
Ethel Hazel, psychanalyste rue Labrouste à Paris, suit depuis cinq ans en thérapie l’architecte D. Elle a identifié chez ce tueur en série de blondes aux yeux bleus, comme elle, un syndrome inédit lié à son métier qu’elle est la première à décrire dans un article scientifique : le syndrome de la belle au bois dormant de l’architecte D., dont voici la conclusion. (4/4)
***
« Ce qui ne se nomme pas n’existe pas. Ce qui n’existe pas est condamné à se répéter ».
Boris Cyrulnik
***
Nota. L’intention de cet article est de décrire précisément un nouveau syndrome identifié au travers de la personnalité de D. l’architecte, un méticuleux, audacieux – et, disons-le, élégant – tueur en série. Ce texte est issu de séances plus ou moins espacées au fil de plusieurs saisons de thérapie. La plupart des informations ci-dessous, écrites sous le sceau du secret professionnel, peuvent le cas échéant être corroborées par l’inspecteur Nutello (dit Dr. Nut), du service national des disparitions inquiétantes. E.H.
La première fois
Je suis partie du principe de « la première fois », il y en a toujours une, en essayant de déterminer l’élément déclencheur qui a fait de D. l’architecte un tueur en série. Atteindre cet élément déclencheur, et le comprendre, serait un grand pas en vue d’une éventuelle guérison, me disais-je.
Pour déterminer pourquoi D. passe à l’acte, il y a certes le fait que ses futures victimes le quittent, en quelque sorte, mais avant qu’elles ne disparaissent, il en fait généralement l’éloge, et un éloge sincère. Pour les plus jeunes, il est fier de les former et se dit fier d’elles, même s’il avoue facilement qu’il n’a souvent plus de nouvelles d’aucune d’entre elles, des disparitions qu’il rationalise à chaque fois tout aussi facilement. Serait-il jaloux de leur intelligence et de leur créativité, voire de leur beauté, qu’il ne se cache pas d’admirer même si cela ne se voit sans doute pas pendant les heures de bureau ? Est-ce la jalousie, qui l’inciterait à provoquer la rupture pour en finir avec elles, ou est-ce de la rancune, et il les tuerait parce qu’elles s’en vont ?
Pour répondre à cette question – jalousie ou rancune – j’ai donc tenté de déterminer à quel moment D. est passé à l’acte pour la première fois. Je ne connaissais pas encore l’existence de Claire, une camarade durant ses études d’architecture portée disparue depuis, une disparition confirmée par Dr. Nut et que l’architecte n’avait évoqué avec moi qu’en termes sibyllins, comme habituellement. Je sais aujourd’hui que cela signifie donc que D. a commencé à tuer tôt, il y a presque 40 ans maintenant si l’on se fie à l’âge auquel il est rentré en école d’architecture. Était-il conscient de ce qu’il faisait ? Avec ce que nous savons aujourd’hui, il est permis de penser qu’il a peut-être choisi d’étudier l’architecture justement pour pouvoir mener à bien ses projets criminels. Pour autant, Claire l’étudiante était-elle la première ? Avait-il, comme beaucoup de tueurs en série, commencé par les petites filles blondes à la maternelle, dont il faisait l’éloge auprès de ses maîtresses, ou en tuant des chats ou des grenouilles ? Je me souviens avoir tenté d’en avoir le cœur net lors d’une séance mémorable.
– Question : « À quel moment êtes-vous devenu ce que vous êtes, ce que vous êtes vraiment je veux dire ? »
– Citation (j’avais noté : D. rêveur) : « Comment dire… Tout d’un coup, après la première fois, j’ai compris que je venais de faire quelque chose qui me séparait des autres et que c’était quelque chose qui ne pouvait jamais être défait. J’ai compris qu’à partir de ce moment-là, je ne pourrai plus jamais être comme les gens normaux. J’ai dû rester là dans cet état pendant vingt minutes. Je n’oublierai jamais ce sentiment. C’était comme si j’avais traversé une frontière pour pénétrer un royaume dont je ne pourrai jamais revenir. Mais je ne fais que paraphraser David Alan Gore ».
