Il existe deux grandes familles propices à la pêche aux fonciers : le diffus ou le fléché. Itinéraire !
Le diffus qualifie le terrain opportunément surgi au sein d’un tissu urbain dense : dent creuse, jachère ou expropriation (avec ou sans la complicité des élus susceptibles de sortir de leur chapeau des arrêtés de péril imminent opportuns ayant comme effet de virer tous les occupants au nom de la « sécurité »).
Ce sont les « développeurs » déjà évoqués dans ces colonnes, employés du bas de l’échelle des promoteurs, qui, naguère, terrorisaient les concierges de leur inquisition insistante sur les raisons de l’abandon de tel ou tel pavillon en déshérence, et qui, devant la lente disparition d’icelles se sont reconvertis dans le braquage des boîtes aux lettres. Afin d’y rechercher lequel des héritiers de la pauvre petite vieille récemment arrachée à l’affection des siens serait susceptible d’écouter une offre qu’il ne saurait refuser.
Il y avait également, aux beaux jours de la spéculation sauvage, la piste du cadastre, source inépuisable d’informations sur le nom du syndic, celui de chaque copropriétaire, mais cet organisme obscur dépendant du ministère des Finances, qui, devant l’oversaturation des demandes sur telle construction aux volets clos, réserve dorénavant les informations sur une parcelle aux seuls notaires et avocats (ce dont sont bien pourvus les promoteurs, mais c’est une démarche plus « officielle ».)
Les architectes jadis éligibles à l’acquisition des données au cadastre sur un terrain sont à présent tricards car devenus au fil des temps et de la famine endémique, les sous-grouillots des « développeurs ». Ils étaient chargés de réaliser une faisabilité hyper-rapide (et non payée) sur une parcelle dont ils devaient également fournir les informations des contacts à qui une offre serait transmise.
Sachant que l’usage de lui confier la mission de maîtrise d’œuvre des « affaires » qu’il apportait par ailleurs disparaît lentement, l’architecte est devenu au fil du temps lui-même développeur.
Le « diffus » est une jungle où tout est permis et il n’est pas rare de voir, sur un même fromage s’affronter une douzaine d’opérateurs, par développeurs ou architecte interposés ; s’affronter sur des offres d’achat que les services financiers du promoteur (second étage de la fusée promotionnelle) transmettent, dans le quart d’heure qui suit, le sésame de toute opération immobilière : la fameuse SDP (surface de plancher) mâtinée de SHAB et du rapport de l’un sur l’autre, clé du succès ou de l’échec.
Celui qui arrive un matin de vide-grenier avec un Tintin en version originale noir et blanc peut comprendre quelle est la pression d’un terrain vierge sur l’état de la profession.
Le fléché est, au contraire du diffus, le circuit rigoureux des opérations où les fonciers sont disponibles sans faire appel à Sherlock Holmes.
Car ils sont distribués d’une façon savante par des instances quasi officielles : aménageur ou Société d’Economie Mixte (SEM), qui, pour le compte d’une collectivité, commune et ou territoire, organise le dépeçage d’une grande friche ou d’une colline verdoyante, où jadis paissaient les troupeaux sous le regard enjoué d’un berger charmé par le chant d’une colombe, livrée à une découpe en lots savamment mise en musique par les urbanistes et architectes par d’inénarrables fiches de lots.
Dans celles-ci s’expriment toute la rage, la frustration et la rancœur de ceux qui ne feront rien d’autre que décrire ce que les autres feront. Gabarit, taille, couleur des enduits, forme des fenêtres, dans le registre des contraintes à la con, tout y passe y compris les couplets indispensables sur le biosourcé, l’écoresponsable et le biosolidaire. Relativement à la modularité et la mixité, rien ne manque (sauf la réglementation dont il est fait l’impasse pour des raisons de séduction électoralisante…).
Ces descriptifs prolixes, fait d’accumulations décennales de copier/coller sur la bienséance urbaine à l’époque de la fin de l’anthropocène, et qui se veulent rêveurs, servent à l’inspiration des équipes réunies autour d’un promoteur.
Comme une écurie de course cycliste faite de soigneurs, entraîneurs, mécaniciens, ceux qui doivent composer à partir des niaiseries exposées dans les fiches de lots vont s’affronter dans le bouillant et valeureux combat d’un appel à projet ayant la couleur d’un concours, le sérieux d’un dialogue compétitif, le sentiment flatteur de contribuer à faire la ville, mais dont les ambitions architecturales se réduisent comme peau de chagrin quand apparaît le chant des sirènes de la charge foncière (c’est-à-dire l’impact du prix du terrain sur le prix de vente de l’immobilier).
Paramètre incontournable de la compétition, c’est le point le plus important de l’ensemble du dossier : combien on peut le vendre, minoré du coût du projet, égale le prix qu’on en offre.
Celui qui offre le plus est en général celui qui gagne.
Le projet architectural magnifiquement drapé dans d’ambitieux panés de format A0, nimbé de notes d’intentions de croquis et schémas, et de tableaux Xcel de consommation thermique biodynamique se résoudra in fine à une simple offre pour le terrain, et il est peu d’exemples où ce n’est pas le mieux disant qui gagne.
Tout cela pour cela !
Un projet merdique avec un gros chiffre gagne toujours devant le sublime, un peu cher avec une offre moindre.
Les appels d’offres sont des concours de charge foncière où le projet est une excuse pour donner l’impression que le choix d’un projet est un peu plus qu’une enchère.
Mais comment faire autrement puisque, que ce soit dans le diffus ou dans le fléché, la charge foncière est le paramètre roi, le « King Fucking Parameter » qui fixe le cours initial en deçà duquel les opérations ne laissent pas de marge suffisante pour que le promoteur fasse son travail. Cette marge n’est pas gigantesque, de l’ordre de 10 à 15 %, rien de scandaleux quand on décompose la ventilation des 10 000 euros du m² qui risque de devenir la norme en première couronne.
Mais que vient faire le temps dans tout cela (sujet de nos réflexions de cette année éditoriale) ? On a vu au cours des épisodes précédent que le foncier est une fonction du sol et du temps. Donc la charge foncière, doublement une fonction du temps en tant que foncier et objet d’une spéculation, débouche sur une problématique complexe de son évolution. Pour un même quartier la charge foncière, à un temps donné, n’a plus la même valeur quelque temps après.
Son coût peut monter lentement, la raréfaction des sols disponibles accentuant la hausse ; ou descendre d’un coup avec une simple petite épidémie qui flèche le diffus d’une façon irrémédiable…
François Scali
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