La chronique précédente posait le cadre de la discussion : plutôt qu’élaborer une nouvelle théorie du beau, faire advenir un changement culturel, réorienter les préférences collectives.* Dans celle-ci, nous tendons l’oreille vers les signaux faibles d’une recomposition culturelle. Chroniques des limites planétaires.
Quels sont donc les éléments culturels qui participeraient déjà de la nouvelle grammaire architecturale ?* Il est d’ores et déjà possible de pointer dans la production actuelle les signaux faibles de ce qui semblera composer l’évolution à venir. Des ouvrages expriment déjà des chemins de conception et de décision, des solutions, des idées qui montrent la voie, comme autant de points d’appui.
Dans cette recherche, notons que l’état de l’art actuel – matériaux, technologies, compétences – permet déjà de répondre à la majorité des enjeux. Sans doute de l’intelligence et de la volonté sont-elles à convoquer, et les freins sont-ils culturels en général, organisationnels en particulier.
Un art de la composition et de la transformation
La note “Sobriété Immobilière” (1) du groupe RBR-T a balisé le champ de la production adaptée aux évolutions démographiques, d’usage et s’inscrivant dans les limites planétaires. Composer avec le déjà là est le premier principe « conservateur » de la matière, de la mémoire des lieux, et limitant fortement les impacts environnementaux futurs. Le nouveau cycle du Hub des prescripteur bas carbone s’évertue actuellement à démontrer cela quantitativement, en termes d’émission de gaz à effet de serre et de consommation de matière (2).
C’est un élément premier, un socle évident par l’ampleur des impacts que l’on évite. L’architecte est alors le privilégié qui rajoutera la couche d’adaptation à nos usages contemporains et d’intégration de l’héritage dans le futur, son acceptation, son utilité et sa mémoire prolongée étant le gage de sa pérennité.
Cet effet de mémoire, par l’intensité des lieux qui se lit au travers des différentes strates historiques (comme le souligne Dominique Alba) est partie intégrante d’une immunité à la démolition future, la condition de ce qui est accepté comme patrimoine. Cette notion « conservatrice » est constitutive d’une nouvelle génération d’architectes dont Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal pourraient être les porte-drapeau : « Tout ce qui nous entoure est patrimoine » défendaient-ils lors de leur conférence inaugurale de l’Ecole de Chaillot. Ce fil rouge de leur travail s’est vu adoubé par l’attribution du Pritzker Prize en 2021.
Cette approche suppose d’aimer ou valoriser ce qui est déjà là. Des appels déjà nombreux, comme ceux pour le quartier du Mirail (3), ou pour la Tour INSEE (4) montrent que cet aspect mémoriel, augmenté sans doute de la compréhension intuitive d’un énorme gâchis environnemental, se sont invités dans la préférence collective. Ce sujet dépasse maintenant de manière évidente le seul cercle des professionnels.
Nous quittons en effet l’ère du bâtiment à l’architecture signifiante, qui voyait la gare et la mairie parfaitement identifiées par une forme canonique. La valeur d’usage d’un bâtiment, dans cet art de la composition, invite à la dissociation du contenant et du contenu. Installer du coworking dans une ancienne usine ou un bâtiment historique délaissé est vertueux. Autrement dit, on peut créer le désir en valorisant la transformation d’usage du patrimoine existant. Cela rejoint un aspect qui relève plus des sciences sociales que de la théorie économique immobilière, qui est notre attachement à l’histoire et à nos racines. Personne ne résiste à une mémoire bien rejouée dans l’actualité.
La conservation est dans l’émerveillement
L’attachement à l’ouvrage semble d’ailleurs proportionnel à sa dimension artistique et l’émerveillement qu’il convoque. Le « saisissement » Kantien, ou l’émotion qui est condition selon lui de l’Art, s’applique pleinement aux objets que sont les bâtiments, tant dans l’expérience sensible de leurs extérieurs que de leurs intérieurs.
