Le 29 novembre, a été inauguré à Bezannes (Marne) le projet Bezannes Esperanto. Comme le suggère l’intitulé, rarement visite de presse n’aura été aussi bizarre, inattendue et pour finir aussi fascinante. Fascinées, les quelques familles bientôt locataires d’une grande maison individuelle littéralement venue d’ailleurs, le seront encore plus.
En quelques mots, Bezannes Esperanto est un ensemble de cinq maisons représentant chacune un continent.
Voir par exemple la maison Océanie, toute ronde avec un patio intérieur douillet et intime, construite aux couleurs de la terre ocre des kangourous par une agence australienne de Sydney. Cette maison se veut «au milieu de la nature». En tout cas, elle l’est, nature ! D’une surface de 117m², elle sera louée entre 800 et 900€ par mois, dépaysement compris.
L’architecte Tarik Oualalou, dont l’agence Oualalou+Choi signe la maison Afrique, souligne que «mettre un continent dans une maison est un sujet bien compliqué».
Il faut pourtant désormais – à Bezannes ! – compter cinq de ces maisons, de 117 à 157 m², toutes aussi étonnantes, et accueillantes, les unes que les autres, toutes avec son architecte idoine, dans le cadre d’un projet intitulé Esperanto ! Il y a la maison de l’Asie (S’PACE Architectes), celle de l’Afrique, de l’Amérique (BLP Architectes Associes), de l’Europe (AREP, oui AREP) et de l’Océanie donc (Lacoste+Stevenson Architects). Elles sont alignées les unes à côté des autres comme à la foire-exposition le long d’une avenue de Bezannes, un effet qui sera certes moins prononcé lorsque les plantations auront poussé.
«Un archipel de maisons, le quartier des 5 continents contribue à une démarche de recomposition collective d’un territoire», explique Raphaël Ricote, architecte d’AREP VILLE, l’agence filiale d’AREP ayant coordonné le projet.
Ce n’est pas comme si la mairie de Bezannes et le maître d’ouvrage, Plurial Novilla, ne savaient que faire de leurs terrains. Depuis l’ouverture de la gare TGV à Bezannes, ce village périphérique de Reims est en train de se transformer à allure grand V. En témoigne notamment, parmi les premiers ouvrages sortis de terre autour de la gare, la polyclinique de 550 lits construite par l’architecte Jean-Michel Jacquet, nous y reviendrons, qui faisait suite à un EHPAD de 112 lits, livré par le même, autre élément central d’un nouveau pôle santé.
En témoigne encore la noria de bâtiments construits, en construction et encore à construire, qui convertit ces anciennes terres agricoles en une nouvelle ville contemporaine aux quartiers divers, dont un écoquartier évidemment. La rue des 5 continents, nouvellement crée, ne dessert pas seulement six ou sept maisons individuelles mais aussi un immeuble de 53 logements (conçu par Bruno Rollet) et un jardin thérapeutique, le tout dans un nouveau quartier qui comptera bientôt école et commerces. Les transports en commun sont déjà là. D’ailleurs, Plurial Novilia, qui fait partie du groupe Action Logement, construit bon an mal an 400 logements par an dans le Grand Reims.
Alors, cinq maisons individuelles, en logement social, des cinq continents, avec cinq architectes différents dont des étrangers ? E.T. a atterri à Bezannes ?
Dans un sens oui à en juger par l’enthousiasme touchant des acteurs du projet lors de l’inauguration. Jean-Pierre Belfie, d’abord, 73 ans, élu maire de Bezannes en 2014. Ou encore Jean-Claude Walterspieler, président de Plurial Novilia, les deux normalement plus proches de la retraite que d’une aventure à ce point exotique, sinon extravagante. D’ailleurs ils aiment tous deux à raconter comment l’idée leur est apparue un samedi matin sur un coin de table. Un pied-de-nez de vieilles canailles à la sinistrose en somme. C’est vrai quoi, pourquoi pas cinq maisons d’architecte, immenses, de cinq continents différents, en logement social ?
D’où ce projet baptisé Esperanto. C’est en cette langue d’ailleurs que le maire a débuté son discours devant les personnalités venues de toute la région pour découvrir ces cinq maisons extraordinaires, au sens qu’il n’en existe de semblables nulle part ailleurs, et sûrement pas cinq d’un coup comme à Bezannes !
Au-delà de l’aspect poétique de ce quartier des cinq continents – parce que les gamins du coin, ceux qui y habiteront et ceux qui passeront devant, n’ont pas fini d’être époustouflés – les acteurs de ce projet, nous le disions, ne sont pas nés de la dernière pluie. Evidemment que ces maisons coûtent cher, entre 2 000 et 3 000€/m², en tout cas plus cher que l’ordinaire du logement social. Sauf que, dans un tel projet, les bailleurs n’attendent pas forcément de retour financier immédiat, même si, en l’occurrence, ces maisons vraiment bien construites, du moins tel qu’il est permis d’en juger lors de la visite, devraient par leur durée de vie largement rentabiliser l’investissement.
