
Là où Abidjan s’invente chaque jour dans la congestion et le désordre, Yamoussoukro semble figée dans un moment d’équilibre instable : une ville achevée avant d’avoir commencé à vivre. Chronique d’Abidjan.
Quitter Abidjan par la route du Nord, c’est comme s’extraire d’une houle. On laisse derrière soi la marée de voitures, les ponts, la poussière, le bourdonnement permanent de la ville qui ne dort jamais. Peu à peu, les immeubles se font plus bas, les maquis plus espacés, les stations-service plus rares. La route s’étire, droite, presque trop parfaite. Elle traverse des villages aux devantures peintes de publicités pour des opérateurs téléphoniques, des ateliers de soudure, des champs d’ananas. On roule longtemps, les panneaux kilométriques rythment l’attente. L’air devient plus sec, la lumière plus franche.
Trois à quatre heures de ligne presque droite, Yamoussoukro.
L’entrée à la ville se fait sans fracas. Pas de densité soudaine, pas de chaos visuel. Juste une large avenue qui s’ouvre, presque comme une piste d’atterrissage. Les routes sont bordées de lampadaires et de cocotiers plantés au cordeau. La circulation est fluide, trop fluide, presque inexistante ; le contraste avec Abidjan à ce niveau est remarquable. Pas d’attentes sur les ronds-points, pour la plupart vides, et les carrefours attendent des foules qui ne viennent pas. Le sentiment d’une ville surdimensionnée est net. Même constat pour les constructions… chaque bâtiment paraît comme un loup solitaire.

Sur l’avenue principale, l’Hôtel Président surgit de son allure presque administrative. L’intérieur, figé dans le temps, mêle moquette épaisse, lustres d’un autre âge et fresques patriotiques. L’hôtel, voulu comme le fleuron de l’hospitalité ivoirienne, marque le point de bascule entre la mégalomanie et la vision. C’est à partir de lui que l’on comprend l’ambition d’Houphouët-Boigny : ériger des symboles avant même que la ville n’existe vraiment.

On devine pourtant la main d’une volonté. Celle d’un homme qui, au crépuscule de sa vie, rêvait d’un centre symbolique, d’un cœur géographique et politique pour son pays. Félix Houphouët-Boigny avait voulu ici une capitale au calme souverain, loin des tensions d’Abidjan, à mi-chemin entre les régions, entre les peuples. Une ville modèle, planifiée, ordonnée, comme pour prouver que la modernité pouvait s’incarner au milieu du territoire, et non seulement sur sa frange maritime.

Pour un architecte, Yamoussoukro évoque ces villes nouvelles nées d’un geste d’État, où l’urbanisme se confond avec le pouvoir. Les larges axes, les perspectives parfaitement symétriques, les bâtiments isolés dans des vides généreux rappellent Brasília, ou ces capitales planifiées pour incarner une modernité nationale. Tout semble pensé pour la voiture, pour la procession, plus que pour le piéton. L’échelle y est monumentale, presque métaphysique, comme si l’espace devait à lui seul signifier l’ordre et la prospérité. Mais derrière la rigueur du plan, on devine une absence : celle de la vie quotidienne, de la densité humaine qui fait vibrer les villes.


La Basilique Notre-Dame de la Paix, surgissant derrière les palmiers, en est l’icône la plus visible. Elle est symptomatique de la notion de gigantisme omniprésente à Yamoussoukro. Son dôme domine une ville qui s’efface autour d’elle. En face, le palais présidentiel s’avance sur un lac artificiel peuplé de caïmans. L’ensemble compose un paysage solennel, presque théâtral. Tout ici semble conçu pour impressionner, mais pas forcément pour être habité. Les ministères, construits à grands frais, sont souvent occupés par des services secondaires, quand ils ne sont pas simplement vides. L’administration, les affaires, la vie politique ont préféré rester à Abidjan, là où tout se passe vraiment. Le squelette de l’Assemblée nationale, censé être le plus large d’Afrique, est symptomatique de ce rêve inachevé.

Dans Les Crocodiles de Yamoussoukro, nouvelle publiée en 1984, l’écrivain V.S. Naipaul s’attarde sur ce paradoxe : la démesure tranquille d’une ville sortie de terre par la seule volonté d’un homme. Il y voit la trace d’une « mégalomanie » tropicale, celle d’un président soucieux de sa postérité. Houphouët-Boigny, souvent moqué pour ses chantiers pharaoniques, répondait avec aplomb : « Nos détracteurs veulent toujours nous voir habiter dans des paillotes. Mais tous les Français sont fiers aujourd’hui d’avoir le palais de Versailles ». Derrière cette formule, une vision : celle d’un pays jeune qui voulait, par la pierre, affirmer sa dignité et sa place dans le monde.

Yamoussoukro, capitale officielle, reste pourtant capitale que sur le papier. Dans les faits, elle demeure une parenthèse vis-à-vis d’Abidjan. Les habitants y vivent dans un calme presque rural, rythmé par les écoles, les cérémonies, les allées et venues de visiteurs institutionnels. Les avenues trop larges accueillent parfois des troupeaux de zébus. Les hôtels, conçus pour les grands sommets internationaux, ouvrent désormais pour les week-ends ou les mariages. La ville respire un air de lenteur, d’attente.
Mais c’est aussi ce qui la rend fascinante. L’absence de frénésie offre à Yamoussoukro une beauté singulière, fragile, presque contemplative. On y perçoit mieux la lumière, l’air y est plus frais. On y ressent le temps autrement, comme s’il s’était dilaté. Là où Abidjan s’invente chaque jour dans la congestion et le désordre, Yamoussoukro semble figée dans un moment d’équilibre instable — une ville achevée avant d’avoir commencé à vivre.
Pourtant, cette immobilité pourrait un jour devenir une ressource. La décentralisation, encore timide, pourrait redonner un sens à cette capitale trop tôt bâtie. Les infrastructures existent, l’espace ne manque pas. Il suffirait d’un souffle, d’une politique volontaire, pour que la ville retrouve sa fonction initiale : incarner une unité nationale, offrir une alternative à Abidjan.
En repartant vers le Sud, on ressent une forme d’étrangeté douce. Le contraste entre les deux villes dépasse la géographie : il touche à la manière dont un pays imagine son avenir. Abidjan avance sans plan, mais avec énergie. Yamoussoukro planifiée, attend, de manière presque intacte. Et peut-être que l’histoire finira par lui redonner sa place, non plus comme monument d’un homme, mais comme promesse d’un autre centre possible.
Thierry Gedeon
Conteur d’architecture
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Reference : https://archive.letemps.ch/archive/www.letemps.ch/grand-format/yamoussoukro-capitale-inachevee.html