Le monumental devenu « totémique » donne envie d’investir dans le temps : c’est tout l’enjeu de la venustas, aux côtés de firmitas et utilitas. Il ne viendrait à personne l’idée de démolir la gare de l’Est pour la remplacer par un ouvrage plus efficace ou confortable, ne serait-ce que pour ses qualités architecturales manifestes. Le centre-ville de Split s’est construit sur un palais démesuré (5), qui n’a pas été démoli mais plutôt colonisé. Qu’on ne s’y méprenne pas, nous n’en appelons pas ici à l’architecture-objet souvent synonyme de démesure, l’échelle n’est pas en jeu dans ce propos. Tout peut être contenu dans une seule pièce d’appartement d’Auguste Perret ou Alvar Aalto. Pour le dire autrement, c’est à l’architecte de nous faire aimer l’époque (6).
En revanche, si le saisissement et l’émerveillement ne sont pas une question d’échelle, l’environnement direct de l’ouvrage est clairement en jeu. La question se pose quand dans l’îlot ouvert les ouvrages ne dialoguent pas entre eux ni ne s’inscrivent dans l’esprit des lieux. La production architecturale collectionnée sans rappel à l’histoire environnante, sans trait de détail en rappel de l’ancrage territorial, rate définitivement une condition essentielle de l’attachement. On sait parfois dire de la production actuelle en ZAC que « c’est de cette époque » mais pas « de ce lieu » quand, entre autres, la signature architecturale ne cite plus rien du pays, ne répond pas spécifiquement au climat.
Conjuguer mesure et intuition
Si l’on peut regretter que la mesure des impacts environnementaux soit une donnée purement intellectuelle (carbone, consommations d’énergie…), généralement restreinte aux initiés, nous commençons à associer intuitivement certaines productions à des enjeux environnementaux. A l’extrême, personne n’imagine un instant que les productions en verre et béton fortement climatisées puissent être vertueuses. Le commun pressent que Dubaï n’est pas soutenable et il y a fort à parier que toutes les mesures et évaluations quantitatives le confirmeraient.
Dès lors, on peut imaginer que n’importe quelle répétition de ces conceptions issues d’un passé “pré-mesure” provoquera chez le visiteur une dissonance cognitive significative. En évinçant les systèmes constructifs carbonés, ces derniers deviendront les stigmates du monde « d’avant ». Dans le ressenti sensible, si les professionnels formés savent distinguer au coup d’œil ce qui est « hors des clous », le grand public repère intuitivement que pléthore de machines correctrices de l’ambiance, des bouches d’air soufflant massivement l’air frais, la surchauffe d’une vitre plein sud ne sont pas de bonnes nouvelles.
Nous parions qu’en entrant dans une ère de la mesure, le sens commun s’appropriera une lecture intuitive qui passera par une forme de dissonance dans les espaces qui ne vont pas dans le sens de l’histoire, et une perception de l’harmonie dans le cas contraire.
Dans la prochaine Chronique, nous poursuivrons la collecte des signaux faibles, en explorant du côté des usages et des usagers.
Pour le groupe RBR-T
Emilie Hergott, architecte-Ingénieur, Directrice environnement & numérique au sein d’Arep.
Cédric Borel, Directeur, Action pour la Transformation des marchés (A4MT)
* Les « Chroniques des limites planétaires » sont issues d’une note du groupe prospectif du Plan Bâtiment Durable, RBR-T, co-présidé par Christian Cleret et Jean-Christophe Visier :
– Une nouvelle architecture naîtra-t-elle des nouvelles contraintes ?
– Sobriété environnementale rime-t-elle avec sobriété formelle ?
(1) Plan Bâtiment Durable (developpement-durable.gouv.fr)
(2) Rénovation bas carbone, rénover et/ou démolir reconstruire ? – IFPEB
(3) Lettre ouverte à Rima Abdul Malak – Au Mirail, à Toulouse : le gâchis ! (Chroniques d’architecture)
(4) « Nous devons prévenir la gabegie financière et l’absurdité écologique que serait la destruction de la tour Insee » (Le Monde)
(5) Du Mirail à Split, comment changer la perception d’une ville ? (Chroniques d’architecture)
(6) C’est le sens du Mouvement UNISSON(S) signé en date par plus de 800 architectes