A l’école des Beaux-arts, Le Corbusier faisait figure de messie. Pourtant les débats contradictoires ne manquaient pas. Je me méfiais des ZUP, des cités qui se construisaient en tournant le dos à la culture de la ville. Je me méfiais de la charte d’Athènes qui allait liquider la ville.
J’avais ma ville en tête, Meknès, qu’Henry Prost avait dessinée. Cette ville dont j’avais longtemps arpentée la rue de la République à la sortie du lycée. Je la découvrais dans toute sa diversité, sa complexité, sa modernité. En rentrant à l’école, j’allais affronter ce qui était une contradiction presque insurmontable.
Deux questions vont hanter mon parcours d’étudiant : Pourquoi dessiner des ordres classiques ? Pourquoi cette haine de la ville traditionnelle de la part de Le Corbusier ?
Tout poussait à n’être préoccupé que d’unité, une harmonie qui se confondait avec l’uniformisation. Peut-être par réaction ai-je voulu penser la «diversité», celle des points de vue, celle d’une architecture ouverte sur le monde.
Aujourd’hui, un «seul maître en architecture» domine tous les enseignements et constitue un obstacle à l’épanouissement d’une «modernité durable». La critique n’est pas permise alors que les ravages du dogme unique continuent d’opérer.
Mon parcours a été marqué par cinq leçons de Le Corbusier, cinq leçons qui m’ont finalement incité à sortir de la pensée unique et de l’enfermement.
La Cité Radieuse
Marseille. C’est mon oncle qui me fait découvrir la Cité Radieuse, un projet dont je ne connaissais rien. Je suis sorti émerveillé de la «Maison du Fada» : tant de modernité ne pouvait que me convaincre de la justesse du chemin qui s’ouvrait. Ma réflexion aurait pu s’arrêter là jusqu’au moment où nous nous sommes retrouvés devant l’empreinte de l’Homme Idéal, empreinte scellée dans le béton.
Le guide expliquait comment ce système de proportions avait conduit à tant de beautés dans l’ajustement entre les différentes pièces des appartements et des meubles. Avec les bras levés, l’Homme Idéal mesurait 2,26m et son ombilic se situait à 1,13m. Je n’avais plus qu’à vérifier ce système de mesure puisque c’était exactement ma taille, 1,83m.
L’expérience, amusante sur le moment, m’a pourtant laissé une impression désagréable. Et ce n’est que bien des années plus tard que j’ai réalisé ce qu’il y avait d’insupportable : l’évocation, pour les nazis, de l’homme idéal avec des yeux bleus et des cheveux blonds. La démarche n’était-elle pas la même ?
La définition d’un idéal, d’une beauté unique, une pensée totalitaire, était un premier élément de réponse à mon intérêt pour «la diversité», l’ouverture, la fluidité, le degré élevé de connexité dans la ville.
Dans cette mouvance, le Mirail, à Toulouse, conçu par un élève de Le Corbusier, sorte de rue intérieure, voulait favoriser les échanges mais est devenu un enfermement.
Pessac, la cité Fruges
Pessac est une commune des environs de Bordeaux. Frugès et Le Corbusier avaient imaginé d’y construire un ensemble de logements, blocs de béton cubiques et colorés, sans toit. Ma surprise a été grande lorsque je suis allé visiter le quartier (devenu introuvable). Leur rejet d’une esthétique avait conduit à une réinterprétation de l’architecture.
Elle mettait en évidence la spécificité du logement comme programme et la nécessité de penser, avec le temps, à des adjonctions, extensions, une autre forme d’œuvre devait faire l’objet d’une réflexion. Umberto Ecco avait ouvert la voie, celle de L’Œuvre Ouverte et l’architecture, support d’appropriation, devait tourner le dos à une conception de l’architecture objet.
Philippe Boudon, qui faisait comme moi des études d’urbanisme, trouvait que les principes de Le Corbusier étaient ouverts, que le plan libre permettait toutes les partitions, qu’on pouvait remplir les pilotis, rajouter une toiture sur une terrasse, diviser une fenêtre en deux sur sa longueur. De mon côté, la répétition avait sa limite et la possibilité de choisir devenait une autre façon de concevoir. Pour moi, l’architecture devait être attentive et à l’écoute des différences alors que la «machine à habiter» est ce qu’offre l’industrie aujourd’hui.
Je suis de ces gens qui pensent que l’on peut parfois avoir raison, seul contre tous, et dans le cas de cette réalisation la démonstration me semblait claire.
Le couvent de la Tourette
Avec les architectes Philippe Boudon et Bernard Hamburger, nous avions hâte de découvrir ce couvent dont nous connaissions par cœur les plans et les photos. Arrivés tôt le matin, plutôt en avance, nous avons engagé une conversation avec le Dominicain qui nous accueillait. Nous étions émerveillés et notre plaisir n’échappa pas au frère portier dont la réaction a plutôt été surprenante.
«C’est normal, nous dit-il, vous êtes des architectes. Mais nous qui avons choisi de rentrer dans un ordre religieux, nous ne resterons pas ici. C’est absolument invivable. Dans le couvent où nous étions auparavant, les cellules étaient toutes différentes. Ici on peut mettre un moment avant de s’apercevoir que l’on s’est trompé de porte. Ces pilotis, ces escaliers ouverts, cette terrasse, cette transparence, tout ceci ne nous permet pas de laisser traîner quoi que ce soit, tout doit être en permanence rangé. Lorsque vous ferez des logements, pas pour vous mais pour les autres, pensez à faire une pièce, un petit coin pour que chacun puisse vivre avec son désordre».
