Les 22 et 23 janvier 2025, la résidence de l’ambassadrice du Royaume-Uni, 39 rue du Faubourg Honoré à Paris (VIIIe), accueillait l’évènement « vitrine sur l’architecture et l’ingénierie britanniques » sobrement intitulé « Bienvenue au royaume des audacieux ».
Dans les salons du rez-de-chaussée de la résidence, plus d’une vingtaine d’agences – Zaha Hadid Architects, Foster + Partners, RHSP, Wilkinson Eyre, Grimshaw parmi les ‘usual suspects’ – étaient en effet invitées à faire montre en deux jours de leur savoir-faire auprès de 900 invités triés sur le volet. Il y avait la queue sous la pluie pour le cocktail.
Une volonté de faire savoir qui semble indiquer que le Royaume-Uni, pour se rabibocher avec l’Europe, a identifié la France comme un marché architectural prometteur. Pourquoi se priver ? De fait, je n’ai pas souvenir qu’une ambassade de France ait un jour imaginé une telle manifestation au service des agences françaises. Ici, c’était une première, les agences britanniques étaient invitées VIP et n’ont eu qu’à apporter leurs maquettes, leurs cimaises, leurs vidéos et leur bagout. La classe ! De penser qu’à la résidence de l’ambassade des États-Unis, juste à côté, au 37, l’ambassadeur devait écouter Donald Trump vanter pour son pays une architecture « traditionnelle et classique ». Et que juste à côté, au Palais de l’Élysée, le Président de la République rêvait peut-être de centrale nucléaire.
Chris Barton, commissaire au commerce avec l’Europe de Sa Majesté et organisateur de ce raout à l’initiative de l’ambassadrice, Dame Menna Rawlings, indique à Chroniques que « l’objectif est d’encourager l’export vers la France via le commerce et l’investissement ». Il n’attend certes pas que des contrats à milliards de livres sterling soient signés ce soir entre deux cocktails de gin mais il précise que ces rencontres peuvent inspirer les uns et les autres, ce d’autant plus que, selon lui, les agences d’architecture britanniques se projettent aisément à l’international, « ce qui permet de dynamiser de nouveaux secteurs et encourage les architectes à réfléchir ». Quant au dynamisme justement de ces agences britanniques, il relève « un fort esprit de compétition qui renforce les survivants (‘survivors’) et irrigue le système vital de l’innovation ». Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort dit-on. De fait, pour une population équivalente, il y a moitié moins d’agences dans ce royaume qu’en notre république mais ils font le tour du monde. Quoi, nous serions envahis de James Bond ?
L’entretien se déroule dans l’un des salons de réception privé de la résidence, à l’étage. Sur une table basse au centre de la pièce, il y a un échiquier. En noir, les pièces représentent les immeubles iconiques de Londres : Twentytwo Bishopsgate ; The Shard ; La grande roue ; Le Cheesegrater ; etc. En blanc, les pièces représentent les bâtiments iconiques de Paris : la tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, Le Sacré-Cœur, etc. Le contraste est saisissant – où sont les anciens ? où sont les modernes ? – même s’il est permis de soupçonner une perfidie d’Albion dans l’invitation faîte aux hôtes français de partager une partie.
Il y a pourtant là dans ce jeu une vérité. En effet, les agences en démonstration – une vingtaine – sont toutes de taille internationale et « rayonnent », selon le mot consacré, dans le monde entier avec leurs centaines d’employés. Même si une ambassadrice française voulait émuler Dame Menna Rawlings, elle serait bien en peine de réunir une poignée d’agences françaises de cette dimension. De fait, dans le Top 100 des agences mondiales, la France n’en compte que trois, et encore pas les mieux placées : Wilmotte & Associés Architectes, Valode&Pistre et A26. Le Royaume-Uni en compte…17 !*
Pourtant, la plupart des agences présentes ce jour-là à l’ambassade britannique ont toutes débuté il y a environ quarante ans comme un simple studio avec un ou deux associées et quelques collaborateurs, tout comme les agences françaises à la même époque. Pourquoi quatre décennies plus tard, les agences britanniques ont-elles conquis le monde et pas les nôtres ? Les raisons sont évidemment multiples et nous n’avons ici nulle prétention d’en faire le tour mais c’était là l’occasion de demander leur avis aux Britanniques justement.
Ce n’est pas une question de talent, tout le monde en convient. Puisque les agences anglaises aiment à mettre en évidence leur savoir-faire dans le domaine des infrastructures et ouvrages d’art – du Viaduc de Millau de Foster & Partners au pont de Nantes **– alors il faut considérer que l’architecte-ingénieur Marc Mimram – ils étaient rares à l’époque – ne le rend à personne. S’il a beaucoup construit à l’étranger, Marc Mimram n’a pas pour autant bâti une machine de guerre. Autre exemple, l’agence ENIA compte parmi ses trois associés deux polytechniciens, Brice Piechaczik et Mathieu Chazelle ! Ils sont parmi les meilleurs architectes sur le marché, niveau secret-défense comme on dit au MI6 ; les Anglais n’en ont pas beaucoup des comme ça ! Pour autant qui connaît ENIA à l’étranger à part quelques maîtres d’ouvrage avertis tandis que Sir Norman Foster, d’extraction modeste, a su admirablement mettre en scène sa formation de pilote d’hélicoptère dans l’armée ? Certainement qu’entre les deux pays, les stratégies de communication divergent, surtout quand elles n’existent pas comme c’est le cas le plus souvent en France, mais ce n’est pas manque de talent. Excès de pudeur peut-être ? C’est d’autant plus rageant que la France compte des acteurs mondiaux de la construction, lesquels étaient cordialement conviés à l’ambassade du Royaume-Uni.
