Depuis le 10 février 2017, la plateforme Netflix propose à ses abonnés la série documentaire «Abstract : l’art du design», dressant en huit épisodes aussi léchés qu’un épisode de Madmen le portrait d’autant de créateurs. Du côté des architectes, le Danois Bjärke Ingel s’est prêté au jeu, entraînant clients, associés et parents dans l’aventure. Pour une fois que les médias grand public s’intéressent à l’architecture, il ne fallait pas manquer ça !
La série documentaire s’est attachée à produire les portraits d’une scénographe, d’un illustrateur, d’une architecte d’intérieur, d’un concepteur de chaussures de sport, d’un designer automobile, d’un photographe et donc du créateur de l’agence BIG. La série est produite par Morgan Neville, spécialisé dans les documentaires culturels, et Scott Dadich, le rédacteur en chef du mensuel Wired dédié aux nouvelles technologies. De Windows au NewYorker, des concepts cars de Chrysler à la mythique Air Jordan, le producteur prend le mot «design» dans son acceptation la plus large et dans toutes ses échelles. Comment traiter alors de métiers si différents à moins de leur consacrer à chacun un chapitre ?
Dans la forme déjà, le producteur a mis les moyens pour faire d’un documentaire un véritable épisode de série, avec une bande-annonce digne d’un long-métrage hollywoodien. Au moins, l’objet est agréable à regarder, dynamique et passionné comme les huit esprits créatifs qui «façonnent le monde à travers leurs œuvres». Rien de moins, en toute simplicité.
Bjärke Ingels y présente son parcours depuis ses années étudiantes à Barcelone et son retour fracassant à Copenhague, de son premier projet, la Maritime Youth House, à la deuxième tour du World Trade Center à New York en passant par ses premières opérations de logements danoises et le Pavillon de la Serpentine Gallery de Londres en 2016. Il faut dire qu’en douze ans, l’agence fondée en 2005 a livré douze bâtiments et en a dix-sept autres en chantier. De quoi faire rêver.
Justement, du rêve il en est question dès les premières minutes. L’architecte présente brièvement sa conception de l’architecture par une métaphore peu attendue. Son agence est un peu le monde créé dans le film Inception. «Dans la réalité, nul ne peut réaliser tous ses rêves car il y a bien trop d’obstacles. Chez BIG, comme dans Inception, nous dépassons les obstacles, nous déposons les permis et nous créons». Comment ? Et bien, comme dans le film de Christopher Nolan, le spectateur ne pourra que se contenter d’imaginer ce qui est ici éludé par une bande-son digne d’un club branché.
«Avant Big, l’architecture danoise piétinait un peu. Elle avait bien sûr connu une heure de gloire dans les années 50 mais, depuis, il ne se passait plus grand-chose», explique la voix off. Bjärke et sa mèche rebelle ont sauvé la péninsule ! Très vite, son bagou et ses idées ont tapé dans l’oeil d’un promoteur qui lui commande alors la VM House. Le contexte urbain est pauvre, personne ne veut venir habiter là. A écouter le client, l’architecte a proposé du «pas cher» mais de l’original. Les normes ont pu être adaptées et résultat, ils ont construit une opération de 209 logements, 30% plus profonds et deux fois plus haut sous plafond. Pour faire quelques économies, grâce à un épannelage, percutant, il n’y a qu’un couloir tous les trois étages. En un jour, 110 appartements furent vendus. Il est fort le Big !
S’ensuit l’installation du Pavillon conçu pour la Serpentine Gallery. L’ouvrage est élégant, sobre et hors du sens commun. «Il s’agit d’un manifeste de l’architecture réduite. Ce qui est prestigieux car, parmi les constructeurs élus, beaucoup ont plus tard été lauréats du Pritzker, comme Gehry, Olafur Eliasson (qui n’a jamais reçu le Pritkker. Nde), Herzog&de Meuron ou encore Rem Koolhaas», explique l’architecte danois, pas peu fier. Au moins, l’ambition est affichée, voire même revendiquée !