La répétition, l’ordre, la transparence, autant de beauté et la vie devient impossible. Pas de cave, pas de grenier. Il avait un propos bachelardien, son discours nous était inaudible, nous, nous étions modernes, définitivement modernes.
Quelques mois plus tard, le couvent a été transformé en centre de séminaires, géré par les Dominicains. On peut dire que la bonne architecture est celle qui peut changer d’affectation. L’adaptabilité, l’évolutivité, sont des notions qui alimentent aujourd’hui l’espace de conception mais il n’est pas sûr qu’un monastère, ou un phalanstère, soit le paradigme du logement moderne.
La chapelle de Ronchamp
Au détour de la route apparaît au loin, comme une voile, un blanc dans la noirceur de la forêt, un signal furtif et puis plus rien. Elle est là, posée dans les nuages, prête à s’envoler et incroyablement ancrée dans le sol. Loin de toute composition, de toute frontalité, de toute symétrie, elle est loin de tout. L’invitation à la découvrir, à la contourner, renvoie à ce moment de concentration qui précède la méditation ou peut-être la prière.
Le souvenir est lointain et pourtant je revois cette lourde porte, cette entrée dérobée, le sol en schiste noir et la pénombre qui m’ont submergé. La lumière envahit l’espace à travers une myriade de petites baies colorées, un éblouissement fait disparaître la pénombre, quelques cierges brûlent, l’émotion est là.
L’architecture se cache dans cette tension entre le ciel et le sol, entre cet ancrage et cet élan, comme un nuage pétrifié. Rien de l’extérieur n’annonce ce passage de la lumière à l’ombre, ni la soudaine irruption de la lumière qui soulève le ciel. Là, le fonctionnalisme de l’architecte a tourné la page pour laisser place à l’indicible, au poétique, à la part de nature que contient l’architecture.
Des années plus tard, j’ai ressenti cette même sensation en découvrant la bibliothèque de Hans Scharoun, à Berlin.
La Sorbonne
L’école des Beaux-arts était en effervescence, tout le monde était présent, les anciens comme les modernes. Le grand amphi de la Sorbonne avait ouvert ses portes pour accueillir une conférence de l’architecte le plus connu en France, le Maître allait parler. L’école était pleine à craquer d’architectes. Le public attendait dans la rue pour voir arriver Le Corbusier.
Avec une heure de retard, il arriva, venant de la rue de Sèvres. Il expliqua son retard par les encombrements qui rendaient la ville impropre à la vie moderne. Sous des applaudissements ininterrompus, il s’est dirigé vers le tableau et d’un geste ample, il a dessiné un demi-cercle de la droite vers la gauche. Il a accompagné sa gestuelle d’une phrase «le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest, en passant par le Sud sous nos latitudes». Il s’ensuivit une immense ‘standing’ ovation qui m’a tellement impressionné que j’en garde le souvenir intact, seul souvenir qui me reste de cette soirée.
Mais de ce moment je n’ai pas cessé de trouver insupportables les constructions qui faisaient peu de cas de l’orientation. Comment, après une telle leçon, voir encore aujourd’hui des réalisations se faire sans prendre en compte l’orientation, qu’il s’agisse de la végétation des façades ou des ouvertures ? Aujourd’hui où l’on parle beaucoup de réchauffement climatique, comment ne pas considérer qu’une avenue a un trottoir au soleil et l’autre à l’ombre, une différence qui induit des pratiques et des aménagements différents, des dissymétries ?
Il m’a fallu du temps pour comprendre pourtant combien l’enseignement des Beaux-arts, celui de la vitesse, avait sa part de modernité. C’est exactement la demande qui est faite aujourd’hui. Il est demandé d’abord une perspective, une image, on verra le reste après ! L’école était déchirée et ce soir-là allait rendre compte de cette folie qui l’avait envahie et ne l’a pas quittée, cette schizophrénie. J’ai lu et beaucoup aimé l’histoire de la petite maison que Le Corbusier avait conçue pour ses parents. J’ai relu vingt ans après et détesté, l’histoire de cette petite maison dont il avait conçu le projet sans connaitre le terrain, et l’orientation!
Epilogue
Depuis, l’académisme de l’Ecole des Beaux-arts a cédé le pas à un conformisme qui doit presque tout à celui qui s’est battu contre les institutions en place, Le Corbusier. Lui seul a rempli le vide. Quelques voix se sont élevées pour mettre l’accent sur ses accointances avec des pouvoirs douteux, il n’était pas le seul.
L’architecture est tellement dépendante de la politique qu’il ne me viendrait pas à l’idée de traiter le maître de fasciste. Il avait incontestablement une pensée totalitaire, le Modulor en est la preuve. Comment ne pas critiquer l’Homme idéal ? Mais aujourd’hui cette façon de concevoir le monde est amplifiée par l’inquiétude, par la peur de l’autre, inquiétude provoquée par le tout-technique dont l’appel de la nature devient un cache-misère.
Pour aborder l’architecture dans sa richesse et dans sa diversité, il faudrait sortir de cette pensée unique, «continentale», et se poser la question de ce que serait en architecture une pensée «archipélique», métaphorique et fluide. Deux concepts que j’emprunte à Edouard Glissant.
Pour répondre à l’attente du développement durable, qui s’impose et susciter un désir d’architecture, il faut un minimum de sincérité, une dose de passion, une pincée d’écoute, un brin de culture architecturale ouverte. L’architecture est ambassadrice de cultures naissant par hybridation, où l’altérité a un mot à dire. La vraie création, celle qui sera durable, n’est rien d’autre.
Alain Sarfati
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