Super, le Pritzker Prize a été attribué en mars 2021 à des Français, Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal (Lacaton & Vassal), des architectes suscitant le débat. Cocorico ! Mais que signifie ce prix et que dit-il de nous ?
Le Pritzker, nous en avons déjà parlé*, se devait d’avoir une femme à nouveau dans le palmarès, même dans un couple, tant le retard est grand à rattraper. Une Française donc, mais laquelle ? Sur quelle image de la France le jury s’est-il donc appuyé pour répondre à cette question ?
Que cela dit-il de nous ?
Quitte à être politiquement correct, le discours de Lacaton & Vassal, le développement durable, la frugalité, tout ça, n’était pour les jurés** du Pritzker pas très compliqué à comprendre, il est par ailleurs intelligible par le plus grand nombre et ne risque pas de faire polémique. Il n’y a qu’à voir depuis leur consécration le nombre d’articles paresseux et de tribunes bien-pensantes qui reprennent tous les éléments de langage à la mode, délivrant à l’infini le même communiqué de presse hagiographique. Surtout ne pas parler d’architecture car, ce que propose l’agence Lacaton & Vassal, est-ce de l’architecture ?
L’école d’architecture de Nantes par exemple, c’est un poteau porteur tous les dix mètres plus des poutres de liaison et trois plateformes de béton pour le bâtiment principal, tous ces éléments ayant été préfabriqués. C’est ça l’architecture ? En ce cas elle est en effet à la portée de tous.
En 2009, à propos de cette école, Jean-Philippe Lacaton définissait ainsi l’art de l’agence :*** « Nous voulions mettre en œuvre un système constructif comparable aux mécanos. À la manière d’un Ikea ou d’un Auchan, un ensemble d’éléments montés les uns sur les autres avec de grandes portées. Cette multiplication d’espaces et de mètres carrés est construite pour que « quelque chose » se produise, dans la continuité de fonctionnement de l’école d’architecture ou non ».
Architecture Ikea ? Auchan ? Ce n’était pas imagé… Et l’espoir qu’il s’y passe « quelque chose » ? En voilà une volonté qu’elle est gentille. L’espace est selon eux un réservoir de valeur. Pourquoi pas mais laquelle ? Celle qui se mesure en mètres cubes ? En plus, nonobstant leur esthétique de zone d’activité, le polycarbonate en façade et les menuiseries en PVC de Leroy Merlin, des dérivés du pétrole, ne sont pas très développement durable.
C’est tout à l’honneur de ces deux architectes d’avoir poursuivi leur carrière sans rien céder de leurs convictions mais ce qui n’était au départ qu’un concept intéressant et généreux semble devenu au fil du temps une idée fixe et autant de variations sur un même thème. Dit autrement, différents contextes, même réponse.
« Que ce soit une école d’architecture à Aarhus au Danemark (2016) ou le lycée français Alexandre Yersin à Hanoi au Vietnam (2013), la Maison des Cultures et des Mémoires de Guyanne à Cayenne (2013), un centre de recherche à Holcim en Suisse (2008) ou encore la reconversion de l’îlot New Holland Island à Saint-Pétersbourg en Russie (2011), on retrouve l’utilisation quasi automatique du même langage architectural », observe Jean Hanisch dans son mémoire de fin d’études intitulé : Analyse interprétative de la grammaire architecturale de Lacaton et Vassal dans les projets de transformation. (Faculté d’Architecture de Liège – 2018). Il n’est pas le seul à s’étonner.
Quant à elle, la réinterprétation ad vitam aeternam de serres horticoles démesurées (depuis l’espace d’exposition provisoire pour la 12ème Documenta à Kassel en 2007 jusqu’au FRAC de Dunkerque livré en 2015) est-elle vraiment à chaque fois judicieuse ? Il faut de la bonne volonté pour s’en convaincre.
En tout cas, si Lacaton & Vassal prônent de s’opposer fermement aux normes de construction actuelles, l’agence applique les siennes avec un systématisme qui ne laisse pas d’étonner. Un modèle reproduit à l’infini par son auteur devient au mieux un style, sinon une doctrine, au pire un dogme. Or ici l’architecture est partout identique, est-ce encore de l’architecture ? De quoi nous parle ce Pritzker ?
Une architecture à l’économie ?
Chez Lacaton & Vassal, l’économie prévaut toujours sur une dimension formelle ou esthétique du projet. Mais cet argument n’est-il pas un peu spécieux puisque économie de projet et recherche de la beauté (pour faire court) ne sont pas forcément antinomiques mais procèdent simplement de choix différents.