C’est d’ailleurs l’un des reproches qui lui a souvent été fait, construire trop vite, toutes sortes de programmes, ne pas s’arrêter, ne jamais rien refuser et surtout produire avec ses associés une architecture qui se montre et se fait trop remarquer. Presque un crime de lèse-majesté dans une culture où sortir du lot provoque assurément la gêne de tout un chacun.
En 45 minutes, Abstract retrace le parcours de Bjärke Ingel, de sa maison familiale dans le Jutland rural où il rêvait de devenir dessinateur de BD. Ses parents sont interviewés, le chien, Fidel car c’est un bichon cubain, sur les genoux. Bjärke serait-il comme la majorité des mortels ? La mise en scène pourrait faire sourire. L’architecte bénéficie déjà d’un fort capital sympathie, il maîtrise parfaitement sa communication et ce bien avant «Yes is More». Le Danois a même un petit côté Obama dans le populaire surjoué. Tiens à ce propos, n’est-ce pas l’ancien président des USA qui fait une apparition dans la bande-annonce de la série ?
Quand il s’agit de replonger à nouveau dans l’observation de son œuvre, l’architecte évoque The Mountains, une opération de logements à Copenhague dont il explique qu’elle est issue de l’hybridation car il empile des logements en forme de maisons avec des jardins sur un parking. L’aspect un chouïa mégalo de sa personne prend alors le dessus. «The Moutains est un exemple d’utopie pragmatique ou la réalisation pragmatique d’une utopie», dit-il. Pourquoi pas. Puisque pour une fois il est permis de parler d’architecture à un large public, autant le faire rêver. Mais montrons lui aussi comment l’architecture se fabrique, svp.
En effet, que ce soit dans le discours, sur le chantier ou lors d’une réunion d’équipe chez Big, à aucun moment le documentaire ne montre l’aspect technique des choses. A la fin de l’épisode, le néophyte risque fort de croire que pour mettre en œuvre un mur de plusieurs mètres de haut et de long qui vrille, il suffit de faire une maquette et de la poser ici ou là sur la table. Et que pour déterminer la position dudit mur dans le jardin de la Serpentine Gallery, il faudra simplement faire trois pas à droite pour finalement inverser l’idée du projet, le tout sous le regard amusé des maîtres d’ouvrage. L’architecture facile pour tous ? Pas sûr que ce soit exactement comme cela que ça se passe.
Si la série est plaisante à regarder, elle passe un peu à côté de son objectif premier, celui de documenter. «L’architecture est un art qui est une science pour améliorer la vie», indique l’architecte à propos des ‘8 houses’. C’est un peu court pour faire comprendre comment ce jeune concepteur est arrivé si vite en haut de l’échiquier de la construction internationale, au point d’avoir remporté la construction de la seconde tour du World Trade Center.
Le Danois a beau être ostensiblement admiré par ceux qui le filment, il n’échappe néanmoins pas aux critiques qui paradoxalement sont plus présentes dans cet épisode que les louanges. «Il construit trop bas et on déplore le manque d’innovation», souligne la voix off tandis que le journaliste Andrew Rice, interviewé, témoigne, parlant d’un projet de musée : «il veut tout faire, il ne veut pas choisir et s’il est décrié au Danemark, c’est parce qu’il ne veut pas suivre les règles».
D’aucuns le disent prétentieux et excentrique, d’autres le croient génial et amusant. Chacun pourra se faire sa propre idée du personnage et de son architecture et découvrira un créateur facétieux, toujours à la recherche de la bonne idée à laquelle personne n’a pensé avant lui, comme installer une piste de ski sur le toit d’une centrale électrique.
En même pas quinze ans, BIG a révolutionné la façon dont l’architecture est perçue par le grand public et les images du documentaire font la part belle à son art. Un documentaire d’architecture sur un architecte en somme.
Léa Muller
Bande-annonce par ici : https://youtu.be/ZMcLa6IzUNI