Les maîtres d’ouvrage veulent de grands noms qui « rayonnent », donc, à l’international, c’est le cas – c’était plutôt – avec les architectes français aussi bien qu’avec les architectes anglais, de Zaha Hadid, née en 1950, à Jean Nouvel, né en 1945, pour faire simple puisque tous deux Pritzker. Or, en 2025, l’agence de Zaha Hadid, dont sa fondatrice est pourtant décédée en 2016, est encore dans le Top 30 des agences mondiales quand l’agence de Jean Nouvel n’est nulle part dans le top 100, sa taille et son influence incomparables à celle de l’architecte britannique. Et encore Jean Nouvel est sans doute l’architecte français le plus connu à l’étranger. « Les agences britanniques ont réussi à muter, sans se laisser enfermer autour du nom », relève Grégoire Martin, 38 ans, directeur associé de Buro Happold, un bureau d’études, citant l’exemple de Richard Rogers Partnership, fondé en 1977, devenu Rogers Stirk Harbour + Partners en 2007 et RSHP en 2022, après le départ à la retraite et le décès de Richard Rogers en décembre 2021. Cette anonymisation de l’agence permet selon lui « une certaine audace dans les projets ». En attendant, même après sa mort, Zaha Hadid Architects fait encore du Zaha Hadid.
L’audace et l’agilité sont des mots qui vont bien ensemble dans la bouche de nos interlocuteurs. De fait, comme en témoigne l’échiquier, à Londres la diversité de l’architecture est aux intrépides un formidable tremplin (comme le fut Paris en son temps avant d’être reconstruit à l’identique). « Les architectes britanniques testent beaucoup de concepts, d’abord au Royaume-Uni, qu’ils exportent ensuite. En France en général, à Paris en particulier, il faut faire avec le PLU qui permet de faire ceci ou cela, ou pas ; il faut garder le skyline, etc. Les architectes anglais peuvent tester une multitude de concepts qui les rendent plus agiles à l’international », poursuit Grégoire Martin de Buro Happold.
« Le travail au Royaume-Uni est basé sur la flexibilité et l’agilité, on donne aux jeunes des opportunités en les incitant à plonger là où ils n’ont pas pied », concourt Frédéric André, architecte associé chez WilkinsonEyre, devenu l’un des principaux cabinets d’architecture au monde et qui le demeure malgré la mort de Chris Wilkinson en 2021. « La philosophie de Nicholas ‘Nick’ Grimshaw était de se montrer généreux avec les idées et de s’engager dans un projet avec un esprit d’aventure, cet héritage ne disparaît pas avec son fondateur, l’architecture n’est jamais celle d’un individu », confirme Kirsten Lees, qui après des années à diriger le bureau de Londres, a réuni en 2022 une équipe d’une vingtaine de personnes dans le bureau parisien de Grimshaw, lequel travaille en lien avec les sept autres studios internationaux de l’agence.
Une forme de pragmatisme semble donc échapper aux femmes et hommes de l’art français où, culturellement, l’architecte est séparé de l’ingénieur. « En France je peux sentir la séparation formelle, il y a un grand respect réciproque mais moins d’intégration. Or choisir son équipe est vital car on s’engage sur un projet qui va durer 5 ou 10 ans. En France, le focus est sur le bâtiment, il devrait être plutôt sur l’équipe », indique Kirsten Lees. Lucien Lagrange, l’architecte français ayant construit près de vingt bâtiments à Chicago,*** aimait à déclarer qu’un « bâtiment est comme une belle femme – même si vous n’aimez pas la robe qu’elle porte, elle reste belle ». Une autre façon de dire que la forme est issue de la structure et la façade le benjamin de ses soucis. Maintenant, le risque est que l’architecture disparaisse derrière les pragmatiques solutions du bureau d’études.
Autre raison, évidente, de cette emprise culturelle : la langue et l’histoire. Singapour, Hong Kong, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et bien sûr les USA sont d’anciens comptoirs ou d’anciennes colonies. « Les Britanniques ont l’esprit des affaires (business minded) et la langue est un atout : tout le monde anglo-saxon partage les mêmes codes et travaille de la même façon », souligne Frédéric André de WilkinsonEyre. « Pour travailler en France, il faut commencer par apprendre le Code Napoléon », s’amuse-t-il. Noter à ce titre que pour ce qui concerne les décolonisations, les Anglais ont créé le Commonwealth et l’entente entre le royaume et ses anciennes colonies est désormais, même en Irlande, au moins cordiale, loin des multiples acrimonies qui persistent entre la France et ses anciennes colonies, quand les relations bilatérales ne sont pas carrément rompues.
Pour autant en France, cet avantage de la langue est moins sensible ce qui n’empêche pas, d’évidence, les agences britanniques d’être en ordre de marche pour s’installer durablement dans le paysage français, avec des équipes locales dans les starting-blocks. Et puis où peuvent-elles espérer construire un musée et toucher des indemnités quand elles sont retenues à un concours ? La République est bonne fille.
La réciproque n’est pas vraie. Le marché architectural au Royaume-Uni est fermé sinon protectionniste mais l’enseignement et le système « forment des architectes constructeurs, pas des architectes de papier », souligne, malicieux, Frédéric André qui cependant rend grâce à la formation française qui s’exporte si bien dans les agences anglaises. Toutefois, « l’ambition manque dans les écoles d’architecture française qui forment de très bons employé(e)s mais pas des chefs d’entreprise », conclut-il.
French flair ?
Christophe Leray
* Lire notre article Top 100 Mondial de l’architecture, les agences françaises hors compétition ?
** Lire notre article Sur le pont de Nantes, on y ‘dance’, on y ‘dance’
*** Lire notre article Le passé de Lucien Lagrange est l’avenir de Chicago