– Question : « David Alain Gaure ? Un architecte ? » (au moment de cette séance, je n’avais évidemment encore aucune idée de qui il s’agissait)
– Citation : « Non, David Alan Gore, pas un architecte, un ‘serial killer’. Je dis ‘serial killer’ car il est américain. Il a fini exécuté en Floride, je crois. Bref, il y a eu en effet un élément déclencheur ».
J’avais déjà compris – même si j’étais encore loin de penser que je coucherai un jour, ou plutôt une nuit, ou plutôt deux nuits, avec lui – qu’avec sa psychanalyste, il parlait de son métier pour évoquer ses assassinats. Je pensais ce jour-là n’avoir jamais été aussi proche de la vérité, du moins celle de l’architecte dont je sais qu’elle peut avoir un rapport lointain avec la vérité quand ça l’arrange.
– Question : « Cet évènement traumatisant, c’était dans votre enfance ? »
– Citation : « À l’adolescence plutôt. N’est-ce pas d’ailleurs la période des premiers émois ? Et puis, pourquoi traumatisant ? Je n’utiliserai pas ce mot. Votre premier modèle, la première maquette, exactement celle que vous vouliez, dans les moindres détails, est un intense moment de fierté, certes, mais rien de traumatisant ».
– Question : « Qu’en avez-vous fait, de ce modèle ? » (je me souviens encore des palpitations de mon cœur ce jour-là).
– Citation : « Quand ce fut fini, j’ai tout minutieusement remis en ordre, sans laisser aucune trace de mon passage ».
– Question : « Pourquoi aucune trace ? »
– Citation : « Parce que ce n’était qu’un début et que je ne suis pas un homme nostalgique. Je me plonge dans un projet passionnément, j’y consacre tout le temps et l’attention nécessaire, voire plus, et j’y mets du cœur, mais quand le projet est achevé, je le mets derrière moi et regarde vers le prochain. D’ailleurs, à l’agence, à part dans les archives évidemment, je ne garde pas d’autres preuves de l’existence de ces projets passés sinon le fait qu’ils sont physiquement construits quelque part, avec une adresse, et dans la mémoire de celui qui les a bâtis ou préservés ».
– Question : « C’est suffisant la mémoire ? » (quelle séance c’était, je m’en aperçois mieux maintenant en pensant aux corps des victimes de D. que l’on ne retrouve jamais).
– Citation : « C’est suffisant pour une vie d’homme. Au bout d’un moment, on en a trop des souvenirs, on ne sait plus qu’en faire alors on les range quelque part dans le cerveau, les mauvais vont perdre au fil du temps leur pouvoir de nuisance, les bons vont s’embellir à chaque fois d’y penser encore. Donc, je préfère ne rien garder sinon des souvenirs émouvants. Et ceux-là, tous ces projets réussis, sont bien au chaud et conservés précieusement. Même si je parle souvent de mes passions en termes de contraintes et d’indignations diverses, la réalité n’est pas aussi sombre et effrayante qu’il y paraît. Je m’amuse aussi beaucoup et le plaisir est, à l’occasion, trop rare hélas, particulièrement intense ».
Il me faut donc ici reconnaître qu’en cinq ans je ne suis jamais parvenue à identifier ni la première fois de D. – je soupçonne que c’était avant même qu’il soit architecte – ni l’élément déclencheur de cette première fois. Force me faut-il également de constater que son sens du secret – « je ne laisse aucune trace » – se révèle d’une redoutable efficacité. Durant sa garde à vue, l’expérimenté Dr. Nut, n’a rien pu obtenir de lui à ce sujet non plus.
Science-fiction
À la vérité, y a-t-il eu une première fois ? Il m’arrivait déjà à l’occasion de douter de la réalité de ce que racontait D. D. serait-il un formidable affabulateur ? Et si Dr. Nut avait tort ?
