
Il vient de nous quitter.* Il aurait pu dire, « l’architecture c’est un plissé, un froissé, qui se déploie dans l’espace ». L’hommage d’Alain Sarfati.
C’est simple, il suffisait d’y penser, prenez une feuille de papier, vous la froissez et vous avez un musée, un centre d’art, vous avez surtout un projet d’architecture surprenant. Voilà peut-être l’image qui vous aura été donnée, celle de la légèreté, de la simplicité, du hasard. Celle d’une autre beauté, d’une beauté fluide. Celle du nuage de la fondation Louis Vuitton, celle de la vague explosive de Bilbao.
Une autre architecture est née qui raconte une autre histoire, un autre rapport à la nature, à la technologie et une place faite à la poésie.
Il y a presque quarante ans, le jury pour le musée d’art contemporain de Nîmes (Gard) était réuni autour d’une table. Après avoir écouté Jean Nouvel présenter son projet et dire sa détestation de la gesticulation en architecture, vint le tour de Norman Foster, puis celuî de César Pelli qui avait envoyé son projet sans avoir le souci de venir le présenter. Franck Ghery était là, hésitant dans ses explications. Il faut dire que sa proposition avait de quoi surprendre et éveiller la curiosité. Nous étions en 1988, l’heure était encore au dessin.
La déconstruction n’avait pas encore de nom. Son projet était séduisant car c’était peut-être ce que le postmodernisme cherchait, une façon d’utiliser la culture pour lui tordre le cou, pour la retourner et en faire un matériau de conception. Son projet était une compression, une sorte de concaténation de tous les monuments de la ville. La tour Magne, la maison Carrée, le portique du théâtre, l’ensemble dans une figure froissée.
La nouvelle modernité était là, entière dans cette façon de transformer dans un geste, une histoire naturelle de la ville. Un beau dessin qui laissait sceptique sur la capacité de réalisation.
Le projet high Tech de Norman Foster était plus rassurant, il emporta à mon grand regret la consultation.
Il aura fallu attendre dix ans pour voir un projet extraordinaire sortir de terre. Cette fois c’était Bilbao. Une vague de titanium à l’écume pétrifiée, un monstre marin qui devenait un projet urbain, un emblème architectural et accessoirement un nouveau musée Guggenheim. Cette enveloppe, vague vibrante, immobilisait la lame de Richard Serra.
Franck Ghery avait enfin trouvé le moyen de réaliser son rêve, celui qu’il nous montre dans son film, celui de tenir l’architecture dans une main et CATIA « Conception Assistée Tridimensionnelle Interactive Appliquée » dans l’autre, car c’était l’outil qui lui manquait à Nîmes. Un logiciel développé par Matra qui allait bouleverser le champ des possibles, la technique la plus sophistiquée qui rendait le high Tech ridicule dès lors qu’il y avait un projet, celui de mettre l’histoire et la nature dans une main, la construction et les technologies de l’autre. Car son projet était porteur d’une réconciliation du poétique et du technologique.
C’est probablement une des plus grandes leçons de l’architecture depuis l’opéra de Sydney de Jorn Udzon.
Aujourd’hui notre monde ne s’intéresse plus qu’à ce que Bruno Latour appelle des « matters of facts » tout ce qui est mesurable et l’on présente les projets de Franck Ghery en parlant de matériaux et de nombre de pièces moulées. Ce qui est oublié, ce sont les « matters of concern », l’émotion, la beauté, la légèreté, le nuage après lequel il courrait désespérément.
La leçon est là, il faut en faire un projet pour que la répétition devienne un crime. Pour que le sens redevienne la base fondatrice de tout projet. Pour que l’émotion surgisse sans crier gare, il faut que, au delà de la fonctionnalité et de la construction, l’architecture soit cette part de poésie qui transforme le monde. Il n’est pas un exemple à suivre mais une démarche à comprendre pour emprunter un nouveau chemin dont il aura été un initiateur. L’heure n’est plus à la déconstruction mais à la création de liens, de relations, de connexions. Un nouveau paysage attend l’architecture.
Franck Ghery un magicien de l’architecture nous a quitté, un nuage passe.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
Retrouvez toutes les Chroniques d’Alain Sarfati
* L’architecte américano-canadien Frank Gehry, Prix Pritzker en 1989 et auteur en France de la Fondation Vuitton à Paris (XVIe) et de la tour Luma à Arles (Bouches-du-Rhône) est décédé le vendredi 5 décembre, à l’âge de 96 ans.