je revendiquais un énorme désir de faire et non une archi de papier. Le désir était irrépressible, ça a fini par marcher», dit-il. Le tout en maintenant la «revendication» d’une architecture qui ne soit pas d’écriture, de style ou d’images identifiables. La réponse des pairs, si plus longue et difficile à acquérir que celle des critiques, n’en est aujourd’hui que plus onctueuse cerise sur le gâteau d’anniversaire.
Il reste que si le long fleuve fut apparemment tranquille, il était surtout profond. «Il ne faut pas se conforter systématiquement sur ce qui est en toi, il faut se faire bousculer, enlever ce qui fait écran entre les questions posées par le programme car le programme pose souvent des questions intéressante, de vraies questions de société. C’est un travail stimulant intellectuellement sans être ‘intellectualisant’, une réflexion intellectuelle ancrée dans le réel», détaille Badia. «Nous avons besoin de construire une réflexion sur ce que nous faisons, nous ne nous satisfaisons pas d’une réponse graphique, et nos projets ne doivent pas être jugés seulement à leur dimension plastique», reprend Didier, insistant de nouveau sur cet aspect. «Il est rare que la signature ne soit pas une caricature. Pour parvenir à ne pas réduire le programme tout en signant, il faut un immense talent. Le plus souvent la signature cache le programme et quand elle le ‘désinerve’, c’est chiant», dit-elle. Une forme de modestie qui n’appartient qu’à ceux qui se refusent aux raccourcis.
Ils se félicitent, en travaillant à deux, de devoir toujours argumenter et aller ainsi au-delà de la ‘formalisation’. «On ne peut pas travailler tout seul. Un joueur d’échec peut jouer contre une machine – il perd presque tout le temps d’ailleurs – mais c’est plus rigolo à deux», assure Didier. Le plan est leur terrain de jeu. «C’est le plan qui donne la liberté et la liberté qu’on donne aux gens», disent-ils. Et ils se remémorent en riant ces années 80 pendant lesquelles ils ont «souffert» car, à passer trop de temps sur le plan, ils n’en passaient pas assez sur les façades. «Ca nous a causé beaucoup de dommage», en sourit encore Didier qui relève que quand ils ont gagné les concours pour des barrières de péage, «il n’y avait pas de façades, ça nous a aidé».
Quand il leur fallu se pencher sur la manière de se présenter et de présenter leur travail, quand ils se sont posé la question de savoir «ce qui peut être intéressant dans notre parcours ?», c’est à UP2 qu’ils sont d’instinct remontés tous deux, plus exactement à cet atelier qui prenait en compte l’urbain en premier lieu et dont l’architecture n’était qu’un élément. «Un prof disait : ‘au fond il n’y a que deux sortes de gens, les architectes et les pollueurs’», se souvient Marie-Hélène. La phrase est restée. «On ne se sent jamais à l’abri, on ne s’épargne pas». Surtout, formé à la culture de l’espace public, ils estiment que l’architecture se doit de l’accompagner, voire de le susciter mais ne peut s’y substituer. Et c’est en ce sens qu’il faut les entendre quand ils parlent «d’utilité sociale».
«J’ai le sentiment qu’on a les moyens de choisir», assure Badia. Il la reprend, «on a toujours les moyens mais nous avons compris que nous ne sommes pas des professionnels effrénés, nous ne voulons pas d’une agence qui grossit, je continue à dessiner des plans», dit-il. Choisir signifie donc pour eux la capacité à aborder des projets sans a priori, sinon un parti pris urbain, mais en regard de leurs propres engagements. Badia parle d’ailleurs avec affection de «fidélités», dont la notion d’architecture en tant qu’«art social». Didier explique ; «le logement est une gymnastique de base pour s’entretenir physiquement et moralement. C’est le reflet d’une société et dans la notre, il est perçu au travers d’une peau de chagrin. Nous essayons, au travers des contraintes, que ça respire encore». Ils travaillent dans ce cadre pour de grands groupes immobiliers. «Les contraintes deviennent intenables ; nous aurions préféré des contraintes plus généreuses». Alors ils cherchent ensemble des «signaux» qui permettent d’innover. «La pression est telle qu’il faut inventer quelque chose», disent-ils. «On peut espérer que les trois-pièces d’aujourd’hui seront les deux-pièces de demain», ironise – mais est-ce de l’ironie ? – Didier.
