L’architecture est un art d’usage et un art politique. Quelles seront les conséquences de l’intelligence artificielle (IA) sur le droit moral et sur les champs ouverts de l’architecture ? Tribune.
Avant-propos
Les incidences qu’a l’intelligence artificielle sur le droit moral, appliqué à la matière d’architecture, se mesurent davantage sur des œuvres construites que sur du dessin. Toutefois, une œuvre existant souvent par l’addition des deux, il est permis de considérer que le droit moral s’applique aussi bien à l’œuvre bâtie qu’à l’idée qui la précède et qu’elles en seraient toutes les deux impactées en même temps, mais chacune à sa manière.
L’architecture
L’architecture, à la différence de la peinture, de la musique, de la sculpture ou de la photographie, est un art d’usage. Ce qui signifie qu’elle est un art dont l’espace organisé se partage avec des individus pouvant interagir à tout moment sur sa mise au point ou sur ses mutations.
C’est évidemment aussi un art politique qui se dévoile à travers ses objectifs sociaux et environnementaux. Et, reste surtout un art d’assemblages qui, complexe, met en scène une dimension sensible qui différencie une œuvre d’une construction, proprement dite. Étant toutefois précisé qu’un ouvrage construit sans récit ou sans émotion n’est pas de l’architecture. Mais ni plus ni moins que de la construction.
L’Intelligence artificielle en architecture
L’intelligence artificielle vise, avec l’aide de machines, à produire des systèmes qui se rapprochent le plus possible de l’intelligence humaine. Or, la conception et la construction d’un ouvrage peuvent être améliorées par un usage ciblé ou ajusté de l’IA.
À partir de composantes géométriques, physiques, mathématiques, fonctionnelles ou techniques, l’intelligence artificielle peut (et à vitesse vertigineuse), fournir une gamme illimitée de résultats plus ou moins vrais qui répondent, tous azimuts et sans véritable hiérarchie, à des demandes précises. L’arbitrage des données multiples, souvent même contradictoires, étant, à ce moment-là, réalisé avec une puissante dose de conscience ou d’émotion.
Conscience et émotion : deux états essentiels
Mieux : ce sont deux équations organiques ou alchimiques qui font aujourd’hui méchamment défaut à l’intelligence artificielle. Car, si celle-ci est un outil qui permet d’augmenter notre efficacité en matière de tâches secondaires ou répétitives, elle ne permet toutefois pas d’inventer ce qui n’existe pas encore.
Construites à partir d’un prompt, d’un texte ou d’un croquis, les applications de l’intelligence artificielle générative de type Midjourney, Dall ou Stable-Diffusion sont infinies et sont en constante expansion. Et, la production d’images issues d’une banque de données colossale est, à ce jour, totalement décorrélée des idées, des récits ou des émotions qui les initient.
L’architecture est en effet le produit instinctif mais conscient d’une succession de paramètres choisis par son auteur, puis soumise à cette part personnelle d’émotion dont on ne peut apprécier la dimension ou l’importance qu’une fois l’œuvre assemblée et montrée.
La création est un long chemin de décisions successives. Elle se différencie de l’Intelligence artificielle par cette conscience qui nous conduit aujourd’hui, plus que jamais, à faire des choix arbitrés d’abord par l’émotion. Car si depuis Galilée et Descartes le développement des sciences a réduit la vision que nous avions du monde à un simple objet d’exploration technique ou mathématique, jusqu’à le désincarner, il ne faut pas s’étonner que, sans vraie résistance aux attaques en règle du progrès-roi, nous en soyons arrivés à cette situation paradoxale ou insensée à travers laquelle nous devenons les otages de nos propres inventions.
Quantité d’avancées et d’innovations ont contribué, dans le temps, à modifier en profondeur nos sociétés. Pour tenter d’y concourir aujourd’hui avec efficacité, l’intelligence artificielle doit s’enrichir en adaptant distinctement les réponses qu’elle produit aux domaines spécifiques qu’elle impacte. Plus d’éthique et plus de qualités opérationnelles sont d’ores et déjà attendues.
Cas d’un déplacement exemplaire du regard
Mais c’est aussi à l’auteur – qu’est l’architecte ou l’artiste – d’exploiter les qualités indicibles des résultats produits et de s’en servir pour diversifier ou augmenter les terrains d’expression de son art. Comme transposer, par exemple, dans les champs de l’architecture ou de la peinture, ce que fit Edgar Degas à la naissance de l’art photographique, en réalisant son fameux tableau intitulé « Danseuses dans les coulisses », une pièce datant de 1878 au travers de laquelle se distingue un chemin. Une scène réalisée à partir de quatre danseuses assemblées sous la brosse d’Edgar Degas qui la compose en articulant quatre clichés photographiques de la même ballerine, à partir desquels il crayonne.
Or, si le pastel montre plusieurs danseuses dans des poses différentes, il s’agit, en fait, d’une seule jeune femme rousse, capturée par la photo, en mouvements contigus, dans une composition diagonale. Une compréhension particulièrement aiguë de l’auteur d’un avantage que seule une technique naissante est en mesure de proposer. Touche personnelle qui, en exploitant le support, enrichit le travail du peintre et en fait littéralement une œuvre. Une forme d’art augmenté, réalisée à partir d’un enchaînement saisi sur le vif, mettant la technique de la photographie au service d’un travail ouvert à d’autres supports que ceux qui sont habituellement les siens.
