Une trace physique s’inscrit dans l’espace géographique. Elle est mono-lieu. Une trace hybride (physique et digitale) est multi-lieux. Elle peut générer des « alias », s’inscrire simultanément dans plusieurs lieux virtuels et pas uniquement dans le double numérique du lieu physique dont elle reste associée.
Si trace et lieu forment un ensemble, chaque trace se situe à l’intersection de plusieurs ensembles. Une même trace (1) devient réplicable, il n’y a donc plus de singularité, d’unicité en tant que telle. Mais l’exclusivité peut s’exprimer à travers des récits (2). La trace devenant au récit ce qu’une phrase est à une histoire.
Nouveaux lieux
Par lieu, nous entendons des espaces physiques et/ou virtuels augmentés des objets (livres, tapis, meubles, tableaux…), des idées et histoires, des traces qui l’habitent. « La trace est la différance qui ouvre l’apparaître et la signification », écrivait Jacques Derrida. A l’opposé, la disparition systématique des traces physiques dans de nombreux espaces contemporains (la majorité des chaines hôtelières ou de restauration, de co-working ou de co-living) accentue leur caractère formaté et aseptisé, propre à de nombreux non-lieux. Le non-lieu, définit par l’anthropologue Marc Augé, est un espace ni identitaire, ni relationnel, ni historique.
Sous ce prisme, même un espace virtuel tel qu’un réseau social ou un site de rencontre fait lieu. Il est à la fois relationnel, identitaire (chaque réseau social est différent d’un autre, comme un bar ou un café l’est généralement d’un autre bar : il est coloré d’une ambiance correspondant à l’aménagement, la lumière, la musique, l’animation…) qui n’induit ni les mêmes visiteurs ni les mêmes comportements. Enfin, il est historique, ou du moins il le devient à travers les traces qui y sont conservées et qui nous sont renvoyées parfois via des « souvenirs ».
Un lieu virtuel est régi par une architecture composée principalement d’interfaces et d’algorithmes. Elles définissent sa nature. Or il s’agit, la plupart du temps, d’algorithmes « contingents » qui dépendent notamment de l’utilisateur ou du visiteur. C’est un peu comme si dans un espace physique obscur, un projecteur ne mettait en lumière qu’une partie seulement du lieu et de ce qui s’y déroule : une personne ou une action parmi d’autres.
L’éclairage, contrôlé par la machine (l’algorithme), est différent selon chaque observateur. Il n’y a plus une vérité ou une réalité, elles sont divisées par un kaléidoscope produisant, sans le dire, des multiplicités de vérités (autant que d’observateurs). Le fossé entre réalité et réalité perçue s’accroit de manière masquée biaisant la perception, l’action de chacun et l’idée de commun. Sans connaissance de l’algorithme, le visiteur (comme la machine !) est conditionné, sans s’en rendre compte (3).
L’n-spaces, espace hybride, à la fois physique et virtuel à travers des espaces augmentés, bénéficie des deux natures. Il peut devenir un lieu simultanément fixe et contingent s’il est augmenté de traces, d’objets et idées physiques ou virtuels (photos, textes, informations…). Il se modifie en fonction de l’environnement extérieur (lumière, ombre, chaleur, etc.) mais aussi en fonction de son passé, de ses liens et de ses habitants.
Un lieu, une trace, des récits
La perception peut superposer la réalité du lieu avec une réalité plus privée ou intime propre au visiteur. Ses réalités composées s’agglomèrent et se lient. Elles dessinent pour chaque visiteur un début ou complément de récit, un chemin parmi une multitude de liens possibles. Ce récit constitue l’ossature d’une mémoire.
La mémoire fonctionne par lien, par association d’idées. L’n-spaces permet de relier et créer (éventuellement en temps réel) de nouvelles relations avec ou sans lui : liens sociaux, spatiaux, sémantiques. Il est augmenté par des couches virtuelles (4) informationnelles, des couches collectives mais aussi privées-partagées, individualisables car parfois constituées par nos traces.
Tel un vaisseau, les traces numérisées « tracent ». Elles constituent et mettent alors en lumière un réseau, un support. L’espace gagne en épaisseur, il devient dynamique à mémoire, c’est-à-dire qu’il est capable de se souvenir, et ce souvenir peut être conditionné/personnalisé. Le big data s’organise ici spatialement et devient « thick » (5). Un océan prend forme.
Les liens, supports de parcours et carte de l’n-spaces (6)
Pour cela, les couches digitales doivent pouvoir être cartographiées, voire s’auto-cartographier, rendant visible la multitude de liens possibles. Libre à chacun ensuite de dessiner son parcours parmi liens et lieux, de créer son ensemble, d’organiser son voyage.
