Trace et conservation. Recommencer comme avant le confinement reviendrait à faire consciemment courir un risque pour la préservation de l’humanité et de son devenir. Cette crise a montré que le changement était possible et pas si compliqué. Il y a une occasion à saisir. La technologie est (dans) la solution mais quelle est la question ? (1)
Il s’agit notamment de mieux nous relier dans l’espace et dans le temps, avec la terre et le vivant, accueillir l’imprévu, réactiver l’émotion, retrouver les possibilités complexes des résonances. (2) Réactiver les sens. Vivre le présent et construire le futur comme un passé sur lequel nos enfants s’appuieront fièrement.
Et le temps ré-interroge la trace, et la trace sa conservation
Les smart-building (3) conçus en n-spaces font apparaître des lieux hybrides à la fois physiques et digitaux qui produisent des traces de différentes natures. Ces nouveaux lieux sont en mesure d’enregistrer plusieurs typologies de données : énergétiques, d’affluences, d’usages, de mémoires, de services, etc. Ces données, à vertus aussi écologiques, aideront à mieux utiliser les ressources spatiales, servicielles, énergétiques et amélioreront ainsi nos environnements voire nos écosystèmes quotidiens : agrandissement de leur taille, personnalisation ou ajustement des lieux, multiplication des possibilités d’usages, amélioration de la qualité de vie des habitants, etc.
Le revers pourrait être l’émergence d’une surveillance généralisée, similaire à celle du www (world wide web), avec les nombreux dangers que cela pourrait entraîner.
Vers le Local Thick Web
Pour l’éviter, il importe de sanctuariser ces données. J’encourage pour cela la constitution de séries de réseaux locaux fermés et protégés à la fois techniquement et juridiquement. Il est important de dissocier nos activités sur la toile partagées avec/à travers le monde de nos activités quotidiennes en relations avec nos environnements physiques professionnels ou de voisinages permanents ou temporaires.
Il s’agirait donc de produire des espaces digitaux localisés indépendants, complémentaires et dissociés du www : des groupes de « local thick web » constitués de données produites par les lieux et ses habitants, à l’échelle d’un bâtiment ou d’un îlot. Le ‘local thick web’ permet de renforcer les liens sociaux de proximité. Il initie, rend visible et améliore les synergies qui en découlent à travers les contributions et les relations de tous les acteurs de l’écosystème, à la fois vivants et non vivants comme les bâtiments, les choses ou les environnements augmentés. Accompagné par un « bienveilleur » (4), ce réseau, architecturé en toile (web) de manière décentralisée et doté d’apprentissage (IA) serait l’occasion d’accélérer le passage du big data – des données quantitatives – au thick data : des données choisies, organisées où la qualité et la structuration au sein d’un ensemble sont favorisées sur sa quantité.
Le ‘local thick web’ est un internet fermé, associé à un lieu géographique continu (par exemple mon habitat à l’échelle de l’îlot) ou discret, c’est-à-dire sous forme d’archipel (par exemple mon environnement d’entreprise déployé). Il pourrait être l’occasion de reconfigurations mathématiques ou informatiques (5), des bifurcations qui, intégrant aussi l’imprévisibilité, trouveraient un « sens propre », un caractère à cet environnement physique circonscrit par le digital. Il laisserait une place à un possible enchantement.
Cet espace apprenant, pas nécessairement autarcique, peut se rendre en partie accessible depuis l’extérieur ou via d’autres réseaux. Ces typologies d’accès constituent des liaisons particulières qu’il s’agit de définir, de sécuriser et d’organiser.
Traces et conservation
Une fois ce réseau constitué, cinq interrogations au moins émergent : quelles traces conserver (et avec quel niveau de bruit ou de floutage) ? Pour quelle durée ? A quel endroit ? Qui en sont les propriétaires et les gestionnaires ? Quelle en est l’accessibilité ?
Ces réponses sont à construire collectivement mais voici des premiers éléments de réflexion. Le présent n’existe pas mais il peut s’inscrire. Le temps réel, qui n’est pas le présent, est accumulation d’informations souvent utiles mais pour une courte durée, pour faire fonctionner l’environnement bâti (par exemple l’ilot) et améliorer son apprentissage.
Les mémoires, rendues visibles à un instant parce qu’intéressantes, sont plurielles : communes ou individuelles, courtes ou longues, etc.
Le grand temps oublie les instants. Il reporte les événements qui ont sens à son échelle (et pas nécessairement antérieurement). L’échelle ce n’est alors plus uniquement tous les instants simultanément, c’est le regard, le mélange, la comparaison et le choix avec tous les autres instants à une échelle temporelle définie, c’est un cadre pour inscrire des données choisies à l’intérieur d’une somme d’espace-temps.
Le contenu et son cadre (illustration (6))
De la même manière que dans l’espace du tableau de Vermeer, Bergotte (7) se dissout dans le petit pan de mur jaune de la vue de Delft, nous attachons plus d’importance au tableau qu’à son cadre ou même qu’au mur sur lequel il est accroché, au sol, au plafond, au bâtiment, à la ville.