Et si, comme tous mes autres patients finalement, D. ne me racontait depuis toutes ces années qu’une série de fantasmes ? La preuve, il ne m’a pas tuée, moi ! Il a eu l’occasion, deux fois. A-t-il même tué quiconque puisqu’on ne retrouve jamais les corps ? Et si même ses semi-aveux n’étaient qu’éléments d’une fiction élaborée dans ses moindres détails, un rêve qu’il se serait construit ? Et si D. n’était qu’un affabulateur qui aurait fini par croire en ses propres histoires ?
Peut-être n’est-il que son propre scénariste d’une vie trépidante n’ayant rien à voir avec la vérité de sa routine d’architecte sans originalité parmi des milliers d’autres ? Ou, pire, serait-ce moi qui projette mes propres fantasmes sur D. qui ne serait qu’un habile, ironique et pervers conteur d’histoires ?
L’affabulation, telle que décrite notamment par ma consœur psychanalyste Simone Korff-Sausse, est une voie d’issue qui évite l’effondrement dépressif ou la décompensation psychotique. « C’est le plus souvent un épisode passager, qui laisse place ensuite au développement névrotique normal ; mais quelquefois il s’agit du début d’une organisation psychotique ou perverse », écrit-elle. Une organisation, qu’elle soit psychotique ou perverse, n’est rien d’autre qu’une construction intellectuelle ou mentale. Et qui mieux qu’un architecte pour bâtir un univers fantasmagorique parfaitement construit, solide, où chaque cheminement a été précisément organisé et toutes les hypothèses contextuelles prises en compte ?
Sa mère était professeur de lettres et D. a souvent fait état de son amour de la lecture. Serait-il un écrivain frustré qui, une fois architecte, aurait créé les éléments d’une aventure incroyable, à la Monte-Cristo, pour éviter l’ennui ? Après tout, mes premières pensées quant au fait qu’il pourrait être un tueur en série sont nées de ses propos, de ce qu’il me racontait. A-t-il su toucher quelque chose en moi, auquel cas il me faut envisager que D. m’ait, sinon manipulée, du moins entraînée dans son univers pervers – voire sadique ? – où tout paraît crédible et effrayant, comme l’univers d’Alice au Pays des merveilles ?
D’ailleurs D., s’il s’est montré presque bavard, pour autant ne m’a jamais donné aucune preuve, aucune indication précise pour corroborer la noirceur de ses desseins, y compris lors de nos nuits passées « ensemble » maintenant que j’y pense. Peut-être n’ai-je finalement entendu que ce que je voulais entendre et si j’ai passé deux nuits avec lui, c’est parce que je le souhaitais moi. Et si tout cela était mon propre fantasme ? N’est-ce pas moi qui, la seconde fois, ai mis l’oreiller sur mon visage ? Et si D. n’était qu’un formidable acteur ?
Pour autant, pourquoi parler d’affabulation ? Peut-être s’agit-il pour lui d’une extraordinaire œuvre d’imagination ancrée dans son réel. Son agence existe, il est divorcé, il a deux enfants, il construit des bâtiments, le tout d’une extrême normalité. Aurais-je donc moi-même mal interprété ses propos ?
Si l’hypothèse de l’affabulation vaut ici d’être évoquée par acquit de conscience, je n’y crois guère. De fait il y a le précédent d’un architecte assassin, Rex Heuermann, un architecte de New York qui a assassiné plusieurs jeunes femmes au fil des ans et dont les corps étaient découverts sur une plage de Long Island, toujours la même. C’est D. l’architecte qui m’en informa.
– Citation : « Rex Heuermann par exemple est le nom d’un type qui est architecte ET tueur en série. Il a été arrêté à New York, à Long Island, là où vivent les New Yorkais ni trop riches ni trop fameux. Un truc incroyable : architecte à New York, pas loin de la cinquantaine, divorcé, deux enfants, un garçon une fille. Ce pourrait être moi à Paris ».
