
Abidjan fatigue. Trop vite, trop bruyante, trop dense. La ville sature, engloutit, aspire. Alors, on fuit. On s’évade, le temps d’un week-end, vers un rivage qui semble échapper au tumulte : direction Assinie-Mafia. Chronique d’Abidjan.
Assinie est l’antithèse rêvée de la métropole. Située à une heure de route d’Abidjan*, c’est le calme retrouvé, le sable blond, l’horizon ouvert. Pour beaucoup, c’est un luxe régulier : une maison sur la lagune, un ponton privé, une piscine suspendue entre cocotiers et océan. Son nom, « Assinie-Mafia », lui octroie une dimension énigmatique. Un contrepoint presque rebelle à la capitale commerciale.
Assinie, ce sont aussi des souvenirs en famille. Les premiers battements dans l’eau, les premiers plongeons, les premiers sauts par-dessus les vagues, les premières chasses aux coquillages et au fameux « dollar des sables ». Toute une génération d’Abidjanais y a laissé une photo, un souvenir d’enfance, un parfum d’iode.
Cette longue bande de terre qui s’étire le long de la côte ivoirienne est une véritable exception paysagère. Enserrée entre lagune et océan, elle dégage un sentiment de dépaysement total. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle a servi de décor au film culte Les Bronzés, tourné en 1978.

Cependant, avant les maisons de luxe et les week-ends express, Assinie était autre chose. Bien avant les pontons privés, il y eut les pirogues en bois creusé, les villages accrochés à l’eau, les pêcheurs de nuit. Car Assinie, c’est d’abord une histoire : celle des premiers contacts entre l’Europe et la Côte d’Ivoire. Autrefois appelée Issiny, elle fut le premier comptoir de la côte, même s’il ne reste aujourd’hui aucun vestige visible de cette époque.
Assinie est surtout l’histoire d’un rivage habité bien avant d’être fantasmé. Derrière l’image de carte postale, elle n’est pas qu’une échappatoire. Elle est vivante, habitée, façonnée par ceux qu’on ne voit pas sur les réseaux sociaux : les pêcheurs de Mafia et d’Assouindé, les vendeuses de poissons fumés, les enfants qui courent après les pirogues, les commerçants qui arpentent la plage, les villageois qui, au crépuscule, hissent les bateaux de pêches dans et hors de l’eau. Une économie locale, souvent informelle, qui maintient un lien organique au territoire, à ses ressources, à son rythme.
À l’image de la « Passe », ce lieu isolé où lagune et mer se rencontrent, et où se forment, au gré du courant, des bancs de sable mouvants, des remous imprévisibles, des paysages toujours changeants. Ce point de rupture, entre l’eau douce et l’eau salée, symbolise l’équilibre fragile d’Assinie.
Un équilibre aujourd’hui menacé.
En effet, peu à peu, ce paysage s’uniformise et se referme. Les mangroves et les arbres disparaissent, les plages se privatisent, les grands bateaux de pêche industrielle que l’on aperçoit sur l’horizon menace les pêcheurs locaux.
L’esprit du lieu, lui aussi, se dénature : le béton y avance, rapidement. Trop rapidement et, avec lui, l’imaginaire lagunaire se durcit. Villas génériques, résidences hôtelières, clôtures à perte de vue : là où la nature dominait encore, l’immobilier s’impose sans règles claires, sans souci d’équilibre paysager ni écologique. Ce qui fut longtemps cabanon est aujourd’hui construction dure en béton. Et la pollution côtière ne fait que s’aggraver.

Face à cette dynamique, des initiatives ont été prises, notamment à la mise à jour du Plan d’Urbanisme Directeur d’Assinie-Mafia, censée encadrer le développement. Mais, dans les faits, ce document accorde davantage de droits à construire aux propriétaires, menaçant plus encore la faune et la flore endémiques.
Dans ce contexte, la question de l’architecture prend une dimension particulière. Certes, quelques projets tentent de composer avec le lieu et son environnement. Ainsi en est-il des maisons conçues par l’agence Koffi & Diabaté ; bien que le béton y soit présent, leurs compositions générales s’inscrivent dans une logique de dialogue avec le contexte lagunaire.
Ces exemples restent rares toutefois. La majorité des constructions récentes rompent avec la continuité paysagère en bord de mer. Des maisons trop grandes. Trop extravagantes. Comme si le lieu ne suffisait pas à susciter la fascination.

C’est là tout le paradoxe : à force de vouloir se distinguer, ces maisons finissent par toutes se ressembler : l’extravagance devient banale. Assinie, en cherchant à fuir la ville, risque de la reproduire.
Il n’est pas trop tard pour faire autrement. Mais, pour préserver Assinie, encore faut-il accepter que le plus bel hommage que puisse être rendu à ce paysage… est peut-être de lui laisser la place.
Thierry Gedeon
Conteur d’architecture
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*Depuis la construction d’une nouvelle autoroute reliant la métropole abidjanaise à Assinie.