«C’est un bâtiment de maçon, de coffreur, de ferrailleur, de menuisier, de boiseur, de gens du métier. Je leur dois tout et à eux seuls je dois…» explique Rudy Ricciotti quand il parle du Pavillon noir d’Aix-en-provence. Beaucoup plus pourtant qu’un exploit, réel, de constructeur ou qu’un travail ahurissant sur la géométrie, c’est un manifeste contre la médiocrité.
«C’est comme Beaubourg ; au début on trouve ça laid, puis on s’habitue et dans vingt ans, on dira que c’est génial». La réflexion est d’un Aixois lambda peu porté sur l’architecture. Elle est significative au moins de l’impact en ville du Pavillon noir, de son vrai nom ‘Centre chorégraphique national (CCN) de la région PACA, de la ville d’Aix-en-Provence et du département des Bouches-du-Rhône’ livré par l’architecte Rudy Ricciotti fin 2006 et dirigé par le chorégraphe Angelin Preljocaj. Nombre d’Aixois se montrent moins généreux et Rudy Ricciotti le leur rend bien qui parle, dans un contexte de «total refus de la métaphore ou de la narration», d’un «refus d’esthétisation qui prend le risque d’une cruauté totale, on pourrait dire d’une certaine méchanceté».*
«Le projet devra exister au travers d’une rétention de matière, il n’aura que la peau et les os,» avait pourtant prévenu Rudy Ricciotti dans ses notes d’intention du concours, en 1999. Tilman Reichert, chef de projet, lors d’une visite en janvier 2008, confirme cette «volonté d’enlever toute matière dont on n’a pas besoin ou, dit autrement, que nous faut-il pour que le bâtiment ne tombe pas ?» De fait, à le découvrir ainsi, en surplomb à deux pas du centre ville, il apparaît immédiatement pour ce qu’il est : une structure en béton noir qui s’impose d’emblée sans que l’on puisse en fixer l’image, et un centre de danse, puisque les danseurs en répétitions, dans les hauteurs du bâtiment, apparaissent de façon aléatoire au quidam qui passe dans la rue.
Le bâtiment tel qu’il est désormais, dans sa splendeur ombrageuse, minimise l’impact de tout le reste. Même la façade en pierre agrafée du Grand Théâtre de Provence, conçu par l’architecte Vittorio Gregotti et livré en janvier 2008 qui lui fait face, ne fait que rehausser la force ténébreuse et la puissance symbolique de contemporanéité du CCN. Comme si Rudy Ricciotti aimait des mots comme ‘symbolique’ mais bon.
«Le contexte est celui de l’opération Sextius-Mirabeau avec un plan d’urbanisme de Martorell et Bohigas. L’emplacement réservé au bâtiment était très étroit, avec à côté un escalier énorme, une place énorme… Autant d’éléments surdimensionnés portant des noms surdimensionnés tels que place François Mitterrand, avenue Mozart. Tout cela était à l’image d’un urbanisme de planification vu par le rationalisme catalan, soutenu par une stratégie commerciale à portée de tir du consumérisme régionaliste. Ça se lit clairement, c’est du ‘Ceaucescu electro-house’,» explique Ricciotti. Il le dit gentiment.
Il aura en effet fallu toute la détermination d’Angelin Preljocaj, arrivé à Aix-en-Provence en 1996 à la Cité du Livre voisine, avec déjà la volonté de créer ici un CCN, puis celle de l’architecte, pour qu’au paradis du joint creux «se fabrique enfin le présent». Non sans grincements de dents. De fait, les architectes ont refusé de communiquer sur le bâtiment tant qu’il n’était pas construit. Sophie Paul, responsable communication du CCN confirme. «C’est un projet qu’il faut savoir défendre, c’est un combat,» dit-elle.
