C’est dans les vieux pots que se font les meilleures soupes dit-on. Ce qui vaut en cuisine vaut-il pour l’architecture ? En témoigne sans doute le site de la friche industrielle de La Coop, à Strasbourg, au sein du plus grand projet urbain français. Car, lors du dévoilement à la presse en juillet 2016 du plan-guide, que nous expliquent Alexandre Chemetoff et la maîtrise d’ouvrage sinon que, sur ce territoire de neuf hectares, doit demeurer «l’esprit Coop», ce qui ne nous rajeunit guère ? Architecture hors du temps ?
La première coopérative commerciale a vu le jour sur ce site au tournant du XXe siècle. Son objet – son programme dirions-nous aujourd’hui – était de permettre à tous l’accès à de nombreux produits du quotidien issus de la région, à des tarifs défiant ceux des distributeurs. Ce modèle éco-innovant plaçait déjà le consommateur au cœur d’un dispositif en circuits courts tout en affichant une responsabilité sociale. C’était il y a plus de cent ans ! Les préoccupations sont strictement les mêmes aujourd’hui, seul le vocabulaire a changé, le caractère universel initial se traduisant désormais par «économie sociale et solidaire». Le plus étonnant est sans doute qu’en ce lieu même l’architecture demeure et s’apprête à relever du même idéal. Une gageure en 2016 ?
Toujours est-il que la Coop, le bâtiment, au fil d’un siècle, a été affublé d’additions fonctionnelles qui, bien que sans valeur esthétique pour la majorité d’entre elles, seront cependant pour la plupart conservées et réutilisées afin de ne pas rompre le récit de ce lieu mythique de la ville. Conservation matérielle donc. La Coop originelle, le distributeur régional, fondée en 1902 par 125 ouvriers métallurgistes de Strasbourg, existe encore sauf qu’elle est désormais cachée sous la marque de grandes enseignes de la distribution.
Conservation immatérielle ? «Notre intention est de conserver l’esprit Coop avec l’invention de nouveaux modèles d’économie sociale et solidaire, comme des logements participatifs, coopératifs ou en autopromotion qui pourront s’installer dans les bâtiments», explique Alain Fontanel, adjoint à la culture de la ville de Strasbourg. Dont acte. Comme il y a cent ans ?
Alexandre Chemetoff, pour son plan-guide, s’est donc attaché à restituer cet ‘esprit Coop’. Il a mesuré et inventorié les espaces, listé les usages passés et ceux possibles aujourd’hui avec pour objectif, dans une volonté «d’économie solidaire, de partage et d’entraide», de réutiliser au maximum les bâtiments tels qu’ils ont été conçus. «Il n’y aura pas de politique de la table rase car nous sommes face à un territoire à réaménager, nous travaillons donc partout à partir de ce qui existe», dit-il. Faire du neuf avec de l’ancien, le thème est désormais porteur et les 125 métallurgistes d’origine seraient sans doute bien étonnés que la question d’une distribution pour tous de produits régionaux bon marché se pose encore au XXIe siècle.
«Le temps est court pour agir, le site est vulnérable, il faut sauver les bâtiments et leur grande qualité architecturale», souligne cependant Alexandre Chemetoff. Il propose de jouer de cette problématique de l’urgence au service du projet social, ce qui dépasse largement le cadre de la conservation de quelques vieilles bâtisses montrant des signes de faiblesse dans leurs structures, sans parler de l’étanchéité. La première étape, et non la moindre, sera donc celle de la sécurisation des lieux et des choix de ce que l’on garde ou pas.
Incidemment, c’est justement La Coop historique qui permet de réinterroger la création architecturale et la production de la ville aujourd’hui normalisées. Alexandre Chemetoff propose ainsi «de travailler notamment sur l’idée du plein air et de la santé comme ouverture du corps et de l’esprit sur la ville». Un concept qui présidait déjà à la construction de la Coop au tout début du XXe siècle. Rapport utopique à la ville extraordinaire, le grand retour ? Il est rassurant dans un sens que malgré les sombres prédictions, telle volonté humaniste demeure, au moins en ce lieu : la Coop, ce n’est pas Europa City.
Cela écrit, hier comme aujourd’hui, l’esprit Coop répondait surtout à besoin économique. «Mettre en place une économie de la mesure, c’est conserver l’idée de l’épargne originelle inhérente à la Coop», indique Alexandre Chemetoff. C’est ainsi que les travaux se feront dans un «esprit de modération», soit 20 M€ prévus au budget.
Quels programmes pour optimiser quels lieux ? Des galeries d’arts et des ateliers d’artistes, une brasserie géante dans la sublime salle hypostyle de la cave à vin, une maison du projet, les réserves des musées, des lieux d’expositions, des fablab et des espaces de ‘coworking’ (travail collaboratif en français pour ceux à qui cela importe), du logement coopératif, social, en accession… une vraie mixité programmatique en somme.
Selon l’homme de l’art, la SPL Deux-Rives, propriétaire de la concession d’aménagement, peut rapidement imaginer des programmes en adéquation avec les lieux. La salle d’embouteillage offre ainsi une vue sur la partie industrieuse de Strasbourg, sur la ville au travail. C’est assez rare de l’observer de ce point de vue, encore plus derrière cette grande façade vitrée en accordéon. Une brasserie 1 000 couverts est imaginée à cet endroit.
A La Coop, il se pourrait peut-être même bien que la réutilisation du patrimoine serve à se jouer des normes, à les interroger au moins. «Le public cherche des lieux bruts, non formatés comme peut l’être le processus actuel de la fabrique de la ville», soutient l’urbaniste. Il est vrai sans doute que la logorrhée législative a, en un siècle, singulièrement compliqué et la lettre et l’esprit des règles de l’art de construire. L’identité du lieu au secours du choc de simplification administrative !
«En général, dès qu’on a des bâtiments patrimoniaux comme ceux de la Coop, on les dédie à la culture et on n’y touche plus. Mais dans un espace public préservé, il peut se passer des choses, les gens peuvent vivre et s’y rencontrer. C’est ainsi que je conçois cet ensemble dont beaucoup d’éléments précieux sont réutilisables, comme ces verrières ou ces sols en pierres polies qui seraient hors de prix si on devait les mettre en œuvre aujourd’hui», précise Alexandre Chematoff.
L’histoire toujours. Le site Coop-Alsace se situe aujourd’hui dans un double axe stratégique dans le Projet de Rénovation Urbain (PRU) de la ville : celui de la Neustadt bâtie dans la période d’annexion allemande entre 1870 et 1914 en extension du centre-ville historique et l’axe ville-port déjà dessiné par les premières réalisations du projet Deux-Rives. Pour Alexandre Chemetoff, «la ville ne rejoint pas le port, elle y revient». Via l’économie sociale et solidaire et en circuit court ?
Cela écrit, l’esprit Coop atteint vite ses limites. Toujours est-il que les programmes proposés dans les 45 000 m² de ces lieux chargés d’histoire sont certes pour la plupart culturels mais, surtout, gérés et financés par la puissance publique, qu’il s’agisse de la SPL Deux-Rives ou de la Métropole pour les espaces extérieurs. Les 400 logements seront quant à eux portés par des promoteurs privés qui, de l’aveu d’Alain Fontanel, «font déjà la queue devant la porte», pour acquérir cette charge foncière précieuse, à la porte de l’Allemagne.
Dont acte.
Léa Muller