‘About Us’ (A propos de nous), ce sont 13,8 milliards d’années, du Big Bang à nos jours, projetées sur les murs de l’abbaye de Paisley, en Écosse. C’est la plus grande histoire jamais racontée. Elle suggère des leçons inattendues pour l’architecture. Chronique d’Outre-Manche.
Au Royaume-Uni, un vaste programme de spectacles publics a débuté en mars 2022. Prévu pour durer jusqu’en octobre 2022, ce programme appelé « UNBOXED » a été réalisé grâce à des collaborations entre artistes, scientifiques, musiciens, poètes, neurologues et d’autres encore ; il compte dix projets qui célèbrent la créativité du Royaume-Uni. Même le projet nommé « See Monster » (jeu de mot entre sea, la mer, et see, voir. NdT), qui consiste en une plate-forme pétrolière redondante installée à Weston-super-Mare, possède une architecture ! Les projets se déplaceront dans différents endroits du pays et certains de ville en ville. Parmi ces derniers, l’œuvre multimédia ‘About Us’ qui a inauguré l’évènement national dans une ville écossaise historique appelée Paisley.
Cette ville a une histoire, dont les derniers procès de sorcières en Europe en 1697 et l’organisation du prolétariat pré-marxiste par les tisserands il y a 200 ans. C’était aussi la Mecque écossaise du punk lorsque Glasgow, à seulement 11 km, interdisait ses représentations dans les années 1970. Comme Glasgow, Paisley regorge de bâtiments robustes construits avec le grès régional, dur et rouge foncé. Dans le monde entier, Paisley est surtout connu pour ses ‘Paisley patterns’, également appelés motifs cachemire, créés par ces tisserands militants et devenus synonymes de la mode psychédélique des années 1960. Dans les mots de l’époque, Paisley était soudainement « très loin à l’ouest (far out) » et « cosmique ». Ces mots s’appliquent exactement au projet ‘About Us’.
L’âge de l’abbaye de Paisley, une église gothique aussi grande qu’une cathédrale qui a été reconstruite au XIVe siècle, n’est rien comparé au ‘temps profond’ dévoilé dans les images projetées sur sa façade. ‘About Us’ s’ouvre sur une partition cinématographique qui crée en premier lieu un sentiment de sidération, un peu comme la musique de Györgi Ligeti que Stanley Kubrick a utilisée pour faire ressentir l’immensité de l’espace lointain dans son film 2001 : l’odyssée de l’espace.
Cette musique est signée du célèbre compositeur Nitin Sawhney qui, lorsque lui fut demandé ce que serait le son de la créativité, a répondu « un big bang ». C’est à partir du Big Bang original, le premier événement de l’Univers, que les projections graphiques du studio vidéo 59 Productions nous entraînent dans un voyage épique qui passe par la naissance des premières étoiles, l’enfer ardent de la Terre Hadéenne avant la vie, l’émergence de molécules complexes jusqu’à l’ADN, l’extinction du Crétacé provoquée par un astéroïde, l’essor de mammifères tels que la baleine bleue. Puis d’anciennes empreintes de mains. L’humanité est arrivée.
Soudain, tout est ville, monoculture et technologie, le chœur maniaque de la bande originale chantant comme un mantra « Makers, Communicators (faiseurs, communicateurs) ». ‘About Us’ se termine sur le message que tout, depuis le début, est interconnexion, nous y compris. Même les réseaux de mycélium** font leur apparition. Le spectacle de 25 minutes est si grand que, comme on disait dans les années ’60, il « vous éclate la tête ».
De manière inattendue, les écoliers sont également au centre de « About Us », leurs petits films d’animation et leurs poèmes défilant en vidéos toute la journée sur des installations dans les rues autour de l’abbaye. L’un des poèmes gagnants du concours est celui d’un adolescent gallois nommé Vindya Prabhu ; il est intitulé : « Nous sommes des étoiles ».
Quels sont les plats à emporter pour l’architecture ? L’ensemble du programme Unboxed porte des concepts que les architectes reconnaîtront, tels que l’engagement communautaire et le besoin de s’adresser au-delà des élites métropolitaines. Une plus grande collaboration avec l’art et la science ne peut qu’aider l’architecture à sortir de ses jardins clos. C’est l’évidence. Mais ‘About Us’ donne également à l’architecture un peu plus de grain à moudre.
En premier lieu la compréhension que le temps profond – mesuré en millions d’années – joue un rôle dans notre environnement bâti. Les projections sur l’abbaye de Paisley, et bientôt à Derry, sont presque aussi éphémères que les panneaux et le béton de nos bâtiments. Un jour, j’ai interrogé Renzo Piano à propos de l’effondrement du pont Morandi à Gênes en 2018 (qu’il a remplacé par le pont Genova San Giorgio), et il a parlé de la défaillance du béton. « Dans les années ‘60, tout le monde pensait que le béton était comme la pierre », dit-il. « Ce n’est pas vrai. Surtout quand le béton recouvre l’acier… Les gens pensaient que c’était un miracle, un liquide qui devient solide. La pierre se fabrique en un million d’années, le béton se fabrique en quelques heures ».
Une bonne pierre peut donner à un bâtiment une durée de vie de plusieurs siècles, et non quelques décennies pour lesquelles nous le concevons si souvent. Le grès qui donne sa matérialité aux édifices vernaculaires de Paisley et de Glasgow provient de la période carbonifère qui s’est terminée il y a 299 millions d’années, lorsque l’Écosse était équatoriale. Cette période géologique nous a également fourni des combustibles fossiles provenant de ses forêts en décomposition. Nous en utilisons beaucoup pour fabriquer du ciment pour le béton, et cela génère 8 % de nos émissions de CO². L’énergie intégrée en équivalent CO² pour 1 kg de matériau (kgCO²e) est de +550 pour le béton, de +12 170 pour l’acier, mais de seulement +77 pour le grès britannique et de -660 pour le bois lamellé-collé.
Comme la pierre, le bois peut aussi durer des siècles, et bien que ce matériau ne soit pas lui-même issu du temps profond, la formule d’ADN qui le fabrique l’est. Le bois et la pierre nécessitent des compétences artisanales pour être fabriqués et mis en œuvre. L’architecture doit réfléchir à la façon de faire durer ces compétences pendant les siècles qui viennent au lieu de les étouffer avec des solutions technologiques / numériques.
En 1993, dans le cadre de travaux de restauration de l’abbaye de Paisley, un tailleur de pierre d’Édimbourg appelé David Lindsay a conçu une nouvelle gargouille qu’il a modelé sur la créature monstrueuse du film Alien de Ridley Scott en 1979. Son équipe a sculpté l’œuvre dans du grès écossais avant de l’installer.
‘About Us’ a également apporté une esthétique de science-fiction à l’abbaye, même si elle était basée sur la science. Le temps profond décrit réside dans le passé de l’humanité, certainement pas dans son avenir. À l’heure actuelle, notre connexion à quoi que ce soit semble être fondée sur la consommation et la destruction. Peut-être sommes-nous la dernière gargouille de la maison que la nature nous a laissés construire. Nous sommes dans l’univers le terrifiant extraterrestre.
Herbert Wright
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*Deep Time, ou temps profond, est un terme introduit en 1981 par l’essayiste américain John McPhee et appliqué au concept de temps géologique de la terre. Il est maintenant utilisé pour décrire des échelles de temps mesurées en millions ou en milliards d’années.
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