Les contraintes urbaines, en sus de l’étroitesse de la parcelle, étaient multiples : sismicité du site, nappe phréatique qui remonte dans le sous-sol au niveau de la salle de spectacle enterrée, voie ferrée mitoyenne à la salle de spectacle «avec le chant strident du train en fin de course et ses hautes fréquences sadiques juste derrière le mur de la salle» (Ricciotti aime les histoires de train, voir Béthune. NdA). De plus la volonté partagée d’Angelin Preljocaj et de Rudy Ricciotti était de montrer ce qui se passe à l’intérieur du bâtiment et, en conséquence, de le rendre transparent. «Nous avons là un bâtiment de 18 x 36 mètres, mis en vertical dont seules les façades portent, avec des planchers alvéolaires de grande portée dont le module d’élasticité n’est pas forcément garanti, et qui ne devaient pas vibrer sous les pas des danseurs. Donc, il a fallu un deuxième plancher en béton sur des boîtes à ressorts : ce sont les contraintes mécaniques essentielles,» explique l’architecte.
Dit autrement, les diagonales porteuses des façades ne sont pas issues du dessin mais des contraintes mécaniques. «Les structures en béton ont toutes des largeurs variables et prennent des efforts différents. Le dernier étage ne prend que le poids propre de la dernière dalle augmentée des surcharges alors que le rez-de-chaussée prend le poids propre de chaque dalle augmentée de chacune des surcharges des efforts cumulés des façades. C’est-à-dire que la différence de mise en compression entre le rez-de-chaussée et le dernier étage est énorme. Voilà ce qui justifie des structures à géométrie variable. Cette variable s’augmente des efforts relatifs aux déformations sismiques. En parallèle, un peu d’aller-retour intuitif entre hypothèses sismiques et déformations plausibles a placé la construction sous la dictature des mathématiques et des logiciels,» raconte Rudy Ricciotti.
Tilman Reichert explique que pour parvenir au but, des dizaines de modélisations furent nécessaires, que chaque différence d’épaisseur a sa justification propre, que de faire coïncider les poutres maîtresses avec des diagonales fut un casse-tête en soi, que les cages d’escaliers ont une fonction autre que simplement celle de parvenir à l’étage. «Architectes et ingénieurs (Serge Voline SEV INGENIRIE) ont dansé avec le diable,» explique Rudy Ricciotti. Autant de difficultés imperceptibles lors de la visite. L’un et l’autre rendent, à juste crédit, abondamment hommage tant aux ingénieurs qu’aux maçons pour la mise en œuvre de cette structure porteuse.
C’est en entrant que l’on comprend le but de ces efforts. Un plateau administratif, dès l’entrée en façade nord, sans poteau, sans cloisons, avec une circulation centrale qui donne accès partout sans être jamais intrusive nulle part. On voit et on est vu tant de ses collègues que des passants, ouvert sur la ville mais en même temps à côté d’elle. Un sentiment de sécurité intimiste qui se confirme dans les étages, réservés aux danseurs. La transparence indique clairement qu’il s’agit d’un bâtiment public mais les danseurs sont exclusivement chez eux dans les étages ; ils s’offrent à la vue et la ville s’offre à eux mais rien ne peut les atteindre ni rompre l’ambiance de studio qu’ils s’inventent.
Des rideaux sont disponibles pour refermer l’espace mais, lors de la visite, danseurs et danseuses répétaient en ayant gardé le studio, traversant, entièrement ouvert au paysage et à la lumière. Pour accentuer encore cette impression d’espace démultiplié, les barres des danseurs sont amovibles et le plancher semble se jeter dans le vide. Les danseurs sont littéralement au-dessus de la ville dans un environnement où ils sont invités à s’élever encore. Sophie Paul, qui rapporte qu’Angelin Preljocaj souhaitait «une façon de montrer les corps en mouvement», parle d’une «fusion entre l’architecture et l’activité qui s’y déroule».