S’il semble que les peintres aient été d’abord favorables à la photographie, ils avaient tout de suite vu en elle « la servante idéale de la peinture ». (Baudelaire)
À l’arrivée de la photographie, d’aucuns pensaient pourtant que la technologie empêcherait tout auteur de s’exprimer. Aussi, si comme Degas, toute nouveauté est exploitée avec une sensibilité appropriée, alors de s’interroger : pourquoi l’architecture ne devrait-elle pas, elle aussi, se montrer favorable à des évolutions prometteuses comme l’intelligence artificielle, par exemple, puis faire en sorte que d’aussi fortes provocations soient directement ou indirectement impliquées dans une possible évolution de l’architecture ?
Droit moral appliqué en architecture à travers l’utilisation de l’IA
On distingue le droit moral du droit économique, un droit plus spécifiquement lié au droit d’auteur, appelé aussi droit patrimonial.
Quand bien même l’auteur transmet ses droits patrimoniaux à des tiers, le droit moral qu’il exerce sur l’œuvre lui reste attaché. Or, une production entièrement générée par l’intelligence artificielle ne peut, en aucun cas, être considérée comme une œuvre à part entière sur laquelle s’exerce un droit d’auteur, tout autant qu’un droit moral. Étant précisé que la reprise d’une œuvre ne peut, en effet, se prévaloir d’une quelconque originalité.
La preuve par l’exemple avec la fameuse Maison sur la cascade de l’architecte Frank Lloyd Wright, construite en 1935 en Pennsylvanie, et reprise dans ses grandes lignes par un as du logiciel Midjourney. On constate une reprise des éléments essentiels de l’œuvre originale : superposition et alternance de lignes horizontales pleines et vides, installation de l’œuvre dans un paysage boisé et dense, puis posée sur une cascade. Une interprétation séduisante, un dessin parfait, mais une absence évidente d’originalité dans le positionnement de l’œuvre dans le site et des masses bâties.
Nous savons par ailleurs que par l’amendement porté à Rome – en 1928 – à la Convention de Berne, la protection des œuvres littéraires et artistiques comprend deux formes de droit moral : la paternité et l’intégrité. Ces droits sont, à peu près, rapportés ainsi (je cite) : « Indépendamment des droits patrimoniaux, l’auteur, ou l’architecte, conserve le droit à la paternité de l’œuvre comme celui d’en préserver l’intégrité en s’opposant à toute modification ou mutilation de celle-ci, comme à toute atteinte préjudiciable à sa notoriété ».
Là, dans la Maison sur la cascade, même si l’image est modifiée (et pas le bâtiment lui-même), le droit d’auteur et le droit moral sont touchés de manière égale. Car, à l’origine d’une architecture, il y a un auteur. Or, le droit moral confère à l’auteur d’une œuvre architecturale, le droit au respect de son nom et de son œuvre, en toutes circonstances.
Droit moral appliqué, par l’exemple
Les situations où la mise en cause du droit moral en architecture a été effective sont bien antérieures à l’apparition de l’intelligence artificielle. Aussi, pour illustrer mon propos, j’évoquerai la mise en danger, lors d’époques différentes, de l’intégrité du profil de la tour Eiffel.
À l’issue des Jeux 2024, Anne Hidalgo, maire de Paris avait décrété que les anneaux olympiques devaient rester en place sur la tour Eiffel, sans se préoccuper des dégâts visuels générés par un logo n’ayant plus de sens, les jeux finis. Une atteinte du même type avait été portée, de 1925 à 1934, à la tour, pour le compte du magnat de l’automobile française, André Citroën.
Alors qu’il serait permis de penser qu’un tel monument, du fait de son incontestable rayonnement, pouvait être protégé de ces atteintes au droit moral, il n’en est rien. C’est pourquoi la proposition de la classer au titre des monuments historiques est sans doute le meilleur moyen de protéger l’ouvrage de Gustave Eiffel. Serait ainsi installé un droit moral empêchant tout acte de barbarie engagé à l’encontre de cette œuvre exceptionnelle.
Cas d’un détournement préparé du regard
En 2007, à la demande de Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, un workshop international est monté pour réfléchir à la conception d’un bâtiment de grande hauteur, Boulevard Massena, en bordure du périphérique et de la Seine. Emerge alors une figure associant une tour de logements à une tour de bureaux, reliées l’une à l’autre dans l’espace par des espaces publics lancés en ponts entre elles. Plusieurs sujets sont réglés en même temps : l’épaulement technique de leurs activités respectives, puis l’affichage des échanges thermiques dynamiques sollicités entre deux immeubles de contenants compatibles (l’un générateur de chaleur, l’autre, consommateur d’énergie). Un objectif inédit, enfin : celui d’un élancement gracieux des tours.