Pour un même projet, un architecte peut décider de mettre plus d’argent dans un accueil généreux, un peu chic et rassurant et se contenter du minimum pour une façade arrière sans intérêt, un autre fera le choix de prestations intérieures de qualité, un autre de menuiseries en matériau noble ; chez Lacaton & Vassal, hormis l’espace, c’est pauvre partout. Certes faire du parking non peint ne coûte pas cher tout comme est frugal le pain sec par rapport à la confiture…
Se souvenir que l’idée qui guidera leur pratique est née en construisant des maisons individuelles. Mais il y a une grande différence entre construire des maisons individuelles, certes de qualité, telles que la maison Latapie ou Coutras, et des logements sociaux tels ceux de la Tour Bois-Le-Prêtre à Paris ou la Cité Manifeste à Mulhouse : les maîtres d’ouvrage des premières sont partie prenante et acteurs de l’opération et adhèrent d’avance au projet proposé, les locataires des seconds se voient imposer un mode de vie et une vision du monde qui ne sont pas forcément les leurs.
Certes, sans doute que des habitants de la Cité Manifeste ont su trouver l’usage de leurs grands espaces, peut-être d’ailleurs plus facilement que les étudiants en architecture de l’ENSAN, mais la responsabilité de l’architecte n’est pas de faire malgré eux le bonheur des locataires de logements sociaux, surtout quand la loggia supplémentaire devient le cellier ou la cave qu’ils n’ont pas, ou plus. Bienvenue également aux canisses de celles et ceux qui veulent protéger leur intimité. Ou faut-il que le logement social fasse social pour exister ?
« Ce qui apparaît clairement, semestre après semestre, c’est que le discours sur l’appropriation de l’espace – dont la quantité est censée garantir la flexibilité – ne repose pas sur l’analyse des usages réels, mais se fonde sur une idée préconçue et peut-être un peu naïve de ce qu’est le fonctionnement d’une école d’architecture.(…) Dans la nouvelle « nouvelle école » d’architecture de Nantes, tout est effectivement possible, mais finalement peu de chose arrivent tant l’usager est entièrement livré à lui-même », prévenait déjà Valéry Didelon dès 2011.**** Sans compter qu’il y fait froid l’hiver et chaud l’été.
Un espace indéterminé et modulable à outrance répond-il toujours efficacement à certaines contraintes fonctionnelles ? Quelle fonction par exemple pour la halle AP2 du FRAC de Dunkerque, laissée en héritage du projet de Lacaton & Vassal et gigantesque coquille souvent vide, peu modulable et hors de proportions pour les artistes qui tentent d’y exposer ? Et qu’il faudra entretenir !
Une vision plastique de la France
Enfin demeure la question de l’image car ce Pritzker, c’est bien de la France qu’il parle au monde entier. Quelle France ? La France de la misère, de la frugalité, de la tristesse, la France qui ne peut pas se payer des tuyaux en fonte ou en zinc ? Celle de l’esthétique de la récup’ et des palettes en terrasses ? La France des bricoleurs du dimanche, avec béret et baguette ? Un Pritzker Bricorama ?
Je ne suis pas sûr pour ma part qu’un discours sur la frugalité soit propre à réenchanter l’architecture. Bravo et félicitations à Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal mais, quelles qu’en soient ses qualités et ses intentions généreuses, leur œuvre n’enchante guère. Ce Pritzker est une injonction à la frugalité impérieuse et sans nuance. Quelqu’un se souvient que la vie est belle ?
Christophe Leray
PS : Si leur nom n’est pas cité pour ce prix – trop d’hommes sinon – il ne faut pas passer sous silence les contributions de Frédéric Druot et Christophe Hutin.
Les articles de notre dossier Pritzker 2021
– Pritzker 2021, plastique bien française ?
– Lacaton & Vassal, un Pritzker et quelques paradoxes
– Brutalité architecturale, comment résister au naufrage ?
– Mais pourquoi diable un Pritzker français ?
– Lacaton & Vassal, le jury du Pritzker 2021 explique son choix
*Voir notre article Pritzker 2020 : #MeFour pour Yvonne Farrell et Shelley McNamara
**Jury Members
Alejandro Aravena (Chair) : Architect, Educator and 2016 Pritzker Laureate – Santiago, Chile
Barry Bergdoll : Architecture Historian, Educator, Curator and Author – New York, New York
Deborah Berke : Architect and Dean, Yale School of Architecture – New York, New York
Stephen Breyer : U.S. Supreme Court Justice – Washington, DC
André Aranha Corrêa do Lago : Architectural Critic, Curator and Brazilian Ambassador to India –
Delhi, India
Kazuyo Sejima : Architect and 2010 Pritzker Laureate – Tokyo, Japan
Wang Shu : Architect, Educator and 2012 Pritzker Laureate – Hangzhou, China
Benedetta Tagliabue : Architect and Educator – Barcelona, Spain
Martha Thorne (Executive Director) : Dean, IE School of Architecture & Design – Madrid, Spain
Manuela Lucá-Dazio (Advisor) – Paris, France
*** Entretien avec Jean-Philippe Vassal et Florian Depous par Karine Dana. Le Moniteur Architecture, n°185, Février 2009
**** « Valeur d’usage, valeur d’image : la nouvelle école d’architecture de Nantes », Criticat, septembre 2011