– Question : « Un tueur en série, dites-vous ? »
– Citation : « Exactement, et pas n’importe lequel. Il est soupçonné du meurtre d’une dizaine de femmes sur une période de plus de vingt ans ! Pouvez-vous croire une chose pareille ? »
– Question : « Et comment les tue-t-il, ce Rex, cet architecte-roi ? »
– Citation : (j’avais noté : « D. presque triomphant ») : « C’est là que toute comparaison avec moi s’arrête ».
– Question (imaginez ma surprise…) : « Pourquoi ? »
– Citation : « Parce que ces femmes qu’il tue sont toutes des jeunes prostituées, des pauvresses en somme, sans doute alors heureuses de penser avoir tiré un gros lot avec un architecte de ‘Downtown’. En réalité, on retrouve les corps des filles, battues à mort, les mains liées dans le dos. Certains ne sont plus en entier. C’est terrible. Comment quiconque peut-il faire une chose pareille ? »
Ici, D. l’architecte établit clairement un lien entre Rex Heuermann, l’architecte américain et ‘serial killer’ comme on dit là-bas, et lui-même mais pour marquer sa distance. Il n’aime pas le miroir que lui tend ce Rex Heuermann. Non seulement lui ne bat ni ne découpe en morceaux les femmes qu’il assassine mais il laisse entendre que ses victimes ne sont pas des « pauvresses » pour reprendre son expression, comme si la qualité de ses victimes rejaillissait sur lui et faisait la démonstration de son talent.
En somme, en quelques lignes D. fait montre de son mépris pour ce Rex Heuermann, une sorte d’amateur abominable à ses yeux, pour exprimer clairement qu’il n’a rien à voir avec ces méthodes et ne veut pas que, dans mon esprit au moins, il puisse y être associé. Lors de cette séance, il avait apporté une dernière précision, montrant bien à quel point le sujet lui tenait à cœur :
– Citation : « Je crois que ce qui distingue [Rex Heuermann] en tant qu’architecte, est sa violence et sa méchanceté, comme si en battant et tuant ces femmes il exprimait une volonté de vengeance mauvaise. Ce n’est en effet pas la vocation habituelle d’un architecte. Pour autant, vous savez, les architectes, et avec eux les gens un peu originaux, rencontrent souvent des gens méchants. Peut-être que comme un chien battu et accablé de méchanceté, Rex ressentait de temps en temps le besoin de mordre à son tour et de se montrer plus méchant encore ».
D. ne porte ici aucun jugement sur le fait de tuer, c’est la façon de faire qui l’émeut. M’a-t-il raconté tout cela pour m’emmener plus loin dans son délire de dramaturge ou faut-il y voir, comme je fais, les volutes de son activité criminelle ? C’est hélas aussi proche d’un aveu que je suis parvenue.
La répétition, ou synchronie
Si je peux dans le cadre de cet article parler de syndrome, c’est, nous l’avons vu, parce qu’il y a chez D. l’architecte une répétition des actes. Or pour la psychanalyse, la répétition compulsive inconsciente serait liée à un effet traumatique dû au débordement du moi face à une réalité ingérable. Son métier d’architecte serait-il finalement au-dessus de ses moyens intellectuels et de son ambition ? La répétition peut être ainsi un moyen habile de ne pas se poser de questions : faire une école, puis deux, puis dix, les faire sinon mieux au moins plus vite. Des psychanalystes soulignent d’ailleurs que la répétition en elle-même, plus que l’acte répété, finirait par être source de jouissance.