Cette idée, matérialisée par la présence de deux immeubles hauts, jouant de sororité dans le paysage parisien, est distinguée et saluée par tous les observateurs comme la juste solution foncière, énergétique et esthétique. Pourtant, elle est laissée sans suite. Cependant, quelques années plus tard la ville de Paris lance un concours international restreint. Des équipes d’architectes sont retenues mais aucune de celles du premier tour.
Un architecte est désigné. Et si se reconnaît à travers son dessin un des points remarquables de la première proposition, on n’en retrouve pas le fond. Transposition et redéfinition ambiguës d’une image marquante dont n’aura été retenu que le dispositif formel (deux tours au lieu d’une) sans reconduire ce qui lui avait donné sens et élégance.
Ici, ce n’est pas tant le droit d’auteur qui est mis à mal mais le droit moral. L’idée d’origine, au prétexte de la faire réécrire par un autre, est malmenée puis abîmée par une réponse massive dont l’idée même d’une gémellité-surprise est balayée par l’obsession du rendement financier.
Une œuvre toute en dessins, continuée après disparition de son auteure
Le champ d’exploitation des images augmentées le plus connu et le plus significatif en architecture est celui des suites données à l’œuvre de l’architecte irako-britannique Zaha Hadid par ses successeurs, à la suite de son décès en 2016. Des logiciels puissants permettent désormais de proposer à un amateur des œuvres de l’architecte un bâtiment dessiné et exécuté « à la manière de ». Exagérations formelles d’un style en courbes, très significatif.
De nombreux projets ont été avancés en son nom, après sa disparition. Or, si les droits patrimoniaux auront été réglés, à l’évidence, par sa succession, le droit moral, lui, aura plus certainement été bafoué. Car il est possible en effet d’affirmer que l’intégrité de l’œuvre est en permanence bousculée par ces invasions barbares se produisant, pour des raisons commerciales, à l’intérieur de son travail d’auteure, le conduisant vers une déclinaison illimitée de produits sans intérêt.
Le droit moral d’Hadid ne tient pas, en effet, seulement à l’intérieur d’un bâtiment qu’on peut reproduire ou réinventer en son nom (ce que ses successeurs font en permanence depuis sa disparition) mais dans la construction d’une pensée globale et générique dont elle seule eût été légitime pour la faire évoluer sainement. La maison du Port à Anvers, construite d’après ses derniers dessins en est la preuve. À tel niveau d’exploitation d’une œuvre, disons sans hésiter que le droit moral est atteint.
Une œuvre construite, poursuivie après la mort de son auteur
Si l’œuvre barcelonaise bien connue de l’architecte catalan Antoni Gaudi a été poursuivie à partir de ses plans et de ses croquis, elle ne peut être détachée du fait que l’architecte vivait sur le chantier et aidait à la réalisation de chaque détail sculpté dans la pierre, travaillé directement avec les artisans présents sur site.
Là, nous sommes réellement au cœur d’un solutionnement impossible : celui de l’intégrité intenable d’une œuvre prolongée dans le temps. Car, il ne s’agit pas de la représentation ou des écrits d’une œuvre, mais d’une œuvre construite et inimitable, au même titre qu’une huile dont la touche du maître n’est jamais reproduite qu’à peu près.
La Sagrada Familia aura donc été poursuivie par nos contemporains dans un état d’esprit proche de celui d’Antoni Gaudi, bien qu’il soit impossible d’imprégner l’œuvre avec la même ferveur exprimée en son temps devant la vierge par l’architecte. Ici est atteinte la limite de la compréhension et de l’application du droit moral. La question qui se pose alors devant une situation de cette nature devient la suivante : devions-nous, au nom du droit moral couvrant intégrité et paternité de ce chef-d’œuvre du modernisme catalan de la fin du XIXe siècle, accepter la poursuite des travaux ?
Le constat est que la mesure – ou la sobriété relative – exprimée par les hommes, à travers leurs interventions récentes sur l’œuvre ne bouscule pas le droit moral de l’auteur autant qu’aurait pu le faire une architecture tirée de l’application directe des images produites par l’intelligence artificielle.
Preuve par l’image.
En conclusion
À travers le caractère biaisé du monde que Cervantes faisait parcourir à Don quichotte, il lui faisait croiser les routes les plus agitées et les plus ligotées de l’illusion et de la réalité. De comprendre alors que si la vérité fonctionne grâce à une somme de certitudes, elle ne peut se reconstruire qu’à l’aide d’une grande sagesse : celle de ses incertitudes.
L’intelligence artificielle réduit le champ de nos incertitudes et de nos contradictions à une infinité de certitudes qui amenuisent le champ de notre imagination et des comportements qui en découlent. Or, dans cette affaire, c’est bien un océan d’illusions produit par cette intelligence si particulière que nous voyons camper et se répandre sur les terrains de la création ou du prolongement d’une œuvre. Alors, qu’à s’y projeter sainement, c’est bien l’idée d’une réalité produite par l’émotion et l’imagination qui compte.
Einstein a dit que « l’imagination est plus importante que la connaissance car la connaissance est limitée tandis que l’imagination englobe le monde entier, stimule le progrès et suscite l’évolution ».
Anne Démians
Octobre 2024