Il y a plusieurs natures de liens qui se superposent (liste non exhaustive) :
– le lien avec/entre les visiteurs ;
– les liens au présent entre les n-spaces ;
– les liens latents qui apparaissent à postériori à travers des formes de champs sémantiques ;
– les liens fonctionnels ;
– les liens fictionnels ;
– les liens personnels ;
– les liens géographiques ;
– le lien préexistant au lieu ;
– les liens de lieux dispersés dans l’espace physique ;
– les liens du passé, d’histoire, etc.
La combinaison de ces liens produit alors des parcours, ou récits multipliés : récits d’habitants (différents pour chacun) et récits de lieux (les mêmes pour tous).
La polysémie de l’espace s’accroît. Sa lecture est multiple, en partie conditionnée, elle peut se personnaliser. Les sens sont plus ou moins visibles ou flous en fonction de chacun. Les traces numériques des lieux en interrelations entre elles et avec d’autres lieux ouvrent de nouveaux champs et font apparaître des arborescences renouvelées en fonction de récits en constitution et à venir, des transformations de l’espace dans le temps.
Ainsi support en croissance des traces, l’n-spaces s’organise, rendant possible l’émergence de nouvelles actions, fictions, de nouveaux usages, services, de nouvelles applications et de nouvelles aspirations…
Matière à récit, récit du lieu, traces à l’intersection de lieux et de liens produisent, complexifient l’histoire. Elles impulsent et/ou balisent un voyage.
Le récit prend forme dans l’espace un peu à l’image des textes avec hyperliens où un mot sorti du (con)texte peut ouvrir vers d’autres récits, d’autres mondes. La trace numérique constitutive des – et localisée dans les – couches digitales auto-cartographiées pourrait être aussi un moyen pour relier l’espace à une méta-cartographie des espaces physiques et de leurs propriétés. Ceci pouvant progressivement se déployer à différentes échelles : un groupe de pièces (appartement, galeries d’exposition dans un musée, classes dans différentes écoles, etc.), un bâtiment, un territoire. Système augmenté, la ville déploie alors ses dimensions… constituant un ensemble de poupées russes incluses les unes dans les autres mais aussi reliées à travers temps et espace.
Une toile ancrée et vivante
Une nouvelle toile se répand mais cette toile est appuyée sur la géographie « physique ». Elle n’est plus hors-sol mais ancrée dans les lieux, voire dans les espaces-temps. C’est une toile en mouvement où les liens présents se font et se défont quelle que soit la nature du lieu (principalement physique, par exemple mon bâtiment) ou principalement immatérielle (par exemple mon entreprise).
Cette toile initie de nouvelles configurations : par exemple elle facilite, dans certains cas, la « décorrélation » entre le lieu physique et la fonction. Dit autrement, elle permet alors de déployer une fonction sur plusieurs lieux. Il ne s’agit pas d’être a-topique (pas à sa place) ni u-topique (sans lieu) mais d’être poly-topique (sur plusieurs lieux). Après les esquisses de lieu en mouvement (de la New Babylon de Constant au camping-car en passant par la ‘walking city’ d’Archigram), il y a le lieu disséminé. Le lieu de mon travail (de mon habitat, etc.) possiblement dispersé : chaque espace restant lié aux autres (non plus physiquement comme dans le passé mais numériquement).
Ce nouveau maillage, cette nouvelle toile s’ajoute, se combine et entre en relation avec les autres toiles, celles des espaces virtuels du www centrés autour de savoirs, de services, de marques et d’individus. Elle décuple certains espaces pour habiter des lieux plus divers et plus profonds, mieux partagés. Augmenter ces lieux ouvre de nouveaux champs de lecture et d’actions… à explorer.
Eric Cassar
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Notes
(1) Le mot trace seul est à comprendre comme trace hybride
(2) Cf La trace n°9 : « Murs² : des murs aux murmures »
(3) Sur la nature de la trace numérique : Trace n°3 : « De la nature de la trace numérique »
(4) Cf Trace n°6 : « Dans les nouvelles strates des espaces augmentés »
(5) Big data met l’accent sur la quantité des données alors que Thick data le met sur le sens que produisent les données ordonnées, sens exprimé ici par les récits. Cf trace n°10 : « Du World Wide Web au Local Thick Web… et des hôpitaux dans les musées ! »
(6) Cf Ttrace n°7 : « Les liens des n-spaces participent au rythme de l’architecture »