Il ne fait aucun doute que D. jouit de ses trophées accumulés dans son mausolée enfoui quelque part mais l’architecte en lui ne s’est jamais laissé aller à répéter ses bâtiments ; de mémoire, parmi ceux dont il m’a parlé, du logement à la morgue en passant par un projet urbain en Bretagne rurale, il n’en a à ma connaissance pas fait deux pareils. La répétition chez lui, parce qu’il est architecte, ne peut donc pas être une stricte reproduction des mêmes actes, même s’il tue de la même façon toutes ses victimes, du moins celles qu’il garde, en les étouffant d’amour pour ainsi dire. C’est l’aspect négatif de la répétition quand elle est au service de la pulsion de mort.
Je cite ici la thérapeute Annie de Butler : « D’une certaine façon, nous pouvons dire que la répétition fait à la fois le jeu d’Éros – en suscitant séduction et amour – et le jeu de Thanatos – en faisant de la relation le lieu de projections répétitives des anciens traumatismes liés aux expériences affectives précoces ». Noter que D., sans psychanalytique de couple, a fini par créer de lui-même un personnage ayant à la fois les traits d’Eros, d’Hypnos et de Thanatos.
J’ai abordé avec lui de sujet de la répétition :
– Citation : « Je ne crois pas que le principe de plaisir soit mis à l’écart dans la pulsion. Quand les gens deviennent obèses avec trop de sucre, c’est le principe de plaisir qui induit la répétition puis la compulsion, comme avec la cigarette. Pour autant, quand un architecte démarre un projet, que dis-je participe à un concours, que dis-je est retenu pour un concours, que dis-je est choisi pour réaliser une faisabilité à deux balles, même si le processus est répétitif et, en effet, souvent compulsif, il n’exclut pas pour autant la notion de plaisir. Il faut comprendre ce que c’est que de gagner un beau concours, dans une compétition du tonnerre, et c’est votre nom qui sort, c’est extrêmement jouissif et tout architecte a envie de revivre ce moment-là encore et encore ».
– Question : « Même si la représentation pulsionnelle est entravée ou s’avère incomplète, voire inatteignable… »
– Citation : « Mais un projet d’architecture est toujours incomplet et ce que vous appelez « compulsion de répétition » n’est peut-être que la volonté de mieux faire à chaque fois. Est-ce un processus d’addiction ? Peut-être pour certains d’entre nous, certainement même. Un état de dépendance, comme un toxico attaché à sa drogue ? Sans doute aussi dans un sens puisque moi-même je ne saurais rien faire d’autre qu’architecte. Je peux nommer l’architecture ma passion, mon métier, mon talent, tout ce que l’on veut, toujours est-il que je serais bien en peine de faire autre chose, et je pense que cela vaut pour beaucoup d’architectes, alors les mots addiction et dépendance, ne serait-ce que d’un point de vue financier, peuvent sans doute s‘appliquer à mon cas, vous avez raison ».
– Question : « C’est ce que vous cherchez avec moi, une issue à l’emprise d’une répétition mortifère ? »
– Citation : « En tant qu’architecte, j’ai de la chance, je ne refais finalement jamais deux fois la même chose et mes ouvrages me survivent… Mais c’est une passion pénible et il n’y a guère qu’avec vous que je peux en parler aussi librement tant, justement, il me faut habituellement, où que je me tourne, me garder de ma franchise. Sinon, pour le reste, peut-être êtes-vous en effet une issue à une répétition mortifère. Je ne le sais pas encore, cela ne dépend pas que de moi ».
Nous connaissons la suite. Il est certain en tout cas que D. prépare pour chacune de ses victimes sa propre « couche » parfaitement appropriée mais, comme l’architecte aux dix écoles, prépare-t-il la même pour toutes ? S’il était ingénieur, sans doute. Mais, en tant qu’architecte, il faut ici comprendre la répétition au sens théâtral du terme. Peut-être que le lit ou cercueil de la première victime n’était que la répétition générale de la suivante…
Sans doute donc ces « couches » deviennent-elles de plus en plus élaborées, de plus en plus belles au fil du temps et de l’expérience acquise. Nous avons déjà évoqué le sens de la mise en scène de l’architecte D. et sans doute que chaque installation donne lieu à un grand spectacle dont il est l’auteur, le réalisateur et seul spectateur. Il faut ainsi envisager que comme un metteur en scène, D. ne joue qu’une seule représentation à la fois, qu’il n’a jamais qu’une seule « couche » en préparation ; il détesterait sans doute l’idée pour « ses femmes » qu’elles dorment dans un dortoir ou attendent dans une glacière que leur chambre soit prête ; il veut leur accorder à chacune toute l’attention qu’elles méritent. Cela pourrait expliquer pourquoi les délais entre les disparitions apparaissent de plus en plus courts, non seulement dans l’acte de tuer, mais dans la capacité de conserver.