La salle de spectacle bénéficie d’une autre entrée, façade sud. On ne va ainsi pas au ballet comme on achète un billet ou comme l’on va répéter en studio ou partager un moment dans le foyer. La, plus de transparence. «La création se fait dans le noir,» insiste Angelin Preljocaj. Cela va bien à Rudy Ricciotti, qui considère qu’aller au ballet, au musée, au stade, à la mine n’est jamais un acte gratuit. Le noir du béton n’est cependant pas que l’écho de celui du chorégraphe. «Ce bâtiment prend un plaisir solitaire. Il y a ici une sexualité architecturale particulière ; un côté un peu sado-maso, un peu latex, un peu cuir, moulé, très près du corps. C’est un bâtiment qui est bondé en quelque sorte. Mais il n’y a pas de souffrance réelle, le CCN parle de libération et de la liberté des corps,» dit l’architecte. De quelle couleur le cuir déjà ? A moins que Carravagio…
Sur un mur de l’entrée des spectateurs, sous le bâtiment donc, un graffiti, gardé de l’ancien mur, soutient la dimension urbaine de ce centre de danse. Dans la salle, les gradins sont aussi pentus que possible pour amener le spectateur au-dessus, ou presque, de la scène ; pas de siège mais des banquettes dont les dossiers énergiques tendent le corps vers l’action et le spectacle.
La porte même de l’entrée mérite l’attention des collectionneurs. Un 24 décembre au soir, en début du chantier, le maçon coulait le béton de la structure autour de la porte d’entrée de la salle de spectacle. Il surplombait le site et finit par s’étonner de la différence, en mètres cubes de béton, entre ses estimations et la réalité de ce qu’il coulait. Un coffrage avait explosé. La porte, dans son improbable design qui témoigne de cet incident, est l’hommage d’un homme de l’art à l’autre. Tilman Reichert, admiratif : «Un jour le maçon me signale un décalage de 2 cm entre la diagonale et la poutre maîtresse. Je dois lui répondre qu’en effet, je n’ai jamais résolu cet alignement, que lui seul peut résoudre ce problème d’alignement géométrique, en forçant le trait du coffrage». «Je pense à tous ceux qui ont construit cet édifice, qui en ont bavé, donné leur énergie pour construire au prix d’une construction ordinaire cette aventure au service de béotiens qui pensent que, malgré la température du midi, le béton est froid,» ajoute Rudy Ricciotti.
En sortant de sous le bâtiment, alors qu’ils remontent vers le centre-ville, les spectateurs ne se doutent pas que sous l’escalier monumental imposé dans le plan masse, Rudy Ricciotti a planqué nombre d’éléments techniques, et un intriguant atelier d’accessoires, ce qui lui a permis de réaliser son programme, dense, au-delà de l’espace imparti.
Au final, si le CCN est dédié à la danse, le pavillon noir est un temple énigmatique qui ne fait véritablement montre de méchanceté qu’à l’endroit de qui n’a de l’urbanisme et de la ville qu’une vision peureuse et passéiste. De fait, sa différence même relève le cachet du style néo-provençal de pacotille qui l’entoure. Et ce n’est pas le moindre de ses mérites que d’avoir permis à la ville d’acquérir un peu de culture architecturale à peu de frais.
Foin des «mesquineries» évoquées par Rudy Ricciotti, voici la présentation du Pavillon noir sur le site officiel de la mairie : «Tous les membres de l’équipage sont à leur poste et le vaisseau navigue toutes voiles dehors ; il a trouvé son rythme de croisière. Il a aussi trouvé sa place aux côtés de la Cité du Livre, de jour comme de nuit. De jour, ses facettes reflètent la lumière du soleil, comme les facettes d’un diamant noir et réfléchissent le paysage urbain des alentours ; de nuit, il scintille et nous livre sa vie intérieure avec indiscrétion». On ne peut pas faire beaucoup plus dithyrambique.
Ricciotti a défriché le terrain, d’autres architectes suivront. Le pavillon noir n’est pas un lieu habité, au sens que les Grecs n’habitaient pas le Parthénon. Mais c’est un lieu habité du seul fait de son existence, née de la volonté d’un maître de ballet. Dans l’antiquité, tant la danse que l’architecture étaient des arts majeurs.
Christophe Leray
*Des éléments de cet article sont issus de l’entretien accordé en 2006 par Rudy Ricciotti à Florence Accorsi et publié dans le dossier de presse.
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 23 janvier 2008