La rédaction de Chroniques reçoit chaque semaine de nombreux dossiers de presse d’architectes et de maîtres d’ouvrage. Qu’importe le projet, le contexte, les enjeux, voire les ambitions, les textes reprennent toujours les mêmes éléments de langages normalisés. Quand l’architecture se banalise aussi à coups de mots-clés…
Comment est-il possible que tous les projets, quelle que soit leur typologie, soient décrits de façon similaire, avec les mêmes mots, les mêmes tics, les mêmes expressions ? Ne revenons pas ici sur le constat d’une architecture uniformisée, mondialisée. Cependant, se pencher sur la prose des agences ou de leurs maîtres d’ouvrage à l’attention des journalistes, et par extension à destination de potentiels commanditaires, apporte malgré tout un éclairage à ce triste constat.
Chaque document reprend, plus ou moins dans l’ordre, les lexèmes actuels. La flexibilité et la mutabilité, la réhabilitation et la restructuration, le bois et la paille, le circuit court et le biosourcé, la durabilité inventive et la soutenabilité, la mutualisation et la mixité, le partage versus l’inclusif, la sobriété, heureuse bien sûr, et la matière, la végétalisation versus l’anthropocène, la densité aimable, le grand paysage …
La multiplication de ces apophtegmes* dans l’air du temps évoque une liste de course ou le bon manuel à l’usage du promoteur en recherche active de l’architecte qui cocherait ainsi toutes les cases. « Que te faut-il ? Du bois ? J’ai ! Des toitures végétalisées ? J’ai ! De la densité aimable ! Pas de problème ! … »
Depuis quand les architectes se sont-ils ainsi transformés en marchands de tapis au point de rendre non pas confuse mais inintéressante leur communication ? A qui est destiné un dossier de presse si ce n’est aux journalistes, pour éveiller un tant soit peu d’intérêt envers plusieurs années de travail ? Or, en ayant abandonné tout ressort critique à l’égard de la profession, la presse spécialisée s’est mise elle-même en position de simple relais de la communication architecturale.
Dès lors, le communiqué de presse, loin d’annoncer fièrement la livraison d’un projet et d’en décrire les qualités, devient pour quelques agences plus prolifiques que d’autres une sorte de réflexe, dans la même veine que le reportage photographique. C’est ainsi que chaque opération de 80 logements avec exosquelette et large vitrine en pieds bénéficie désormais d’un dossier de presse lui scotchant au minimum un tiercé de concepts à la mode.
Ces concepts ayant été tellement essorés par tous, ils en sont secs de sens. Comme ce projet parisien de l’agence Harley Quinn architecture* qui vise « à densifier « vers le ciel » pour en démontrer la pertinence sur les territoires spécifiques, à l’articulation de contextes multiples. Il conjugue densité et plaisir d’habiter, préservant les équilibres essentiels de la perception du vide et du plein », ou ces autres logements toulousains de l’Atelier Stephen Strange « avec une façade principale exposée plein sud, il a été primordial de réfléchir à la manière de garantir un confort d’été à tous les logements. Pour cela un double dispositif, alliant de grandes ombrières métalliques venant prolonger de larges balcons filants tout le long des façades constituant de véritables pièces en plus ».
Des statisticiens calculent l’inflation à partir du panier moyen de la ménagère sur la base d’une petite quarantaine de produits du quotidien. Le promoteur en mal d’architecte, pour répondre à sa consultation, n’a lui qu’à piocher directement dans la littérature des agences.
En témoigne cet atelier de vingt ans d’existence, Black Panther Archi, fondé après de longues années chez un Pritzker qui n’avait déjà plus beaucoup de cheveux, et dont les projets n’ont depuis pas grand-chose à prouver à personne. Ses références devraient argumenter de la bonne tenue de la production et lui permettre ainsi d’accéder à la commande qui lui est destinée. Grands équipements, tours (les vraies, les hautes), sièges sociaux en tout genre…
Pourtant, cette agence comme les autres doit corrompre ses idéaux et son architecture au profit d’une banale liste de courses sans grande envergure, preuve qu’en 2022, il ne s’agit plus vraiment de réfléchir pour gagner les concours, l’architecture d’aujourd’hui n’étant plus que de la communication. Guide d’usage pour une programmation tertiaire : biodiversité, checked, terrasses partagées en bois (10 m² !), checked, mur végétal pour accueillir la faune du XIXe arrondissement, checked, attention au bien-être, checked, réemploi, checked !
