Peut-être avez-vous remarqué que les personnalités de tous ordres sont désormais évaluées au nombre de leurs ‘followers’ (suiveurs en français) sur tel ou tel réseau asocial. Ainsi pour chaque artiste ou sportif ou scientifique un peu connu, le journaliste lambda se sent tenu de préciser le nombre de ses suiveurs. C’est même devenu l’un des premiers marqueurs d’évaluation du succès.
En quoi cette statistique est-elle essentielle pour définir quiconque ? Le premier imbécile qui affirme que la terre est plate compte sans doute plus de « suiveurs » – en millions – que tous les « suiveurs » réunis des architectes français – en milliers – ce qui donne une idée de la pertinence de cette statistique aujourd’hui incontournable. C’est sans doute la raison pour laquelle les imbéciles du monde entier, qui se contentent d’un lapidaire ‘j’aime’ ‘J’aime pas’ de haute tenue intellectuelle décoché en une demi-seconde et sans plus d’intérêt, ont besoin de l’intelligence artificielle. Il suffit pour s’en convaincre de voir le succès des bêtisiers !
Cependant, la sottise a le don de créer des métastases indélicates, ne serait-ce d’ailleurs que l’un de ces réseaux est le bien nommé X, comme un vulgaire site porno réservé aux neuneus. Surtout, ces statistiques invitent à la comparaison jalouse puis, dans un même mouvement, à la compétition sans fair-play. Et voilà nos personnalités les plus éminentes lancées dans une course à l’échalote. Prenons par exemple le Premier ministre indien Naredra Modi, qui serait selon le JDD (31/01/2023 ?) parmi les champion du monde des personnalités politiques avec plus de 14 millions de followers. Le président de la Turquie Recep Tayyip Erdogan figurerait régulièrement sur ce podium. Mais bon, Donald Trump en compte 30 millions de suiveurs ahuris, rien que sur Instagram. Que doit faire le président français ? Se contenter de ses quatre millions de suiveurs sur Instagram et dix millions sur X, voire d’une honteuse vingtième place au classement comme François Hollande en 2015 ?
C’est ainsi que, au-delà du fond des messages, des Champs-Élysées aux champs tout court, nul ne veut paraître petit bras puisque les chiffres sont disponibles partout dans le monde. Quand Valérie Pécresse, par exemple, annonce 471 000 followers sur X, 71 000 sur Instagram, ou Anne Hidalgo plus de 1,5 million sur X et 115 000 sur Instagram, quel crédit accorder à ces chiffres ? En effet, l’esprit de compétition agit comme le dopage qui fausse la sincérité des résultats. Chacun le sait, les ‘followers’ par milliers ont un prix, la question n’est alors plus que le nombre affiché soit vrai ou faux mais qu’il soit plausible, au moins pour tous ceux atteints du trouble déficitaire de l’attention. Plausible !
En effet, Valérie Pécresse, éliminée de la présidentielle en 2022 avec 4,78 % des voix au premier tour, ne peut pas décemment afficher plus de followers que le Président de laRépublique, ce serait une déclaration de guerre. Anne Hidalgo idem. Tiens,Jean-Luc Mélenchon a lui dépassé les 460 000 suiveurs ! Tout ça pour aller où ? Pour autant, la tâche des conseillers des pouvoirs en place, quel qu’en soit le domaine, est donc maintenant de déterminer ce point d’équilibre plausible, prudent et diplomatique – Macron ne peut pas avoir plus de ‘followers’ que Modi ou Trump et Mélenchon ne sait rien de la diplomatie – et tant pis si ce nombre ne reflète en rien une quelconque réalité.
De fait, il suffit de constater que le Musée de l’Homme par exemple, une institution bientôt centenaire, ne compte que 31 000 ‘followers’ sur Instagram, deux fois moins que Valérie Pécresse ! Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature en 2022 en compte à peine plus de 5 000 ! Non que le Musée de l’Homme ou Annie Ernaux n’intéressent personne sinon les spécialistes, c’est seulement que le référencement naturel ne génère que peu d’abonnés, en tout cas pas par dizaines de milliers. D’ailleurs, pour en revenir à l’architecture, Jean Nouvel compte 436 000 suiveurs sur Instagram quand Christian de Portzamparc n’en compte que 12 000 et Lacaton Vassal à peine plus de 5 000 ! Lequel de ces Pritzkers abuse de l’engrais pas naturel ?
En somme, nous évoluons dorénavant dans un univers où se mélangent le vrai et le faux sans que l’affichage insolent du faux n’émeuve plus personne. Le nouveau métier d’influenceur, qui a le mérite de la clarté, en est la parfaite illustration ! Il faut avoir beaucoup de ressources mentales et morales pour signer et payer pour être influencé. C’est l’estimé médecin Ivan Pavlov qui doit être content de voir ses théories enfin réalisées en meutes, sinon en masse : un bip de l’application et l’influencé de se ruer sur la gamelle.
Le monde – car même dans les endroits les plus reculés, on meurt de faim un téléphone portable à la main – est désormais partagé entre les milliards de suiveurs et d’influencés, souvent les mêmes, et une nouvelle nomenklatura composée de dirigeants politiques et d’entrepreneurs sans scrupules dont le cynisme augure mal de leurs capacités à apporter des réponses sensées aux enjeux qui se profilent devant nous, dès cette nouvelle année…
Hélas pour les architectes, leur faible nombre de ‘followers’ ne les préserve pas comme d’autres des principes de réalité et de gravité. Depuis Hammourabi,* leurs bâtiments doivent tenir debout et dans leur métier, il n’y a pas beaucoup de place pour l’approximation, du moins tant que la terre est ronde.
Dont acte.
Bonne année 2025
Christophe Leray
* Lire notre article Avant ELAN, HAMMOURABI