Ainsi, si D. en vient peut-être à répéter ses meurtres pour le plaisir de la répétition elle-même, c’est au fond une succession de représentations générales qui l’inspire.
Je l’ai interrogé sur cette notion de rituel.
– Citation : « C’est justement mon rôle d’architecte de trouver des espaces entre la répétition rigide et fermée – ce que vous appelez la stéréotypie – et le champ plus large investi par les rites et rituels variés. Il faut encore à l’homme de l’art faire la distinction entre les rites intimes de l’individu et ceux de la communauté. Distinguer automatisme et culture est souvent difficile, c’est pourtant nécessaire pour élaborer des réponses architecturales individuelles et collectives adaptées ».
C.Q.F.D.
Conclusion
Nous avons largement évoqué et décrit le modus operandi de D., comment depuis des décades il choisit ses victimes – toutes blondes aux yeux bleus – et comment il les tue selon des rituels parfaitement et subtilement élaborés. Nous avons déterminé ce pour quoi il les garde – D. est une sorte de polygame platonicien – et, certes sans preuve formelle, nous pouvons cependant expliquer assez précisément comment il les conserve, dans un mausolée où chacune de ses victimes, réunies ensemble, dispose de son propre « lit » où reposer nue et belle pour l’éternité. Où est son mausolée et combien contient-il de corps sont les seules questions encore sans réponse mais elles n’empêchent en rien la description du syndrome dont est affecté D. l’architecte.
Un syndrome est un ensemble de symptômes qu’un patient est susceptible de présenter simultanément lors de certaines maladies. En psychanalyse cependant, un syndrome est « un tout, une unité clinique, dont les éléments sont rapprochés entre eux par des liens d’affinité naturelle » (Porot 1975). Une unité clinique, c’est exactement l’univers qu’a bâti D. au fil des décades.
Avant de conclure, je fais ici, à nouveau, une petite réserve, afin de distinguer le syndrome de la Belle au bois dormant des syndromes hystériques, névrotique ou schizophrénique habituels. En effet, si le syndrome de Cotard décrit par exemple le délire de certains mélancoliques qui s’accusent d’avoir commis tous les crimes, causé tous les malheurs dans tous les temps (Mounier, Traité caract., 1946, p. 320), je peux affirmer ici que l’œuvre de D., si elle est en effet œuvre d’une phénoménale imagination, n’est pas l’élucubration d’un cerveau malade puisque le passage à l’acte est attesté.
Nous savons depuis Lacan que ce n’est pas « le dit » qui compte mais « le dire ». Pourtant, à chaque fois, je ne suis jamais réellement parvenue à « faire dire » ce patient qui demeure obnubilé par son métier. Est-ce parce qu’il est architecte ? Ils sont si compliqués.
Après avoir identifié et désormais décrit le syndrome de D., une psychanalyse ne devrait-elle pas permettre au patient de vivre plus en accord avec ses désirs ? Or ici, au fil des ans, cette thérapie semble n’avoir fait que les encourager !
FIN
Ethel Hazel
Retrouvez tous les épisodes :
– Le syndrome de l’architecte D. – Fondation (1/4)
– Le syndrome de l’architecte D. – Psychose (2/4)
– Le syndrome de l’architecte D. – Chaste polygamie (3/4)
– Le syndrome de l’architecte D. – Conclusion (4/4)