Autre preuve d’une vision de long terme : les deux autres maisons individuelles du projet Konekti, réalisées également par Bruno Rollet dans le cadre d’un programme de recherches avec la polyclinique évoquée plus haut. L’un des objectifs de l’opération était de mettre en application les dernières technologies ayant trait au logement et d’explorer les conséquences du vieillissement de la population. D’où ces deux maisons ‘médicalisées’.
Dit autrement, quitte à faire ici une série de prototypes, l’enjeu pour Plurial Novilia est d’expérimenter, in vivo en somme, ce que les locataires maîtrisent ou non, comment ils s’approprient ou non tel ou tel système et de vérifier si telle innovation est efficace, utile ou futile.
De plus, au-delà de savoir comment les gens se comportent avec les appareils et les nouvelles technologies, il s’agit également d’apprendre comment ces familles vont utiliser les divers espaces évolutifs mis à leur disposition dans les maisons, la plupart permettant l’installation d’un studio séparé, pour un parent, un ado ou un aide-soignant par exemple.
«Ce sont ces retours qui vont nous permettre d’avancer pour la production de logements confortables et efficaces dans le futur», indique Jean-Claude Walterspieler. «De toute façon, le bas de gamme est toujours trop cher», dit-il. Tous les intérieurs sont nickels mais il s’agit parfois de pas grand-chose. Les planchers de la maison de l’Asie sont aux dimensions des tatamis. Les architectes américains ont prévu quatre façades végétalisées pour faire disparaître leur maison. Ils ont tendu l’ouvrage de fins câbles d’acier, planté du lierre et du chèvrefeuille. Ca pousse !
Qui plus est, une autre figure imposée du programme était l’obligation de faire appel à des entreprises locales, tous corps d’état séparés. «Cela permet de former nos partenaires pour le futur», poursuit le président de Plurial Novilia. D’où par exemple ce béton de chanvre mis en œuvre pour la maison Océanie, une première pour tout le monde !
«Il a fallu accompagner les équipes et faire beaucoup de pédagogie dans les entreprises mais on a eu affaire à des gens motivés», souligne Cristina Devizzi, chef de projet à l’agence Oualalou+Choi qui a suivi la maison Afrique depuis le début. Au fil de la visite, le maire lui aussi met l’accent sur la coopération étroite entre tous les acteurs du projet, y compris les agences d’architecture entre elles.
Motivés, les architectes étrangers devaient l’être également, même ceux qui ont eu quelques difficultés à trouver comment répondre aux normes françaises. Car, vraiment, une seule maison, de 150 m² à peine, à l’autre bout du monde – à Bezannes ! – n’est pas l’affaire du siècle. Aucune agence d’architecture n’a gagné d’argent sur ce projet qui a duré quatre ans.
Pourtant, les femmes et hommes de l’art présents à l’inauguration ont tous loué l’intérêt de la manœuvre. «Il est intéressant dans un tel cadre de développer des idées différentes et complémentaires. Nous avions carte blanche et l’intérêt était justement l’aspect hors norme du sujet et un budget de construction permettant d’expérimenter», souligne Cristina Devizzi.
Il est vrai qu’une maison individuelle dans le logement social compte rarement 600 m² de façade. Pourtant chacun d’eux est ici justifié tant l’intérieur de cette maison Afrique peut demain accueillir plusieurs cellules familiales, plus ou moins indépendantes, plus ou moins solidaires selon les âges. Ce n’est qu’un autre aspect de l’implication de Plurial Novilia dans ce que son président appelle ‘l’intergénérationnel’, un thème commun, comme un fil rouge, à ces sept maisons.
Lors du discours d’inauguration, Catherine Vautrin, présidente de la communauté urbaine du Grand Reims et ancienne ministre, résume l’interrogation de tous : «qu’est-ce que le logement de demain ?», se demande-elle. «Ici, à Bezannes, il y a une vraie réflexion. Même si j’imagine que pour un compte d’exploitation, c’est difficile, merci d’avoir osé», conclut-elle.
Jean-Pierre Belfie et Jean-Clause Walterspieler, le maire et le président, contents de leur coup, n’en demandaient pas tant. Leur aventure est unique, formidable, un tribut à l’architecture et à l’humanité. Bientôt, quelques familles locataires n’en finiront pas de se réjouir de leur esprit d’initiative. Celles-là devront cependant accepter, pendant longtemps, les visites inopinées d’exégètes venus d’Afrique, d’Océanie et d’ailleurs, voire de la rue d’à-côté.
Champagne, évidemment !
Christophe Leray