Les notes d’intentions sont du même acabit, dans lesquelles il n’est plus question de faire preuve de réflexion mais bien de citer les bons mots aux bons endroits comme si le texte allait passer dans un logiciel dont l’algorithme serait bêtement programmé à reconnaître les mots magiques.
La récupération de ce vocabulaire issu des grandes écoles de commerces et de communication et maintenant vidé de son essence a dépossédé les architectes de leur métier et de leur savoir-faire. A vouloir faire des appartements tendances, avec des pièces en plus partagées, pendant ce temps les maîtres d’ouvrage, devenus des « clients », là aussi ce n’est pas anodin, se sont doucement infiltrés dans les consultations, avilissant sans pudeur les cuisines et bunkerisant les salles de bains, tout en créant l’œuvre ultime de l’habitat du XIXe siècle, des WC de 4 m² !
Quant aux clients, s’ils maîtrisent le tableur Excel et le langage percutant du jeune entrepreneur, n’ont-ils pas perdu de vue leur métier, celui de maître d’ouvrage, initialement ingénieur, et sachant ? Entre un maître d’ouvrage qui ne sait plus que compter et un maître d’œuvre à qui il n’est plus demandé de réfléchir, comment dans ce contexte s’étonner de la qualité des bâtiments livrés ces dernières années ?
Qu’importe que le « bois » vienne de Finlande, que le mur en « paille » soit surépaissi, que le bois ne représente qu’une infime partie de la structure au regard du béton, que la « végétalisation » n’aura qu’une espérance de vie limitée dans 50 cm de terre en terrasse. Dès lors, plutôt que d’exprimer l’incongruité de créer des « forêts urbaines » sur les « toitures partagées » (mots comptent double) l’injonction conduira les professionnels de la conception à en oublier leur Gaffiot en proposant des essences sans grand intérêt parce qu’un arbre, quoi qu’en disent les écologistes opportunistes, a besoin de terre afin de laisser s’épanouir dans le temps long leur système racinaire.
Ce blabla stérile et pourtant nécessaire dans la vie de certains ateliers répond aux diktats de quelques édiles à la culture urbaine, architecturale ou paysagère imposant de « végétaliser » les espaces publics. Plutôt alors que d’offrir des réponses contextualisées, plus chères, quoique, mais viables, mieux vaut répondre par des arbustes minables poussés hors sols dans des bacs à sable. Comment ne pas évoquer encore l’injonction de la tuyauterie visible dans les espaces services des bâtiments tertiaires, faussement branchée ?
La pauvreté du langage reflète-t-elle la pauvreté des idées et des idéaux ? Au-delà de quelques architectes sachant comment survendre du sable dans le désert, que comprendre de cette reprise systématique de concepts actuels au détriment d’une réflexion plus large et générale sur un temps très long ?
Et cet architecte interviewé sur son travail qui empilait consciencieusement dans chaque phrase « flexibilité + biosourcé + démontabilité » et « biosourcé + démontabilité + flexibilité » et encore et encore. Pas de doute, en cas de citation, je ne pouvais pas ne pas oublier ces quelques mots magiques. Le fond, qui était à l’origine de la discussion, n’y était plus du tout, à ce point recouvert d’un décorum sans plus d’intérêt. Pourquoi, comment, le contexte, les autres projets de l’agence ? Tout est « flexible ». Pourtant l’atelier Murdoch et Starck ne construit ni en Kapla ni en guimauve et est reconnu et publié et travaille avec réussite à des conceptions démonstratrices.
Cette course à la banalisation des tics de langage produit toujours plus de lieux communs. Se sont-ils relus les architectes et maîtres d’ouvrage qui abreuvent de constructions en paille, en bois ou en terre comme s’ils réinventaient le monde ? Ont-ils oublié leur cours de première année consacré à l’architecture mésopotamienne du IIIe millénaire avant Jésus-Christ et la maison ronde de Mari ? Probablement pas mais puisqu’il en faut passer par là pour signifier qu’ils savent à ceux qui eux ne l’ont jamais su.
A force d’enfoncer des portes ouvertes, la banalité devient contreproductive.
Frédéric Dard faisait constater au Commissaire San Antonio qu’un « coup de ripolin ne sauvera jamais un mur qui s’écroule ». Il parlait du maquillage d’une femme de petite vertu. Les architectes devraient prendre garde : à trop ripoliner leurs projets, ils finiront par avoir du mal à en montrer les vertus.
Léa Muller
* Parole mémorable ayant une valeur de maxime
** Le nom des agences est inventé, les citations véridiques.