De même, je sélectionne spontanément des événements d’importance dans le temps : événements collectifs (notre histoire), personnels (mon histoire). Que conserver ? Et comment conserver ? Quelle place au sens propre et figuré ? Que seront alors les musées des ‘webs’ ? Des musées personnalisés, des musées efficaces, des souvenirs locaux ? Difficile d’apporter une réponse mais observons un temps la question.
Elle est vaste à une époque où les bâtiment-musées de toutes sortes se multiplient. Même s’il est important de s’appuyer sur un passé pour se projeter vers l’avenir, il est troublant de voir la place accordée aujourd’hui à la mémoire. Au regard en arrière permanent, ne devrions-nous pas préférer le regard en avant ? Pourtant aujourd’hui la beauté ou l’exceptionnel, la liberté, architecturale et spatiale, ne s’expriment presque que dans les musées et leur sont entièrement voire exclusivement dédiées. A notre époque, la beauté c’est pour le passé. Ou bien les bâtiments anciens remarquables sont pour le musée : ainsi la gare d’Orsay accueille les impressionnistes, l’Hôtel-Dieu des hospices de Beaune, un ancien hôpital, n’est plus que l’écrin du jugement dernier de van der Weyden (8), etc. Que seraient les musées qui contiendraient non pas du passé mais des possibilités d’avenir ? Passé, avenir, revenons au présent.
Des musées pour le quotidien
Dans nos paysages/bâtiments quotidiens, l’art de l’Ar(t)chitecture disparaît quasi intégralement. Il est remplacé par la fresque du « 1 % culturel » d’un équipement. Quelle époque, quel héritage ! Mais il n’est pas trop tard, le changement est dans l’air, alors peut-être pourrions-nous nous remettre à espérer ?
Avec les mots pour commencer. Inverser les situations serait sans doute plus efficace : remettre (ou construire) les hôpitaux, foyers, collèges, écoles de demain dans les bâtiments-musées d’aujourd’hui – la beauté entraîne la respectabilité, le réconfort, elle interpelle et transcende au moins occasionnellement – et les tableaux, bibelots ou objets exceptionnels dans les bâtiments hôpitaux, foyer, collège d’aujourd’hui. Ce serait sans doute, un moyen de redonner un intérêt à ces constructions quotidiennes, d’améliorer le cadre de nos vies et une manière plus juste pour mieux répartir la beauté : quand je vais voir un Van Gogh, finalement, peu m’importe le cadre tellement je suis subjugué par la peinture. En revanche, quand je vais à l’école, à l’hôpital ou au travail, j’aimerai pouvoir être de temps en temps interpellé, saisi par l’Ar(t)chitecture. Celle qui joue avec l’environnement, qui surprend, se réinvente, qui interroge. Elle m’insufflerait l’espoir, le bonheur et le recul nécessaire. Peut-être, elle m’éveillerait, me réconforterait. Un « shoot » de force de vie, et aussi un moyen de m’orienter… pour mieux Atterrir (9) !
La rationalisation des programmes architecturaux et urbains ne laisse qu’une place anecdotique à la beauté. Il s’agit de les libérer, bousculer certaines évidences, de « re-progammer » pour réintroduire ou laisser place à l’incongru, l’imprévu, le subtil et l’enchantement. Alors cette révolution hybride et numérique devient aussi l’occasion de se re-questionner sur les environnements bâtis à travers les siècles. Faire du nouveau en s’appuyant sur le déjà-là, l’ancien, les mettre en relation. Faire avec. Observer. Notre direction est à réorienter, les écosystèmes humains (les villes) d’aujourd’hui doivent être reconsidérés dans leur diversité, sans réduire leur complexité.
Eric Cassar
Retrouvez toutes les Chroniques d’Eric Cassar
(1) Technologie is the answer but what is the question ?, Cédric Price
(2) Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Hartmut Rosa
(3) The active smart-building, Eric Cassar, https://www.youtube.com/watch?v=N3Z-5mROUTU
(4) L’architecture inter-générationnelle implique de remettre à plat nos habitudes, Eric Cassar, https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/23/l-architecture-intergenerationnelle-implique-de-remettre-a-plat-nos-habitudes_6040553_3234.html
(5) Bifurquer, sous la direction de Bernard Stiegler
(6) « Architecture is both container and content » inscription en blanc sur fond blanc sur le mur d’un Interstices urbains, Arkhenspaces, http://www.arkhenspaces.net/fr/portfolio/interstices-urbains/
(7) A la recherche du temps perdu, Marcel Proust, http://blog.ac-versailles.fr/lelu/index.php/post/04/04/2011/Texte-en-regard-%3A-le-petit-pan-de-mur-jaune
(8) Hospice de Beaune, http://hospices-de-beaune.com/jugement-dernier/
(9) Où Atterir ? Bruno Latour