Ils sont au fond pessimistes. Badia est horripilée. «La rénovation urbaine lancée par [Jean-Louis] Borloo a produit quelques projets intéressants mais pour la majorité, c’est catastrophique. Les politiques veulent faire bien mais de manière démagogique – leurs demandes sont parfois grotesques – et du coup, on crée un habitat déjà dépassé au moment où on le construit. Dans 40 ans, ce sera dramatique». Didier est révolté contre le cynisme de qui détruit l’histoire. «La rénovation des quartiers est l’occasion de faire que les gens ne soient pas de nouveau trimballés, de la barre au pavillon cette fois, de les insérer dans une démarche de projet, pas de les soumettre», ajoute Badia. «On revient au XIXe siècle avec une volonté d’atomisation de la population, une pratique de l’isolement« . Des architectes urbains qui ne peuvent imaginer une vie sans voisins ? C’est plus compliqué que ça. Didier prend l’exemple de la priorité à droite au volant : «on regarde et on négocie le passage car les gens ne sont pas cons». Il voit donc dans la contractualisation des rapports dans l’espace public une dépossession du libre-arbitre et une source de danger. Concrètement, cela se traduit par la fragmentation de cet espace ; «les espaces – délimités par une voie pour les voitures, une autre pour les vélos, une autre pour les piétons, etc. – sont fragmentés et au final inutilisables», déplorent-ils.
«Les bâtiments doivent permettre, ne pas rendre le système plus coercitif qu’il ne l’est déjà», continue Marie-Hélène. «On ouvre, on ouvre, on ouvre car la vie des gens est en général plus intéressante que les bâtiments, que le cinéma, que la littérature. Ce que nous disons à nos collaborateurs ‘si tu ne sais pas, permets!’. Les bâtiments doivent permettre», dit-elle. A leur manière, au travers de leur travail, ils résistent aux diktats de la compartimentation tant de la société que de leur métier où l’architecte dépossédé de ses qualifications se retrouve à gérer une noria de bureau d’études.
Eux préfèrent éplucher et décortiquer les programmes afin de faire une réponse différente de ce qui est attendu. «Nous nous apercevons avec les jeunes architectes qu’ils prennent souvent le programme et, tout de suite, ils font. Nous cherchons les problématiques puis on hiérarchise», explique Badia. Ce qui, en terme de méthode, se traduit en premier lieu par la question suivante «Est-ce qu’il faut financer ce genre de bâtiment». En clair, est-ce qu’il est utile ? Question qu’ils se sont posée notamment pour le concours, gagné, de la bibliothèque universitaire de Versailles. «La question de l’informatique est centrale : que vient faire un étudiant dans une bibliothèque universitaire aujourd’hui ? En a-t-il besoin ? Ce que donne le programme ne dit rien profondément sur pourquoi les gens y vont ou devraient y aller. La réponse du plan et spatiale doit donc émaner de la question de société implicitement comprise dans le programme puis, quand l’espace existe, déterminé par l’architecture, chacun doit y trouver une manière de fonctionner car on ne peut pas dire qu’on ne fait que résoudre des problèmes, un projet n’est pas seulement fonctionnel mais culturel».
«Nous sommes des régulateurs sociaux», propose Didier, «en ce sens que si on construit correctement un bâtiment public, il faudra peu de personnes pour le faire fonctionner et par conséquent moins de budget, des sommes et des heures de travail qui pourront être affectées ailleurs pour obtenir, au final, un meilleur service public». Régulateur, le mot n’est-il pas connoté ? «Nous ne sommes pas neutres», assure-t-il. «L’intérêt de ce que l’on vit aujourd’hui est la confrontation à la complexité ; c’est la question la plus stimulante à gérer aujourd’hui, et pas seulement pour l’architecture», conclut Badia.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 16 mai 2007